Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (242)
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de ce sujet, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : D'Henri Gibier, dans Les Échos (mai 2017)...
---------------
ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
"Littérature : Plus grand monde ne lit aujourd'hui Léon Daudet, qui traîne derrière lui une réputation sulfureuse, et méritée, de polémiste réactionnaire, voire d'extrême droite. Le fils d'Alphonse Daudet avait pourtant une plume déliée et un sens de la critique que ses contemporains admiraient et redoutaient à la fois. Nous en avons un excellent exemple dans cette collection de textes parus entre 1927 et 1929, republiés aujourd'hui par les éditions Séguier, jamais en reste lorsqu'il s'agit d'allier originalité et audace.
Il y a dans les auteurs choisis par Daudet des gens qui sont de nos jours de presque parfaits inconnus. Heureusement, on trouve aussi en grand nombre des noms fameux, de Shakespeare à Flaubert. Quand il restait sur les terres des lettres, ce lecteur compulsif oubliait ses préjugés idéologiques, comme le rappelle Jérôme Leroy dans sa préface, rapportant ce mot étonnant de la part de ce nationaliste forcené : « La patrie, je lui dis merde quand il s'agit de littérature. » Daudet est remarquable dans ses exercices d'admiration comme dans les descentes en flammes qu'il réserve à quelques gloires.
Palme de l'hommage le plus ému et le plus vrai : les propos sur Marcel Proust, déjà son ami de vingt ans quand celui-ci obtient le prix Goncourt pour À l'ombre des jeunes filles en fleurs. Le journaliste voit aussitôt dans À la recherche du temps perdu un chef-d'œuvre de la littérature française du xxe siècle. Il le présente avec justesse comme « une fresque composée de miniatures, si paradoxal que semble ce rapprochement de mots ». Même s'il note, avec un brin de misogynie très répandu à l'époque, que cette œuvre géniale et touffue ne conviendrait sans doute pas « aux demoiselles dont on coupe le pain en tartines ».
Parmi les gloires incontestables aux yeux du royaliste rallié à l'Action française de Maurras figure, au sommet, Cervantès, mis sur le même plan que Shakespeare. Homme de goût avant tout, Daudet doit convenir que le décadent Baudelaire est un poète incomparable, gâché par ses addictions, tandis que l'époux malheureux de la petite-fille de Victor Hugo n'arrive pas à cacher une certaine réticence face aux envolées de La Légende des siècles.
La dent du pamphlétaire
Le ton monte encore d'un cran à l'évocation de Flaubert, qu'il dépeint en romancier emprunté comme un ado : « Sa vie ne fut qu'une longue puberté, avec les tourments, les erreurs, les boutons et les rêveries décevantes de cette crise sexuelle qui perturbe la sagesse et l'originalité enfantines. » Ce n'est rien toutefois à côté des moments où le pamphlétaire aux 130 livres a la dent vraiment dure. Le traitement réservé à Zola en donne un échantillon : « Quand Hugo disait de Zola que le pot de chambre lui masquait le ciel étoilé, il avait parfaitement raison », tranche Daudet. Il lui reproche son « goût maladif du laid et du triste » attribué à sa personnalité de « sensuel déçu ». Pour finir - et l'achever ! - il conclut : « On ne peut le lire qu'à quatre pattes. »
Mais ce bouillant démolisseur d'icônes était également un découvreur : il fait connaître à ses compatriotes Robert Louis Stevenson, repère le jeune journaliste Joseph Kessel, signale avant tout le monde l'immense talent de Paul Morand. « L'esprit véritable, soudain, en fusée et en flèche, est une détente indispensable à la causerie », observe-t-il dans ses notes. De fait, Daudet a un don incomparable pour détendre et faire causer."