Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (201)
(retrouvez l'intégralité des textes et documents de ce sujet, sous sa forme de Feuilleton ou bien sous sa forme d'Album)
Aujourd'hui : Douze jours à la Santé, avec Joseph Delest...
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
De "Paris vécu", 2ème série, rive gauche, pages 71 à 74 :
"…Condamné à cinq mois de prison par la Cour d’Assises de la Seine, d’ordre de la Sûreté Générale (manœuvrant elle-même le Parquet de Paris et le Garde des Sceaux Louis Barthou), pour avoir défendu la mémoire de mon fils Philippe assassiné, j’ai été incarcéré à la Santé, à l’âge de soixante ans, dans une cellule de droit commun, avec mon ami et collaborateur Joseph Delest, le 13 juin 1927.
Nous avons appris et observé, Delest et moi, un certain nombre de choses très intéressantes pendant notre séjour en prison.
Nous y avons appris d’abord – je le répète et j’y insiste – à estimer le personnel qui remplit les rudes fonctions de surveillance.
Nous étions logés dans une partie saine et aérée de la prison, mais auprès des assassins, de ceux qu’on appelle les "mains rouges". Ces bandits-là, qui ont des yeux forcenés, dans des visages crayeux ou verts, sont sanguinaires.
Ce sont des fauves, avec l’hypocrisie et la perversité de l’homme en plus.
J’ai vu, au cours de ma vie, bien du mauvais monde, dans les hôpitaux, dans les salons, dans les journaux.
J’ai discerné des vicieux et des aspirants criminels, des voleurs et des demi-mabouls.
Cela d’ailleurs ne m’a pas rendu pessimiste, ni optimiste non plus, je dois le dire.
Je n’ai jamais vu d’aussi terribles faces qu’à la Santé.
Ceux qui ont la surveillance de ces tigres risquent leur vie, on peut le dire, chaque jour et plusieurs fois par jour et pour un maigre salaire. Quel contact ! Je les plaignais sincèrement.
Vers le soir des jours de juin, chauds et dorés, où nous étions, des voix partaient de derrière les grillages, d’une amplitude impressionnante, surabondante de force, de rage et de désir, proférant les pires obscénités. C’est là le côté grimaçant et sinistre de la vie, celui dont on se détourne avec horreur, et qui se débride en temps de révolution, rejoignant la crasse et le sang, toute la lie organique de l’être. Disons le mot : c’est le bagne….
…Le matin, nous avions, séparés de nous par deux séries de fenêtres et de grilles, dans une vison d’aquarium, les voleurs et produits des rafles…
Ils s’entretenaient de notre cas :
- Mon vieux, çui qu’est là, c’est Daudet. C’est tout de même raide qu’il soit avec nous (textuel !).
- Mais Voltaire aussi a été emprisonné, mon vieux…
- Mais on ne lui avait pas tué son gosse, comme à Daudet.
- Ca c’est vrai.
Ces gens-là ont plus d’âme que des jurés de Cour d’Assises ou que des conseillers à la Cour de Cassation.
Le lendemain de notre arrivée, il fut question de Poincaré, d’ailleurs sévèrement jugé.
Quelques jours après (cette fois-là entre deux grilles du troisième étage), de Maurras.
Enfin, notre arrivée fit évènement, et, quand nous allions nous dérouiller les jambes dans le préau, les détenus alignés face au mur, comme des timbres-postes collés à l’envers, se retournaient pour nous examiner.
Les gardiens nous avaient bien recommandé de n’adresser la parole à quiconque.
Nous n’en avions certes pas envie.
Nous nous rendions compte de ce fait important que la Révolution est l’ouverture des prisons et que l’essentiel de la Terreur consiste dans la libération des fauves, des types qui tuent "avec plaisir", comme disent les gardiens, et parce que la poisse rouge leur est une volupté.
Pour comprendre les massacres de septembre et les grandes journées chères à Michelet, cette infâme chiennerie écarlate conduite par des robins, des assommeurs et des filles publiques, il faut avoir vu la santé. Quelle odeur ! D’un fade qui correspond au grisâtre des murs, et où flottent des relents de sueur d’angoisse, d’excréments, de carie dentaire, d’oignon de mauvaise qualité et d’urine.
La chambrée de la caserne, à une heure du matin, est un "jardin de l’infante" à côté de ça.
Mon frère Lucien, qui est un grand artiste, un esprit merveilleux, une âme infiniment délicate et la fleur "aristo" de la tige des Daudet, des Raynaud et des Allard, en était positivement malade, à chacune de ses visites. Il nous avait apporté de petits pots de grès, remplis d'odeurs saines et roboratives, au-dessus de l'eau de Cologne et même de l'Houbigant, que l'on pouvait accrocher aux murs et qui désempuantissaient nos cellules…"