Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (33)
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Aujourd'hui : Vers 1895 : en Hollande (II)
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
Vers 1895 : en Hollande (II)
La Bibliothèque royale de La Haye...
De "L'entre-Deux-Guerres", pages 297 à 301 (continuation immédiate du texte précédent) :
"Mais une visite préalable à Byvanck s’impose, si l’on veut interpréter l’histoire et la vie de la Hollande à travers la peinture hollandaise.
Byvanck, mon très cher ami et un grand ami de la France, est conservateur de la Bibliothèque de la Haye, et directeur de la revue Gids.
On le trouve là, lisant et méditant dans son beau cabinet du premier étage, dont les fenêtres donnent sur la Lange Voorhout.
Il y a vingt ans, il était très brun, avec des yeux noirs et perçants d’asiatique, dans un visage à la fois débonnaire et railleur.
La voix est ferme, appuyée et par moments même martelée.
Le geste est sobre, mais d’un artiste. Il désigne, dévoile et n’insiste pas.
Byvanck est un esprit vaste, lumineux et précis. Sa critique construit, agglomère, synthétise, tout en demeurant passionnée et vivante à l’extrême. Derrière l’œuvre, il recherche l’homme tel qu’il est, non tel qu’il se montre.
Il fait preuve, dans cette poursuite originale, d’une ingéniosité sans seconde. Il est idéoplastique comme un platonicien.
Imaginez un méditerranéen repris par la Réforme, luttant contre elle et transposant ce débat intérieur dans sa vision des lettres et des arts, et vous aurez une notion approchée de ce très important cerveau.
Il connaît à fond quatre littératures, la hollandaise, la française, l’anglaise et l’allemande, sans compter la possession complète de l’antiquité romaine et grecque.
Cet appareil, ce soutènement d’érudition lui sert, mais demeure invisible.
Comme un corsaire à l’avant du bateau, il jouit du spectacle changeant du monde, en attendant que le soleil se couche. Il y a beaucoup à apprendre dans sa fréquentation.
Sa force satirique est grande. Il la refoule, parce qu’il préfère le dessin à la caricature, mais, quand il s’y laisse aller, c’est un délice.
Souvent je lui ai demandé non seulement de me montrer, mais d’interpréter pour moi, les manuscrits en miniatures, dont il est le gardien jaloux. Chaque planche devient alors un prétexte aux remarques tragiques ou plaisantes.
Il y a aussi dans Byvanck, comme dans les passionnés qui se dominent, un puissant dramaturge endormi. Il animerait la feuille morte, la pierre froide et l’imbécile content de soi.
Une de ses têtes de turc préférées était le pauvre Van Hamel, excellent homme, de belles manières, mais critique médiocre, fort répandu dans les milieux universitaires hollandais et dans les salons parisiens. Byvanck ne blaguait pas directement Van Hamel, il est trop courtois, trop subtil pour cela. Il se contentait de l’amener tout doucement à déployer, comme un gentil paon, les trésors de son innocente fatuité. Le maximum de la roue coloriée de Van Hamel était aussi l’apogée du contentement de Byvanck et la malice de son œil noir devenait infinie. Ce grand enfant gâté de Van Hamel se croyait fort supérieur à son émule, et il se plaisait à le renseigner sur des textes et des auteurs que l’autre connaissait vingt fois mieux que lui.
Au moment de la guerre des Boers, il s’improvisa le barnum à Paris du président Krüger, et il me demanda de le présenter en cette qualité aux directeurs du Journal, à MM. Letellier.
Je le présentai à mon cher Auguste Marin, qui voulut bien prendre, en cette occasion, le rôle du papa Letellier et de Nez-Henry. Ce fut une audience solennelle et joyeuse. Auguste Marin promit à Van Hamel qu’une page entière du Journal, avec photographie et biographie, lui serait consacrée.
Van Hamel invita Marin à venir le voir en Hollande. Marin remercia chaleureusement. D’ailleurs, il n’aimait que Marseille et sa Provence. Les brumes du nord le rebutaient.
Au bout de huit jours, Van Hamel ne voyant rien venir, flaira une mystification, fit son enquête et nos relations furent interrompues.
Que me pardonnent les mânes du président Krüger et de son secrétaire improvisé !
Sur la terrasse de Scheveningue, retentissante du fracas de la mer, dans les bois merveilleux de la Haye, dans les dunes sablonneuses creusées en cercle, comme les monts de la Lune, j’ai passé de belles heures en compagnie de Byvanck.
Par quelle étonnante adaptation cesse-t-il d’être un étranger, est-il des nôtres, nous a-t-il révélé sur Villon des documents ignorés, des sources fraîches, cependant qu’il apportait aux Anglais des vues nouvelles sur Shakespeare et Hamlet, aux Allemands une psychologie originale de Gœthe et de son milieu !
Sa mémoire est fidèle et prompte. Il cite un beau vers, une noble pensée, le regard perdu vers l’horizon, puis d’un ton inimitable ajoute :
"Oui, oui, cela est bon. Cela se tient. Mais votre Charles d’Orléans aussi…"
Il connaît par cœur nos poètes les plus rares, et il devine ou conjecture les circonstances morales qui leur ont donné, à tel tournant de leur vie, tels accents. Quel étonnant professeur de littérature comparée au Collège de France il ferait !
Tel est ce sage, au masque puissant et railleur, grand dans un petit peuple, spectateur attentif des mouvements de la littérature et de la pensée européennes...
C’est que Byvanck, le bon tourmenteur, derrière les textes, cherche les âmes, puis les visages et les corps, puis les groupements et leurs réactions… et c’est par là qu’il s’apparente aux maîtres peintres de son pays."