Feuilleton : "Qui n 'a pas lutté n'a pas vécu"... : Léon Daudet ! (34)
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Aujourd'hui : Vers 1895 : de la Hollande à Elseneur...
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ndlr : ce sujet a été réalisé à partir d'extraits tirés des dix livres de souvenirs suivants de Léon Daudet : Paris vécu (rive droite), Paris vécu (rive gauche), Député de Paris, Fantômes et vivants, Devant la douleur, Au temps de Judas, l'Entre-deux guerres, Salons et Journaux, La pluie de sang, Vers le Roi...
Vers 1895 : de la Hollande à Elseneur...
Le château de Kronborg, à Elseneur, ville danoise située à la pointe nord-est de l'île de Zélande, soit au nord de Copenhague. Elle fait face à la ville suédoise de Helsingborg, dont elle est séparée par le détroit de l'Oresund...
De "L'entre-Deux-Guerres", pages 301 à 304 (continuation immédiate du texte précédent) :
"C’est il y a vingt ans que Georges Hugo, mon frère Lucien et moi, enthousiasmés par l’hiver hollandais, décidâmes de pousser jusqu’à Elseneur, afin de nous rendre compte si la glace, le fantôme et la bise y étaient d’aussi excellente qualité qu’à Amsterdam et à Harlem.
Il faut vous dire que nous avions traversé le Zuyderzée en traîneau, au coucher du soleil, et que la féerie nous en avait mis hors de nous-mêmes.
On résolut, séance tenante, de compléter cette forte notion incendiaire et septentrionale.
Un télégramme à nos familles respectives nous valut cette réponse étonnante : "Impossible Elseneur. Trop froid, trop loin, trop inquiets."
Combien la désobéissance nous parut douce !
Aucun de nous n’a oublié la gare d’Osnabrück, sous son linceul blanc, à trois heures du matin, où nous attendions l’Harmonica qui devait nous conduire à Hambourg. Pourquoi ce train rapide s’appelait-il ainsi, je l’ignore.
Mais le vieil Hambourg, sous la neige, combinait à la fois les estampes de Whistler, d’Hokousaï et de Rembrandt.
J’étais seul à connaître l’allemand. Mes compagnons me turlupinaient : "Demande-lui une autre bouteille… Dis-lui de faire réchauffer les pommes de terre… qu’il monte de l’Apollinaris dans nos chambres".
Quelquefois un mot usuel me manquait et tous en chœur : "C’est malheureux, après quinze ans d’études !"
Au sortir de Hambourg, Copenhague et sa "langelinie" nous parurent plutôt fades. Le Danemark n’était qu’un tapis de neige, immense, interrompu çà et là de traces singulières, queues de renards, pattes de corbeaux, telle une image illustrant le bon La Fontaine.
Cependant le passage des Belts, sur un bateau brise-glace, et l’aspect d’Elseneur nous donnèrent exactement la sensation surintense, le frisson du sublime que nous espérions depuis Amsterdam.
Il est bien rare que l’action devienne ainsi, en dépit de Baudelaire, la sœur du rêve. C’était à la chute du jour, c’est-à-dire en ces climats, en cette saison, vers les trois heures après midi. Le château légendaire et sa terrasse émergeaient d’une brume d’argent, basse et comme vénéneuse.
Une allée d’arbres à frimas longeait l’eau solide, qui la reflétait vaguement.
Vous eussiez cherché en vain le vestige des petits pieds d’Ophélie, les appuis lourds de Polonius, ou l’empreinte du prince danois.
Mais tout était demeuré dans la position, dans la stupeur du duel fatal, où la fiole compléta l’épée, et l’on croyait entendre, dans l’air ouaté, la lointaine alarme de Fortinbras.
C’est de cette hallucination réelle que naquit le "Voyage de Shakespeare".
Là je compris aussi que Shakespeare avait sûrement vu Elseneur, avec les yeux du corps ou ceux du songe.
Quand nous arrivâmes à Körsör, la nuit venait, opaque et tragique, semblable à l’oubli, à la mort et à la désaffection."