Pologne et Commission européenne : la démocratie, cette vieillerie inutile, par Natacha Polony.
La question de la démocratie se pose, plus largement encore, quand un système représentatif ne semble plus représenter les citoyens, mais décider de faire leur bonheur malgré eux.
Hannah Assouline
Nul ici ne considérera que le pouvoir polonais représente l’idéal de la démocratie. Mais la réaction des instances européennes face à la décision du Tribunal constitutionnel polonais renvoie, de fait, les citoyens des pays européens à cette question fondamentale : l’Union européenne est-elle véritablement démocratique ?
Qu’est-ce exactement que la démocratie ? La question a depuis longtemps cessé d’être posée dans nos « vieilles démocraties », dont les institutions sont solidement ancrées. Au point que bien peu ont réussi à la poser à nouveau quand il était légitime de le faire. Ce fut le cas tout au long de la crise sanitaire, alors que se mettaient en place des dispositifs de contrôle dont certains se sont demandé, à juste raison, s’ils étaient systématiquement proportionnés aux buts poursuivis ; d’autant que ces buts n’étaient pas toujours clairement explicités.
La question se pose, plus largement encore, quand un système représentatif ne semble plus représenter les citoyens, mais décider de faire leur bonheur malgré eux. Les demandes de démocratie directe, à travers le RIC (référendum d’initiative citoyenne), ne sont rien d’autre qu’une réaction de citoyens se souvenant que la démocratie est le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, et cherchant un moyen de le réaffirmer.
Il est un domaine dans lequel la question démocratique se pose avec davantage encore d’acuité.Disons que c’est même la question majeure. À ceci près que la poser vous expose à être immédiatement classé dans le camp des partisans des « démocratures » et autres « démocraties illibérales ». Le contentieux qui oppose le Tribunal constitutionnel polonais et les instances européennes, Cour de Justice et Commission, ne se résume pas à la lutte d’un régime réactionnaire en pleine dérive contre des institutions qui entendent jouer les garde-fous. Il pose un problème on ne peut plus essentiel, et qui concerne chaque pays de l’Union.
Réaction épidermique
On peut en revenir aux détails, à la façon dont le PiS, le parti au pouvoir, veut réformer le pouvoir judiciaire pour contrer des juges qui usent des jurisprudences européennes pour s’opposer à ses décisions. Le point principal est le suivant : le Tribunal constitutionnel polonais a estimé que les décisions de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) ne s’imposaient pas au-dessus de la Constitution polonaise, loi fondamentale votée par le peuple. Nul ici ne considérera que le pouvoir polonais représente l’idéal de la démocratie. Mais la réaction des instances européennes renvoie, de fait, les citoyens des pays européens à cette question fondamentale : l’Union est-elle véritablement démocratique ?
De la présidente de la Commission aux représentants des différents partis du Parlement, cette réaction s’est faite sur le mode épidermique. Elle était résumée lundi 11 octobre sur France Inter par le commissaire européen Thierry Breton : « Nous sommes là pour protéger le peuple polonais souverain qui a choisi de rejoindre l’Europe. […] Quand un pays fait partie de l’Union européenne, il en a accepté les règles. Si on veut les changer, il faut en sortir, il suffit de faire un référendum. » On serait tenté d’interroger l’ensemble des candidats à l’élection présidentielle française, qui prétendent réformer les traités ou remettre en cause certaines jurisprudences de la CJUE interprétant le droit dans un sens qui empêche systématiquement les États de contrôler les flux d’hommes ou de capitaux.
Un peuple est souverain quand il choisit l’UE, il l’est moins quand il choisit son gouvernement. Ceux qui croyaient naïvement qu’au fondement de la démocratie se trouvait cette idée que ce que le peuple a fait, le peuple peut le défaire, en seront pour leurs frais. Ceux, également, qui pensaient avec Montesquieu qu’au fondement de l’État de droit se trouvait la Constitution votée par le peuple. Cette question-là, on le sait, n’effleure plus grand monde depuis que de grands démocrates ont hurlé au scandale quand la France et les Pays-Bas ont prétendu soumettre à référendum ce qui était présenté comme une « Constitution européenne ».
Réflexe du chantage
Ainsi, les instances de l’Union ont bien du mal à se défaire de ce réflexe qui surgit à chaque conflit :le chantage. Il faut se soumettre ou se démettre. Si la jurisprudence de la CJUE, instance non élue qui prend pourtant des décisions on ne peut plus politiques, ne vous plaît pas, sortez de l’Union. Les Polonais, grands bénéficiaires des fonds européens comme du système institutionnalisé de dumping social et fiscal, n’en ont aucune envie. Mais le message s’adresse à tous les pays (sauf l’Allemagne, dont le Tribunal constitutionnel fédéral refuse certaines dispositions du droit européen sans que cela ne défrise qui que ce soit). Et, derrière, c’est la façon dont s’est construite l’Union qui est en cause. Certes, chaque traité, chaque instance a été approuvée par les gouvernements des pays européens.
Mais les représentants des citoyens pouvaient-ils prendre de telles décisions, impliquant la hiérarchie des normes, alors qu’ils n’avaient pas mandat pour le faire ? Les juristes les moins soupçonnables d’euroscepticisme qualifient l’arrêt de la CJUE appelé « arrêt Costa contre Enel », dans lequel les juges européens décidèrent, en 1964, que le droit européen s’imposait par-dessus le droit national des pays de l’Union, de « putsch juridique ». Le putsch fut ensuite validé, mais à quel moment les citoyens européens ont-ils été informés des enjeux ? Quand ils s’aperçoivent qu’ils n’ont plus prise sur les politiques fiscales, budgétaires, industrielles, migratoires, leur colère prend des formes dangereuses. Mais sont-ils, eux, les antidémocrates ?
Source : https://www.marianne.net/