(1) : À Sisteron, en 1815, Jean-Joseph-Laurent de Gombert : l'homme qui a défié Napoléon...
Portrait de Jean-Joseph-Laurent de Gombert, arrière, arrière, arrière, arrière grand-père de Jean-Baptiste Collomb, comte de Gombert de Saint-Geniès
Source : Musée de la Citadelle de Sisteron
« Napoléon à Sisteron »
Témoignage de Jean-Joseph-Laurent de GOMBERT
(1766-1852)
Maire de Sisteron (1808-1820)
Conseiller Général des Basses-Alpes (1815-1830), sur
l’arrivée de l’Empereur, leur rencontre, échange à
Sisteron pendant les Cent Jours
(Archives familiales)
N.B : Une reproduction in extenso du dit témoignage existe dans les « Annales historiques des Basses Alpes », édition de 1843 (souligné et repris en référence par M. le Professeur Régis BERTRAND, in «De l’itinéraire de Buonaparte à la route Napoléon : Mémoire écrite et monuments commémoratifs »).
Un résumé en a été fait dans la « Revue du Lyonnais », 1844, pp. 263-268.
AVANT-PROPOS
Nous avons, François et moi, longuement évoqué le souvenir de cet ancêtre, de son épopée, de son histoire fabuleuse…Je n’ai jamais voulu vraiment la publier. Discrétion, pudeur, la peur de trahir un secret, volonté de ne pas tomber dans la vanité idiote indigne de lui mais également de la tradition de l’Ecole de pensée que nous nous efforçons de protéger, de préserver, de faire vivre. C’est aussi notre honneur de Camelot. S’il est vrai qu’un Camelot triste serait un bien triste Camelot, il est tout aussi vrai qu’un Camelot vaniteux serait un bien triste Camelot. Après de nombreuses années de discussions, de réflexions, mais également à la faveur d’une rencontre avec des Sisteronnais qui eurent la brillante idée de faire vivre l’Histoire sisteronnaise, considérant qu’elle est le trésor des habitants, par un film documentaire, des évènements grandeur nature de reconstitution, de fêtes, je me suis décidé à rendre public le témoignage de mon ancêtre. Il faut savoir qu’à l’origine, Jean-Joseph-Laurent avait rédigé ce manuscrit, ces « mémoires » des Cent Jours à Sisteron pour que les générations futures sachent vraiment ce qu’il s’était passé et déterminer quelle attitude adopter si, confrontés à une situation similaire, nous devions prendre des décisions terribles pour nous comme pour les Sisteronnais. La réponse était en fait très simple : La voix à suivre était celle du Salut National, celle de la responsabilité, du Bien Commun. De nombreuses années après les évènements de 1815, presque 30 ans plus tard, les responsables de la revue scientifique des « Annales des Basses-Alpes » demandèrent à mon ancêtre de publier son témoignage. C’est ce qu’il autorisa, en 1843. Un hommage lui est rendu, à lui pour sa remarquable conduite comme à sa décision de publier son témoignage, dans l’édition de 1918 de cette même revue des « Annales des Basses-Alpes » (cf. Annales des Basses-Alpes : Bulletin de la société scientifique et littéraire des Alpes de Haute Provence, 1er janvier 1918, pp. 303-327). Je terminerai par cette recommandation faite par le Préfet des Basses-Alpes à Sa Majesté Louis XVIII en 1816 sur l’attitude de mon ancêtre en 1815 face à Napoléon : « M. de Gombert est un des sujets les plus noblement dévoués au Roi, héritier de la probité, des vertus et de la loyauté de ses ancêtres ; pour lui, l’honneur n’est pas un vain mot. » (cf. Annales des Basses-Alpes, op. cit., p. 304, note n°2). Puisse le lecteur voyager comme l’enfant que j’étais a voyagé dans l’Histoire en lisant ce témoignage…
Jean-Baptiste Collomb Comte de Gombert de Saint-Geniès
TÉMOIGNAGE DE JEAN-JOSEPH-LAURENT de GOMBERT
Dès le plus grand matin du 4 mars 1815, je suis, par hasard, informé que toute la brigade de gendarmerie royale de cette résidence, commandée par son lieutenant, se met en marche sur le chemin de Digne, d’après un ordre arrivé la veille et que plusieurs milliers de cartouches, demandées de la même manière, viennent d’être expédiées sur la même route par le commandant de la place, sous l’escorte d’un officier en retraite, mon unique commissaire de police, qu’il avait mis pour cela en réquisition.
L’impression d’inquiétude produite sur moi par ces deux mesures militaires me fait courir chez le commandant, M. Machemin ; je la lui manifeste, il me paraît la partager et en être comme moi étonné ; je lui demande par quels ordres et pour quels motifs elles ont eu lieu ; il me répond que c’est par ordre du maréchal de camp, comte de Loverdo, commandant du département, qui lui est arrivé la veille, à dix heure du soir, mais qui lui laisse entièrement ignorer le motif.
Nous cherchons ensemble à faire des conjectures et nous nous arrêtons à l’idée que quelque mouvement d’insurrection a pu éclater dans le Var. Je lui témoigne mon mécontentement de ce qu’il s’est servi du seul agent de police attaché à la marie pour escorter cet envoi, ce qui, avec le départ de la gendarmerie, laissait l’autorité dans le dénuement le plus absolu de tous les moyens d’ordre public ; il en convint et me témoigna ses regrets.
Tourmenté du plus sinistre pressentiment, ces circonstances me paraissent de nature à pouvoir exposer ma responsabilité si je quittais un seul instant mon poste, je me déterminai à m’établir en permanence à l’hôtel de ville.
En effet, il était à peine midi, que le commandant de la place vint m’y trouver ; en m’abordant, il m’adressa avec beaucoup d’émotion et de vivacité les paroles suivantes :
• - « Monsieur le Maire, il faut que vous me fournissiez cinquante, soixante, cent
hommes, tout ce que vous trouverez de gens valides pour exécuter, sur-le-champ,
l’évacuation des munitions de la Citadelle. »
• - « Mais, qu’est-ce donc, commandant, lui répondis-je, est-ce que nous serions au point d’être envahis ? De grâce, expliquez-vous. »
• - « Ce n’est pas le moment des explications, me répliqua-t-il, le seul point est d’obéir ;veuillez commencer par me faire un reçu de l’ordre que je vous donne. »
Je lui fais à l’instant le reçu qu’il me demande et je le conjure ensuite, de calmer mes inquiétudes en me faisant part des motifs de cette nouvelle mesure.
- « Tenez, me dit-il alors en posant sur la table une lettre du général Loverdo, lisez, vous en saurez tout autant que moi ! »
Cette lettre était ainsi conçue :
Monsieur ,
« Digne, ce 4 mars 1815, à 5 heure du matin.
Vous mettrez toute l’activité possible pour évacuer sur la route de Manosque toutes les munitions de guerre qui peuvent être transportées, afin qu’elles ne puissent pas tomber entre les mains du détachement débarqué à Cannes et qui marche vers les Hautes-Alpes. L’exécution de cet ordre n’admet aucun délai et est entièrement sous votre responsabilité.
Le maréchal de camp
Signé : Comte de LOVERDO
A.M. le commandant d’armes à Sisteron »
Pendant que je me hâte de prendre copie de cette lettre, je fais venir mes deux adjoints et je leur en donne connaissance, puis, sans trop nous appesantir sur l’espèce du détachement débarqué à Cannes, nous parcourons toutes les parties de la ville et dirigeons, au nom du Roi, vers la Citadelle, toutes les personnes que nous rencontrons, capables d’y exécuter les ordres du commandant qui s’y était rendu et qui avait fait disposer et placer, en bas, plusieurs charrettes pour recevoir les munitions. Lorsque, par ces dispositions, je me fus assuré que l’évacuation ordonnée était en bonne voie d’exécution, ma sollicitude se portant toujours sur son véritable objet je proposai à mon premier adjoint, M. Laugier, d’aller nous informer de la cause de ces mouvements chez le sous-préfet, que je supposais avoir reçu quelques avis à ce sujet. Nous courons ensemble, il ne s’y trouvait pas ; nous le faisons chercher ; comme enfin il arrive, nous lui demandons s’il a reçu de Digne un renseignement sur la cause des mouvements militaires qui s’opèrent. Il nous répond affirmativement qu’une lettre de M. le Préfet lui apprend une nouvelle des plus extraordinaires, mais que nous n’avons rien à faire, qu’à rester dans le calme.
- « Mais, lui dis-je, ne pourrions-nous pas en avoir connaissance ? »
Alors il nous introduisit dans ses bureaux et nous donna à lire la lettre suivante de M. le Préfet du département :
« Digne, le 5 mars 1815, à 5 heure du matin.
M. le S. Préfet,
J’ai l’honneur de vous informer que la nouvelle du débarquement de l’Empereur Napoléon se confirme, qu’il a couché à Séranon le 2, à Barême le 3, et qu’il arrive aujourd’hui au milieu du jour à Digne, se faisant précéder d’un ordre de cinq mille rations de vivres. Comme nous n’avons aucun moyen de résistance, il suffira de mettre les caisses publiques en sûreté. Nous verrons le parti ultérieur que nous aurons à prendre.
J’ai l’honneur de vous saluer.
Signé : DUVAL »
• - « COMMENT ! Monsieur, lui dis-je, point de moyen de résistance avec tous les
obstacles que présente partout la route ! Eh bien ! Nous en trouverons ici, des moyens de résistance, bien qu’il soit évident qu’on veut vous les enlever ; il en surgira dessous terre, Monsieur le Sous-Préfet ! »
• - « Je le désire, me répondit celui-ci, faites, faites Monsieur le Maire, je me réunirai toujours à vous. »
Il était alors près de trois heure ; nous le quittons M. Laugier et moi, pour nous rendre sur le point où l’on chargeait les munitions sur les voitures. Là, j’aborde le commandant de la place et je lui dis avec beaucoup de véhémence, en présence d’une multitude de citoyens :
- « Commandant, tout est enfin découvert : C’est BONAPARTE qui vient désoler la France, remettre en feu l’Europe, et c’est pour donner à sa marche plus de sécurité, pour nous enlever tout moyen de nous opposer à son passage, que s’opère l’évacuation des munitions ; eh bien ! Nous allons organiser les moyens de nous en servir pour y mettre obstacle ; et certes, si nous y parvenons, elles ne partiront pas. »
Alors le commandant dont je connaissais le dévouement au Roi et qui donna par la suite, des preuves non équivoques, me répondit :
- « Sachez, Monsieur le Maire, que partout où l’ennemi n’est qu’à trois marches d’une ville de guerre, il n’y a plus de maire, plus d’autorité civile, que l’autorité, en ce cas, est entièrement confiée au commandant militaire et que si j’avais en ce moment une force armée à ma disposition, je serais en droit de vous faire mettre en arrestation pour le langage que vous venez de tenir. Le maréchal de camp, comte de Loverdo, est le seul représentant du Roi dans le département, il a ordonné l’évacuation de ces munitions, il faut absolument que cet ordre s’exécute. »
Atterré par ces paroles, mais non découragé, je me rendis avec M. Laugier à l’hôtel de ville.
Nous convoquons à la hâte le conseil municipal, des émissaires qui sont envoyés à tous ceux de ses membres qui se trouvaient à la campagne ; une lettre également pressante est écrite au commandant de la garde nationale. Enfin, pendant que nous nous occupions tous de la réunion des membres du conseil municipal et des principaux citoyens, le hasard me fit rencontrer le capitaine du génie de la place, M. Lavocat. Je l’aborde affectueusement et lui dis en le tenant par le parement de son habit :
- « Que je suis heureux, Monsieur le Capitaine, de vous voir en ce moment où je me disposais à vous écrire pour vous prier de vous rendre à la mairie. Vous seul pouvez nous guider, nous inspirer les moyens propres à nous opposer au passage de Bonaparte qui revient bouleverser la France et embraser l’Europe. »
Mais, à ces paroles, cet ingénieur, se débarrassant brusquement de moi, me répondit :
- « Monsieur le Maire, laissez moi tranquille ; je ne me mêle pas de cette affaire, ne comptez pas sur moi. »
L’impression fâcheuse que me fit éprouver l’insuccès de ma tentative auprès de ce militaire, qui me quitta pour aller se disposer à suivre Bonaparte, m’en inspira une plus heureuse.
Nous possédions en ce moment, un officier supérieur en congé, notre concitoyen, d’une bravoure éprouvée et couvert de blessures, le commandant et depuis colonel de Laidet, alors aide de camp du général Dubreton et fils d’un chevalier de Saint-Louis.
Je me rends chez lui ; il faisait des dispositions de départ. Je lui annonce la fatale nouvelle et, en même temps, toute la confiance que, seul, il m’inspire dans cette conjoncture difficile ; je lui dis que dirigés par lui, nos concitoyens seraient, à coup sûr, disposés à tout entreprendre pour le Salut du trône légitime, comme je l’étais moi-même, à mourir à ses côtés, fidèle à mon serment au Roi.
Ce brave accueille avec empressement ma proposition et me suit à l’hôtel de ville ; il était cinq heure, tous les membres du conseil municipal s’y trouvaient réunis. Barricader le pont de la Durance, le faire sauter, résister, furent les premier cris de tous. La plupart, ajoutant peu de foi à la nouvelle, veulent prendre connaissance des pièces officielles qui causent l’alarme ; je fais réclamer du sous-préfet la lettre qu’il a reçue du préfet ; la communication de cette lettre jointe à celle du comte de Loverdo, jette le découragement dans le conseil. Le commandant de Laidet avait dit :
- « Si vous me donnez seulement cent hommes bien déterminés à se mesurer avec les plus intrépides soldats qui existent, je me charge d’arrêter, ou tout au moins de faire dévier le torrent. »
Mais que faire, dans une pareille circonstance, et avec aussi peu de temps devant elle ; on se représente la population d’une petite ville absolument abandonnée à elle-même, à qui la principale autorité civile commande l’inaction ; à qui l’autorité militaire, en taisant soigneusement le danger, paraît vouloir enlever tous les moyens de défense et l’on se convaincra qu’une stupeur profonde et générale dut s’emparer des esprits les mieux disposés et paralyser tout autre sentiment.
La ville ne possédait d’autre garde nationale organisée qu’une compagnie de cent hommes, presque tous pères de famille, dont le contrôle était à peine dressé et qui ne s’était encore réuni que pour reconnaître son chef, M. Edouard de Laplane.
Il s’en fallait que cette compagnie entièrement dénuée d’armes, nullement exercée et n’existant que sur le papier, pût présenter à M. de Laidet les moyens de résistance qu’il réclamait. M. de Laplane qui s’était rendu à mon appel, en reconnut, avec autant de regret que lui, l’insuffisance, qui fut bientôt constatée par les difficultés presque insurmontables que nous eûmes à trouver quelques hommes de bonne volonté pour servir de pacifique escorte à l’évacuation des munitions. On peut juger par là quel fut l’abattement du conseil et du petit nombre de personnes qui s’y trouvaient réunies. Il ne nous reste à tous que de faibles espérances sur le maréchal de camp, comte de Loverdo qui, convenablement fourni de munitions, à la tête d’un bataillon de 87ème et de plusieurs brigades de gendarmerie, pouvait tout au moins tenir en échec l’ennemi, retarder sa marche et nous donner le temps de recevoir quelques recours étrangers.
Dans cette attente qui n’était pas tout à fait dénuée de fondements, il fut résolu d’obéir à l’ordre d’évacuation des munitions, en prescrivant toutefois aux conducteurs de faire passer la nuit dans une métairie, à une demi-lieue de la ville, pour qu’elles pussent, le lendemain être encore à notre disposition dans le cas d’un secours étranger.
Cependant, la nuit approchait : Désolé du mauvais succès de mes démarches, je crus devoir faire la proclamation suivante :
« Citoyens !
Celui qui, naguère, mit la France à deux doigts de sa perte, arrive, nous annonce-t-on, à grandes journées, passant par cette ville. Il vient, sans nul doute, désoler notre belle patrie, parce qu’il amène avec lui la guerre et avec elle tous ses fléaux. Que tous les citoyens fidèles au trône légitime se lèvent, se procurent des armes ; que les plus empressés se hâtent de venir auprès de leurs magistrats, se concerter avec eux et y retremper leur dévouement au Roi.
Quoique nous semblions abandonnés à nous-mêmes dans cette circonstance difficile, ne nous laissons point abattre ; il peut encore nous arriver quelque chance heureuse ; ce ne peut être sans but que le maréchal de camp, commandant pour le Roi notre département, a appelé à lui, la nuit dernière, notre brave brigade de gendarmerie ainsi qu’un fort approvisionnement du 87ème régiment de ligne, plusieurs brigades de gendarmerie et la garde nationale du chef- lieu.
Livrons-nous à l’espoir qu’avec de tels moyens il réussira, tout au moins, à ralentir la marche de l’usurpateur et que des secours étrangers pourront arriver à temps pour payer, nous aussi, notre écot de dévouement à la Patrie et au Roi.
Citoyens, c’est dans ce cas qu’il nous faudra tous être prêts à les seconder de tous nos efforts.
C’est alors que, par les soins de vos magistrats, à la première alerte, la générale sera battue.
Celui qui prend ainsi l’engagement de vous donner le signal, compte sur vous.
Vive le Roi !
Le Maire de la Ville de Gombert »
Cette proclamation faite à six heure du soir, à son de trompe, fut entendue de la population entière ; mais la consternation était telle qu’elle resta dans la plus complète inaction et que pas un seul individu ne se rendit à mon invitation, à l’exception du commandant de Laidet et du commandant de place. Ce dernier me fit appeler dans l’antichambre du conseil, pour me témoigner combien il était désolé de ne pouvoir agir dans mon sens pendant qu’il partageait si bien ma solitude ; et pour me dire que si je parvenais à organiser un moyen de défense, il me fournirait des armes et suffisamment de cartouches qu’il avait mises pour cela en réserve.
Cet avis, dont je fis part au conseil, ranima un peu notre espoir comme celui du commandant de Laidet, qui se flatta aussi d’être encore à temps d’agir le lendemain s’il arrivait à quelque renfort étranger. Il fut seulement arrêté, d’établir pendant cette nuit un poste de quelques hommes au-delà de la Durance, sur le chemin de Digne, avec la seule consigne de venir m’informer de tout ce qui pourrait s’introduire dans la ville par cette route. Il est à remarquer que ces hommes ne consentirent à se rendre à ce poste, qu’avec l’autorisation de s’y rendre sans armes.
Il était plus de dix heures ; exténué de fatigue, sur les instances de mes adjoints et de quelques membres du conseil, qui s’engagèrent à passer la nuit à l’hôtel de ville, je rentrai chez moi pour prendre quelque repos. Minuit venait à peine de sonner, qu’un grand bruit de piétinement de chevaux et de violents coups de marteaux à ma porte se font entendre. Comme j’ordonne de faire parler et qu’une forte voix répond :
- « L’avant-garde de Sa Majesté l’Empereur. »
Je demeure un instant anéanti et dans l’hésitation. Mais réfléchissant en même temps que, si ma conduite de la veille a pu compromettre ma personne, elle n’a pas moins été ce qu’elle doit continuer d’être dans la plus exacte ligne de l’honneur et du devoir ; que, d’ailleurs, un magistrat se doit toujours sans réserves à ses concitoyens, j’ordonne qu’on ouvre ma porte. A l’instant, ma maison comme si elle eût été prise d’assaut, fut remplie de plus de soixante hommes de l’ancienne Garde, ayant à leur tête le général Cambronne. Celui-ci introduit dans mon appartement avec un peloton de grenadiers, me somme de lui remettre sur-le-champ des ordres pour son logement, celui de cent hommes de l’avant-garde qu’il commande et, en deuxième lieu, pour le logement de Sa Majesté l’Empereur et pour les vivres et le logement de trois mille hommes à sa suite.
- « Mais, Général, lui dis-je, vous n’ignorez pas que depuis son abdication les Français ne reconnaissent plus l’Empereur. »
- « Ils le reconnaîtront bientôt de nouveau, Monsieur le Maire, n’en soyez pas en peine. En attendant, ayez la bonté de pourvoir de suite à ce que j’ai eu l’honneur de vous demander. »
Et, s’adressant à ma domestique :
- « Mademoiselle, une plume, un écritoire, du papier à M. le Maire ! »
- « Mais vous savez Général, lui dis-je, que ces sortes d’affaires ne se traitent qu’à la maison communale. »
Il insiste pour que je lui donne ces ordres sur-le-champ mais, sur mon nouveau refus et l’assurance que j’allais le suivre à l’Hôtel de Ville, où, d’ailleurs, il trouverait du monde, il finit par me dire :
- « Eh bien à la bonne heure, je vais vous y attendre. »
En sortant de chez moi, Cambronne fit rétrograder un de ses cavaliers jusqu’à Malijai pour annoncer à Napoléon qu’il était maître de Sisteron ; et c’était la plus exacte vérité.
Je ne tardai pas à me rendre à la maison commune où Cambronne et son avant-garde avaient réellement trouvé mes adjoints et plusieurs membres du conseil municipal. Il est très évident que n’ayant pu présenter à cette troupe la moindre opposition, il nous fallut, dès ce moment, subir sa loi. Le reste de la nuit et la matinée se passèrent, sur la demande de ses chefs, à fournir à ses besoins suivant la mode et les moyens établis par les troupes de passage. Ces fournitures furent d’ailleurs, par ceux-ci, payées aux étapiers.
Vers les onze heure du matin, deux officiers supérieurs de Napoléon se présentent dans la salle du Conseil. L’un deux, s’adressant au Maire lui dit qu’ils désireraient lui parler en particulier.
Je leur réponds que je n’ai rien de caché pour les membres du Conseil municipal et qu’ils pouvaient parler librement.
- « Eh bien, Monsieur le Maire, dit alors celui-ci, nous venons vous donner le conseil le plus salutaire que vous puissiez recevoir dans l’intérêt de vos habitants ; celui d’aller au-devant de Sa Majesté qui est sur le point d’arriver. »
- « C’est, messieurs, leur répondis-je, une démarche qui a besoin d’être mûrement réfléchie. »
- « En ce cas, Messieurs, hâtez-vous, le temps presse. »
Il répugnait autant aux conseillers qu’à moi d’obtempérer à cette demande que tous considéraient comme un ordre. Nous étions dans cet état de pénible anxiété, quand deux membres du Conseil Municipal distingués par leurs lumières et leur attachement au Roi, MM. Latil et de Burle, tous les deux ex-constituants, arrivent au sein du Conseil et se réunissent à leurs collègues pour assurer au Maire qu’il ne peut se dispenser de cette corvée ; que c’est là un cas de force majeure, auquel il ne convient nullement de résister ; enfin que c’est un sacrifice dont ses concitoyens ne peuvent manquer de tenir compte.
Ce ne fut donc que d’après l’avis unanime du Conseil Municipal, composé de personnages les plus éclairés et les plus dévoués à la cause du Roi, que le maire se mit en marche, sans costume; il rencontra en route le sous-préfet, qui s’y rendait comme lui.
Pendant le trajet, et à trois reprises différentes, le maire voyant venir à lui des citoyens honnêtes, attirés par la curiosité et disposés à les suivre, parvint à les faire se retirer en leur disant à très haute voix :
- « N’y a-t-il pas assez de nous qui y sommes forcés ? De grâce, Messieurs, ne donnez pas un air de fête à cette pénible corvée. »
Nous arrivâmes donc, seuls, à une petite distance hors de la porte de la ville. Nous nous trouvions au pied des glacis, très abrupts en cet endroit de la Citadelle, à l’embranchement du chemin qui conduit au pont de la Durance ; quand Napoléon, en capote grise, nous apparut à cheval au milieu d’une centaine de cavaliers.
Alors, un de ses officiers nous ayant signalés à lui, Napoléon dit au sous-préfet :
- « Y-a-t-il longtemps que vous êtes sous-préfet à Sisteron ? »
- « Sire, depuis votre avènement, lui répondit celui-ci. »
- « Et vous, Monsieur le Maire ? »
- « Sire, lui répondis-je, depuis huit ans. »
- « Eh bien Messieurs, répliqua Bonaparte, j’ai grand plaisir à vous voir. »
Et, en même temps, il tourna bride, poussa son cheval et continua sa route vers la ville.
Quoique ce fût un dimanche, il ne se trouvait là qu’un petit nombre d’enfants du peuple, dont quelques uns, excités par l’exemple des gens de sa suite laissèrent échapper le cri de : « Vive l’Empereur ! ».
Napoléon mit pied à terre à l’hôtel du Bras d’Or, au centre de la ville ; la chambre dans laquelle il s’est reposé et où il a donné des audiences, porte le numéro 4. Elle est située au premier étage sur le derrière et elle est assez spacieuse. Il ne fut accueilli dans le trajet qu’il parcourut pour s’y rendre que par un morne silence qui décelait la plus profonde consternation.
Le sous-préfet et le maire, qui avaient lentement suivi le cortège, en étaient encore loin quand un officier vint leurs dire que Sa Majesté désirait avoir un entretien avec eux. L’un et l’autre se rendent à l’hôtel du Bras d’Or ; le sous-préfet est introduit ensuite. Napoléon lui dit :
- « Vous êtes bien étonné, n’est-ce pas Monsieur le Maire, de me voir ici ? » - « Mais, Sire, on le serait à moins. »
- « Pourquoi cela Monsieur le Maire, pourquoi cela ? Vous le voyez, j’arrive avec confiance, je n’ai pas beaucoup de monde. »
- « Il est fâcheux que Votre Majesté ne comptant pas abandonner la partie ne l’ait pas continuée l’année dernière. A cette époque, Sire, sur le simple appel que fit aux Français Marie-Louise, pour la remontée de la Cavalerie, je fis personnellement l’offrande d’un cheval au prochain succès de vos armes ; j’étais donc alors, bien évidemment tout à vous, comme nous l’étions tous, Sire ; mais aujourd’hui, Sa Majesté le sait, son abdication a dû nous faire contracter de nouveaux engagements et personne n’est mieux qu’à elle-même d’apprécier les sujets fidèles.»
- « Sans doute Monsieur le Maire, mais vous parlez de mon abdication, je ne l’ai faite que dans les vrais intérêts des Français ; il fallait, l’année dernière, faire cesser l’effusion du sang.
Aujourd’hui, le trône des Bourbon est entouré de la féodalité ; il laisse dans des transes éternelles les acquéreurs des biens nationaux, il faut que je profite de ces avantages. »
- « Mais Sire, lui répondis-je, votre abdication n’en est pas moins pour nous un fait accompli ; et puis, dite vous, il fallait faire cesser l’effusion du sang ; Votre Majesté ne craint-elle pas de la faire verser plus abondamment cette année ? »
- « Pas du tout Monsieur le Maire, soyez tranquille, il n’en sera pas versé une seule goutte, ni brûlé une seule amorce. Deux régiments m’attendent à Gap, tout autant à Grenoble et j’ai de bonnes nouvelles fraîches de Paris. Enfin, si l’armée est à moi, comme je m’en flatte, j’ai la certitude de remonter sur mon trône ; je n’ai pas passé par Marseille parce que les Marseillais ne sont pas mes amis. »
Puis il ajouta :
- « Et vous, Monsieur le Maire, qu’étiez-vous avant la Révolution ? »
- « Sire, je suis né d’une famille noble. »
- « Aviez-vous des terres nobles ? »
- « Non Sire, mais après avoir été sincèrement affligé de vos revers, j’ai dû, sans peine, voir succéder un état de choses qui seul, dans ma conviction, promettait la paix au monde. Je préfère que vous le sachiez de ma bouche plutôt que d’une autre ; il n’a pas dépendu de moi que votre passage à Sisteron n’ait éprouvé des obstacles, car j’ai fait hier une déclaration qui n’était pas pour vous. »
- « Bah ! Ce n’est rien, je sais que les Français sont des écrivassiers. »
- « Sire, outre qu’elle a été la conséquence de mon nouveau serment, j’avais de plus fait partie d’une députation pour aller présenter à Louis XVIII l’hommage des félicitations des habitants de ce département, et particulièrement celui de mes concitoyens. »
- « Mais ces sortes de députation sont gratuites ; vous êtes donc fort riche Monsieur le Maire ? »
- « Il s’en faut de beaucoup Sire, mais outre que je ne pouvais reculer devant un tel honneur, j’étais déterminé aux plus grands sacrifices pour l’éducation de mes enfants pour les conduire moi-même à Paris. »
Après ce colloque, Napoléon continuait à me questionner sur le nombre des officiers en demi-solde et des émigrés de Sisteron lorsque la porte de l’appartement s’ouvrit. C’était le général Bertrand qui, la refermant brusquement jeta sur moi un regard foudroyant qu’il porta successivement sur Napoléon et sur moi, comme pour lui dire qu’il restait bien longtemps avec un de ses pires ennemis.
Bonaparte comprit ce langage muet et me congédia par ces mots :
« Allez Monsieur le Maire, maintenez toujours le bon ordre dans votre commune. »
Je lui fis une profonde révérence et luis dis en le quittant :
- « Sire, quelle que soit l’issue des évènements qui se préparent et tout ce qu’a eu de pénible pour moi l’aveu de ma conduite, je n’en conserverai pas moins le plus mémorable souvenir de l’honneur que Votre Majesté a bien voulu me faire en m’écoutant avec bonté. »
Je ne fus pas plutôt de retour à la mairie que mes adjoints MM. Laugier et le docteur Eyraud, furent à leur tour mandés par Napoléon ; ils s’y rendirent ; chacun d’eux eut un entretien dont je n’ai recueilli qu’un trait assez remarquable, qui caractérise l’esprit et le sang froid de Napoléon.
Après s’être arrêté sur le nom du premier, M. Laugier :
- « Vous portez Monsieur, lui dit-il, le nom de l’auteur d’une ‘Histoire de Venise’ fort estimée.»
- « Sire, lui répondit M. Laugier, c’est mon oncle. »
Les militaires officiers et sous-officiers en retraite ou à la demi-solde, invités à son de trompe à se rendre auprès de lui vinrent, pour la plupart, non sans quelque hésitation, saluer celui qu’ils avaient jadis regardé comme leur divinité ; mais tous résistèrent aux instances qu’il leur fit de marcher sous sa bannière.
Quelques instants avant l’heure où Napoléon quitta Sisteron, une vingtaine de cavalier formant son escorte vint se ranger en bataille devant l’hôtel du Bras d’Or en lui faisant face. Parmi ces cavaliers, il en était un qui fixait plus particulièrement l’attention. C’était un homme encore jeune encore, au teint basané, à la moustache longue et tombante. Il était coiffé d’un turban écarlate de forme haute et qu’on pourrait comparer à un schako sans visière. Il avait une veste et une culotte turque de couleur rouge, ses jambes étaient enfoncées dans de longues bottes à l’écuyère. Il portait à la ceinture, du côté droit deux pistolets et du côté gauche un long poignard; un sabre bancal pendait du même côté. Enfin, il avait mis en bandoulière une carabine tromblon dont la gueule évasée s’apercevait au-dessus de son épaule gauche. Ce singulier cavalier avait ses bras croisés sur le pommeau de la selle et paraissait très fatigué.
Tout à coup une sonnerie de trompette se fait entendre sous le vestibule de l’hôtel. Il se redresse aussitôt et vient se placer derrière son maître qui apparaît au même instant dans la rue, portant l’habit vert à passepoils rouges des chasseurs de sa garde. Quelques cris se font entendre, poussés par le petit nombre de curieux rassemblés devant l’hôtel. Napoléon remercie en soulevant légèrement son chapeau et il continue sa route en dirigeant son cheval vers la porte de la ville par laquelle il était entré quelques heures auparavant.
Il était alors une heure de l’après-midi. Il est à remarquer que Napoléon n’entraîna avec lui d’autres Sisteronnais qu’un ancien tambour qui, en rentrant dans ses foyers n’avait trouvé ni parents, ni le moindre moyen d’existence et n’avait pu se refaire aux habitudes du travail. Le capitaine de génie de la place, M. Lavocat, son fils et un sieur Avisse, ancien militaire retraité, titulaire de l’entrepôt des tabacs, qui le suivirent étaient étrangers au pays.
Donc, Napoléon en sortant de Sisteron par la même voie qu’il avait parcouru en y entrant n’y fut de nouveau salué que par le plus morne silence, symbole de la consternation où la ville resta plongée. Cependant, une des deux ouvrières à qui les officiers du bataillon de l’Île d’Elbe avaient fait confectionner un drapeau tricolore. S’étant rapprochée au moment où montait à cheval en lui souhaitant une heureuse entrée à Paris, fut embrassée par Napoléon qu’elle suivit jusqu’au pont la main appuyé sur l’un des genoux de l’Empereur.
Le lendemain, 6 mars, pendant que M. le commandant de Laidet partait pour Paris, d’où il suivit le Roi à Gand, me parvint dans la soirée deux grands paquets des proclamations de Bonaparte sortant à peine des presses de Gap : L’un à l’adresse du Maire de Sisteron, l’autre à celle du préfet des Basses-Alpes.
Le Conseil Municipal que je préside est à l’instant réuni pour déterminer l’usage qu’il faut en faire et il est résolu, d’une voix unanime, de le livrer aux flammes ; ce qui fut exécuté sur-le-champ, sur celui qui avait Sisteron pour destination.
Quant à celui à l’adresse du Préfet, il allait subir le même sort, mais je préférai me borner à l’intercepter.
Il est resté et demeure intact en ma possession.
Jean-Joseph-Laurent de Gombert
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