Faut-il unifier la fiscalité des entreprises ? par François Schwerer.
Cette question qui vient d’être remis sous les feux de l’actualité par le président américain Joe Biden, avait déjà fait l’objet de nombreuses discussions et de divers projets au sein de l’Union européenne. Il ne semble pas, cependant, que ce soit uniquement pour les mêmes motifs et il n’est pas sûr que tous ceux qui défendent le projet soient également gagnants.
Le président américain Joe Biden a laissé à sa secrétaire d’État au Trésor, Janet Yellen, le soin de monter en première ligne sur ce sujet, le 6 avril 2021. Elle a alors particulièrement mis l’accent sur la nécessité « d’empêcher les entreprises de transférer leurs bénéfices pour échapper à l’impôt ». Il y a en fait plusieurs objectifs, moins avouables derrière cette annonce dont l’objet peut facilement être accepté par l’opinion publique. La première est de « réduire les inégalités sociales », ce qui est louable, en taxant les entreprises, ce qui est plus difficile à faire admettre par les médias. La seconde est de lutter contre la concurrence des entreprises chinoises, notamment celles qui peuvent faire de l’ombre à la puissance américaine, ce qui, cette fois, est plus difficile à faire accepter sur la scène internationale. Du fait de ces autres objectifs, il ne faut pas simplement unifier le taux d’imposition, mais aussi prendre en considération pour le paiement de l’impôt non le lieu où les bénéfices sont constatés mais celui où les transactions sont effectuées ; ce qui pose un très gros problème de localisation lorsque les transactions sont purement immatérielles et effectuées entre un fournisseur installé dans un pays, un acquéreur enraciné dans un deuxième et un intermédiaire technique implanté dans un troisième. Pour l’administration américaine, une autre question s’est retrouvée au centre des discussions : à quel taux faut-il fixer cet impôt sur les sociétés, compte tenu que certains Etats américains (Delaware) font partie des paradis fiscaux ?
Pour l’Union européenne, l’objectif avoué est le même : il faut lutter contre les pratiques d’optimisation fiscale dans lesquelles les entreprises multinationales sont devenues les maîtresses absolues, sans pour autant risquer de trop pénaliser l’Irlande et le Luxembourg qui ont su attirer de nombreux sièges sociaux ou administratifs, lucratifs. Mais, il y a aussi un objectif caché : confisquer au profit de la Commission européenne un nouveau pan de la souveraineté des États membres, sans porter atteinte au dogme de la libre concurrence ni à celui de la libre circulation des capitaux – ce qui interdit de jouer sur les droits de douane. Au début, la Commission européenne avait pensé agir en faveur d’une assiette commune mais cette méthode s’est avérée longue et difficile à mettre en œuvre car elle supposait de commencer par imposer des règles comptables communes à tous. De plus, elle obligeait à mettre en place un corps de contrôle que les pays n’étaient pas encore prêts à admettre. Unifier le taux d’imposition, même s’il ne s’applique pas exactement sur la même assiette dans tous les pays, a le mérite de permettre d’afficher un résultat rapide et de faire un pas dans la direction souhaitée par les fonctionnaires européens.
La recherche d’une adhésion populaire
Deux catégories d’agents économiques risquaient cependant de ne pas suivre cette démarche : les pays qui bénéficient de cette distorsion dans les régimes fiscaux et les entreprises multinationales qui jonglent avec les règles pour « optimiser » la fiscalité qui leur est applicable. Il était donc indispensable de commencer par faire basculer l’opinion publique dans le camp de ceux qui prônent l’unification. En la matière, l’imagination est au pouvoir et les grandes manœuvres ont déjà commencé. On fait feu de tout bois. Dans un premier temps, on a vu se développer une propagande virulente en faveur des « relocalisations » qui tranche avec les raisonnements tenus jusqu’alors. L’épidémie de COVID-19 a été le « révélateur » du fait que les délocalisations pratiquées à grande échelle par les entreprises, et considérées jusque-là comme le nec plus ultra des règles de bonne gestion, avaient l’effet pervers de priver les États européens notamment, de produits et services pourtant essentiels, indispensables au bon fonctionnement de la société. Un consensus de circonstance, savamment entretenu, s’est donc fait jour autour de la nécessité de « relocaliser ». Pour que les multinationales acceptent de relocaliser, il faut donc que leur intérêt à installer leur siège dans des « paradis fiscaux » soit moindre. On agit ainsi dans deux directions : vers les électeurs-consommateurs pour les inciter à accepter les contraintes d’un tel changement de paradigme ; vers les entreprises en rendant moins rentable les délocalisations.
Mais comme cela ne suffisait pas pour faire adhérer l’opinion publique et pour transformer les électeurs-consommateurs en agent de propagande, on a joué aussi sur la fibre sentimentale, morale, irrationnelle et immesurable : il faut lutter contre le dumping fiscal car le dumping fiscal entraîne un accroissement invraisemblable du taux de chômage dans « nos » pays ; il faut imposer les GAFAM (sous-entendu, qui ne payent pas les impôts qu’ils devraient supporter s’ils étaient assujettis au droit commun) car s’ils payaient les impôts dans les mêmes proportions que les autres, les Etats ne seraient pas obligés d’augmenter les prélèvements fiscaux sur les personnes physiques, on pourrait lutter victorieusement contre la faim dans le monde et on pourrait vacciner toute la population mondiale contre la COVID-19. Comment résister à une telle argumentation qui, au demeurant, relève du chantage ?
Le seul argument opposé à cette méthode par les partisans d’une Europe unie relève encore de la politique de la concurrence, montrant ainsi, si cela était encore nécessaire, qu’il n’y a que cela qui compte. « La concurrence, écrivait Jean-Philippe Delsol dans Les Échos le 26 décembre 2016, force les États à rester raisonnables ; mais s’ils s’assemblaient en cartel pour décider des taux d’impôts, ils ne seraient plus freinés dans leur rage taxatrice par le risque de voir les entreprises fuir leur territoire pour aller chez le voisin ». On ne saurait mieux dire que, désormais, les organes dirigeants des États ne se préoccupent plus en premier lieu du bien commun des populations dont ils ont la charge. Leur objectif n’apparaît même plus comme d’ordre économique mais exclusivement comme d’ordre financier.
Les conséquences pour les citoyens
Cette révolution fiscale suppose d’abord que le lieu d’imposition ne soit plus le lieu où l’on constate les bénéfices (siège social de l’entreprise) mais celui où se dénoue la transaction à l’origine du bénéfice. La question de ce lieu de réalisation devient donc une donnée primordiale dans le système. Or, si, pour une prestation matérielle, ce lieu est facile à déterminer dans la mesure où il est défini comme celui où physiquement le prestataire exécute le travail acheté par le client, il n’en est pas de même des prestations immatérielles où interviennent un client final, un prestataire principal et aussi un « fournisseur d’accès » au service. La question est d’autant plus complexe que l’acquéreur peut, sans autre complication, incorporer la prestation obtenue dans une opération plus vaste vendue plus largement dans d’autres pays encore. On peut cependant imaginer que la question n’est pas insurmontable car elle est d’ordre purement technique.
Là où cela devient plus compliqué, c’est lorsqu’on appréhende les divers systèmes fiscaux en vigueur dans le monde et surtout à quelles dépenses ils permettent de faire face. Un pays comme la France, qui pratique le taux d’imposition des entreprises parmi les plus élevés, risque de se retrouver face à une diminution de ce type de ressources. Que devra-t-elle faire alors ? Elle aura le choix entre augmenter le taux des impôts pesant directement sur les personnes physiques dont l’expérience montre qu’elles sont moins « mobiles » que les personnes morales (c’est-à-dire la TVA et les autres impôts sur la consommation) et accroître les prélèvements sur les biens immeubles qui, eux, ne sont pas délocalisables (taxes foncières, impôt sur la fortune immobilière, droits de mutation…), ou une diminution drastique des allocations, subventions et autres prestations sociales. Dans tous les cas, ce sont les ménages qui, in fine, supporteront la charge de cette « unification » qui ne pourra être réalisée à l’échelon international qu’au prix d’un alignement vers le bas !
Reste une question essentielle : cette réforme sera-t-elle utile ? Atteindra-t-elle l’objet officiel de sa mise en œuvre ? Rien n’est moins sûr. Car, comme l’expliquait en son temps Michel Rocard, à côté des paradis (et des enfers) fiscaux, il existe des paradis (et des enfers) réglementaires. Il faudrait donc que cette unification de la fiscalité des entreprises aille de pair avec celle des normes techniques, sociales et administratives applicables à toutes les entreprises. Hélas, ce n’est pas à l’ordre du jour ; on le découvrira plus tard quand on aura un peu plus avancé sur la voie de la mondialisation babélienne. En attendant, il y a fort à parier que des États comme le Delaware, les îles anglo-normandes ou Gibraltar aient plus à y gagner que la République d’Irlande tant que l’Union européenne continuera sur la voie de l’artificielle unification de pays aux traditions différentes et de la massification des peuples.
Illustration : La secrétaire d’Etat au Trésor, Janet Yellen. © SIPA.
Source : https://www.politiquemagazine.fr/