Journalisme orwellien, par Michel Onfray.
Lundi 19 avril, je reçois ce message d’un numéro inconnu. «Bonjour, Journaliste à Libé, je prépare le portrait de Sonia Mabrouk. C’est Johanna Luyssen qui m’a donné votre numéro. J’aurais aimé revenir quelques minutes avec vous sur vos interactions en plateau avec elle, et plus généralement vous donner l’occasion de lui répondre vu qu’elle vous cible ouvertement dans son dernier livre. Bien à vous, Guillaume Gendron.»
Je ne connais ni d’Ève ni d’Adam cette Johanna Luyssen, journaliste dans le même journal, son nom n’est pas dans mon agenda téléphonique et je n’ai pas souvenir de l’avoir jamais rencontrée. Mais passons.
Ce texto dit clairement les choses: comme un sniper, Sonia Mabrouk me «cible» dans son livre et, généreux, amical, charitable, serviable, bienfaisant, le journal Libération, qui me couvre de boue régulièrement - et c’est tant mieux, leurs éloges me déprimeraient -, me donnerait l’occasion d’une vendetta bienvenue! Elle me «cible», Libé me propose de la tuer… C’est une bonne et belle conception du journalisme.
Il se fait que Sonia Mabrouk fait partie des rares journalistes que je respecte car elle fait un travail remarquable et courageux à contre-courant des facilités qui permettent de faire carrière. Je suis allé sur La Chaîne parlementaire, c’était au temps où je n’y étais pas blacklisté, quand elle y travaillait. Mais je n’ai pas souvenir d’avoir participé à l’un de ses plateaux sur CNews depuis qu’elle y travaille, ni d’avoir été convié à l’une de ses matinales sur Europe 1. Ce qui me dispense de jugements flagorneurs. C’est une belle personne et c’est en même temps une journaliste comme on en rêve - juste et cultivée, travailleuse et informée, pertinente et efficace. Tenace aussi et ne lâchant pas qui pratique la langue de bois et ne veut pas répondre à ses questions, on l’a vu il y a peu avec Jack Lang ou la patronne de l’UNEF.
Nous nous entendons bien et je la respecte en tout. Elle écrit en plus de bons livres.
Étonné, je sollicite ma garde rapprochée à Front Populaire pour savoir en quoi consiste le coup de fusil que m’aurait destiné Sonia Mabrouk. Réactive, elle me donne l’information dans le quart d’heure. La voici:
Dans ce livre, Insoumission française (éditions de l'Observatoire), au chapitre intitulé «Les islamo-compatibles» pages 82 et 83, on peut lire ceci: «Cette confrontation sur un même territoire a été théorisée par le célèbre anthropologue Claude Lévi-Strauss. Selon lui, de ce face-à-face résultera inévitablement une nouvelle civilisation. Mais laquelle? Depuis quelques années, le philosophe Michel Onfray annonce avec constance et sans en faire un drame la fin de la civilisation judéo-chrétienne. Drapé dans un manteau de noblesse tragi-romantique, il répète: «Le bateau coule, restez élégant. Mourez debout.» Lucidité supérieure ou défaitisme morbide? Le philosophe se place dans la peau d’un médecin pour livrer un diagnostic clinique de la situation. Sommes-nous alors condamnés à la disparition de la civilisation judéo-chrétienne? Sommes-nous condamnés à une confrontation sans merci entre deux civilisations dont il ne restera que des cendres? Comment conjurer un tel risque? Je milite pour ma part en faveur d’un rééquilibrage de la place des religions dans le strict respect des principes de laïcité. Une chrétienté davantage affirmée permettrait de contrecarrer l’offensive d’un Islam politique conquérant. Il faut bien se rendre compte que le danger n’est pas tant la force de l’Islam que la faiblesse pathologique du christianisme. Si la civilisation judéo-chrétienne se meurt, c’est avant tout faute de combattants au sens de défenseurs. Le salut de cette civilisation passera par une renaissance décomplexée de la chrétienté.» Et Sonia Mabrouk de citer mon Décadence. De Jésus à Ben Laden. Vie et mort de l’Occident, (Flammarion, 2017).
Plus ciblé que ça, tu meurs, si je puis me permettre…
Ce que je dis est vrai, rien n’est déformé, il n’est pas déshonorant de se retrouver «drapé dans un manteau de noblesse tragi-romantique», puisque c’est mon vêtement. J’y suis présenté comme un médecin qui diagnostique puis pronostique la fin de notre civilisation. Sonia Mabrouk manifeste son désaccord avec courtoisie et élégance, c’est bien dans son style, et fait savoir que, probablement croyante, de toute façon animée par une véritable spiritualité, elle croit quant à elle qu’il existe un remède à cette pathologie de la civilisation sous forme d’une renaissance portée par un christianisme décomplexé. Nous pourrions en débattre, car ce n’est bien sûr pas ma thèse, mais elle ne ressemble en rien à un ciblage de tireur qui veut tuer. Ce différend fournit juste l’occasion d’un débat, sûrement pas celle d’un pugilat ou d’un règlement de compte.
Le texto du journaliste en appelle au plus bas en l’homme: la réactivité ressentimenteuse de qui, ciblé, réagirait illico en décrochant son téléphone pour se répandre lui aussi en poudre.
Ce jeune homme me prend pour un perdreau de l’année…
Dans les années 90 du siècle dernier, j’ai le souvenir d’un appel téléphonique de Jean Lebrun, un journaliste qui tenait alors l’antenne de France-Culture le matin. Il m’avait contacté pour me demander de réfléchir à la représentation du philosophe en tout - histoire, peinture, littérature, cinéma, poésie… J’avais sérieusement effectué des recherches et il m’avait rappelé plus tard pour m’enregistrer. J’avais donc déroulé mon topo : le philosophe chez Barrès et Guilloux, chez Poussin et Fromanger, chez Lucrèce et La Fontaine, etc. On enregistre ; puis, sous la forme d’un faux repentir mielleux sinon fielleux, le catho de gauche ajoute: «quelle image associez-vous au philosophe?» ; je réponds: «Nietzsche, seul, marchant autour du lac, à Sils Maria, habité et requis par ses intuitions philosophiques.» «Bon très bien» me dit-il avant d’ajouter: «ah oui… et que pensez-vous de BHL?» J’étais à l’époque auteur Grasset et j’aurais estimé inélégant de critiquer ce personnage en publiant dans la même maison. Il n’eut pas, lui, de ces élégances et me cibla un jour dans Le Point lors de la parution de mon Freud. Il ouvrit des hostilités qui m’ont rendu ma liberté. J’ai alors dit qu’au-delà de ses chemises blanches, il avait contribué à restaurer la ligne claire en philosophie dans un temps de sabir structuraliste. «Très bien me dit-il, ça ira, ce sera diffusé demain matin.»
Le lendemain, à sept heures, dans ma voiture pour Caen où je donnais mon cours une heure plus tard, j’entendis sur France-Culture Jean Lebrun annoncer que l’heure était consacrée à BHL. Vers 7h30, il annonça: «Nous avons demandé à votre ami (sic) Michel Onfray ce qu’il pensait de vous.» C’est bien sûr la seule chose qui fut diffusée de tout le travail qu’on m’avait sciemment demandé de faire en vain.
Depuis, je sais ce qu’est un journaliste.
Sonia Mabrouk ne mange pas de ce pain-là.
Michel Onfray
(Note de la rédaction de Front Populaire : "Le journal Libération n’est pas à son premier coup au-dessous de la ceinture concernant Front Populaire. Alors que notre revue n’était pas encore sous presse, en mai dernier, ce journal, sous la plume de Laurent Joffrin, parlait sans en avoir lu une ligne de «dérives d’extrême droite» et nous comparait à Marcel Déat et Jacques Doriot, deux collaborateurs dont on rappellera que l’un porta l’uniforme nazi et l’autre travailla activement à Vichy puis à Sigmaringen avant d’être condamné à mort par contumace à la Libération. On saluera l’esprit de nuance! Libération n’a jamais ensuite cru utile de nourrir son «argumentaire». En revanche, une nouvelle attaque devait avoir lieu au sujet du succès de Front Populaire qui avait alors le tort d’avoir engrangé des abonnés et des lecteurs et donc - si on suit leur raisonnement - de ne rien couter aux finances publiques! Chacun sera libre d’apprécier qu’en revanche, et depuis des années, des dizaines de millions d’euros d’aides publiques ont été versées à ce quotidien, le journal ne pouvant vivre du seul désir de ses lecteurs.")
Source : https://michelonfray.com/