Alain Damasio : "En France, tout a été construit autour d’une infantilisation maximale des citoyens", par Nidal Taibi.
Alain Damasio.
SEBASTIEN BOZON / AFP
Auteur de science-fiction engagé, Alain Damasio publie un conte adressé aux jeunes, "Scarlett et Novak", une parabole sur l’addiction aux smartphones. Parallèlement, Gallimard réédite ses précédents romans en poche. À cette double occasion, "Marianne" s’est entretenu avec lui pour parler politique, littérature et bataille des imaginaires.
Marianne : Sans trop forcer l’analogie, l’actualité que nous vivons n’est pas sans évoquer "la furtivité" : le traçage n’est plus une option taboue, la dépendance aux écrans et outils numériques inquiète les plus technophiles d’entre nous, la suspension des libertés fondamentales préoccupe même au sein de la majorité. Que vous inspire cette atmosphère générale ?
Alain Damasio : C’est une atmosphère où le plus efficace des affects politiques, à savoir la peur — la peur du virus, la peur de la maladie, la peur de l’autre comme contagieux et contaminant — est exploité à plein par les pouvoirs en place pour faire passer des lois dont la seule utilité est de réduire un peu plus nos espaces de liberté. Au nom de la bienveillance, naturellement, d’une biopolitique qui vise à sauver le maximum de vies humaines — mais de vies quantifiées, pas qualifiées, ce qui revient à sacrifier la jeunesse et sa fougue pour quelques années de plus en Ehpad [Établissement d'hébergement pour personnes âgées dépendantes, N.D.L.R.], à l’autre bout de la chaîne. Le traçage sanitaire pourrait être une excellente méthode pour limiter l’expansion du virus, à condition qu’elle relève du choix libre et confiant des acteurs. En France, tout a été construit et géré autour d’une infantilisation maximum des citoyens et d’une centralisation inefficace des mesures. C’est un contresens social de procéder ainsi, propre à l’abruti nommé Jupiter qui croit diriger ce pays.
"Sans cet espace concret, la chaleur disparaît"
À vous entendre, craignez-vous que les restrictions des libertés fondamentales se pérennisent ? Dit autrement : que l’état d’exception devienne le paradigme normal de gouvernement ?
Je ne le crains pas, c’est déjà fait. Toutes les lois d’exception liberticides des 30 dernières années, passées sous prétexte d’urgence terroriste (quelle urgence en réalité ? Aucune, sinon l’alibi médiatique), ont ensuite été passées dans le droit commun. L’extraordinaire et l’exceptionnel sont devenus l’ordinaire du contrôle. L’effet cliquet des lois est une réalité. Aucun gouvernement ne revient jamais sur une loi qui le favorise, c’est la norme des pratiques actuelles. C’est insupportable et scandaleux, mais qui manifeste contre ça part nous, les répudiés « gauchistes » ? On a le monde qu’on accepte d’avoir en tant que mouton consentant.
De quel œil regardez-vous la domination impériale des GAFAM depuis le début cette crise sanitaire ?
Elle est strictement logique à partir du moment où la distanciation sociale, donc l’isolement des particules individuelles que nous sommes, devient la norme quotidienne. L’échange en chair et en os étant systématiquement conjuré au nom de la menace (inexistante, rappelons-le, pour les moins de 45 ans), cette absence vécue des corps se compense par la communication numérique, les réseaux dits "sociaux" et l’échange dématérialisé. Bref, le rêve des Gafam. Nous vivons depuis un an dans leur éden, gentiment esclaves des outils qu’ils nous ont forgé pour se signaler les uns les autres à travers nos monades. Le côté intéressant de ce laboratoire d’expérimentation sociale, fondé sur le numérique et la distance consentie, est qu’il nous fait éprouver ce qui nous manque vraiment. On se dévitalise, on perd le moral, on ne se nourrit plus de l’énergie concrète, physique, tactile, riante, des autres, de nos proches, amis, des rencontres, des découvertes. On mesure que les mammifères sociaux qui bruissent en nous sont vivants parce qu’ils partagent un espace et un temps commun. Sans cet espace concret, la chaleur disparaît. On a froid.
Pourtant, au début de la crise sanitaire, vous vous êtes montré optimiste quant au futur. Vous voyiez dans cette crise un kaïros, une brèche ouverte dans l’horizon des possibles. Un an plus tard, quel bilan en faites-vous ?
Oui, comme beaucoup, j’ai espéré que cette rupture massive du continuum capitaliste, de l’exigence de croissance, du cycle des consommations, du speed artificiel de nos existences, ouvrirait une prise de conscience. Une nouvelle disponibilité au monde. Aux autres. À soi. Une nouvelle fraîcheur. Et je constate et vis, comme beaucoup, que ce second confinement nous casse les pattes. Parce que cette énergie et cette brèche ouverte, on avait envie de l’exploiter tout de suite, de ne pas la perdre, et on se retrouve avec un élan coupé court, sapé. Avec en outre l’incertitude qui plane sur la fin de cette crise et qui décourage les anticipations, la reprise d’élan. Donc ce monde d’après sonne comme une promesse qui ne peut avoir lieu. J’espère que quelque chose, pourtant, s’est bien passé en nous et qu’on s’en souviendra. Que les priorités du vivant en nous, à travers nous et hors de nous n’auront pas été oubliées.
Vous appeliez de vos vœux une "écologie sociale de l’attention". De quoi s’agit-il ?
L’expression est du philosophe Yves Citton et je la trouve magnifique. Elle est tirée de son essai éponyme. Elle répond aux "sursollicitations" d’une économie de l’attention dont nous dépendons tous, qui est devenue l’or gris ou rouge du capitalisme cognitif : une façon de capter en permanence nos attentions pour nous amener à consommer des biens ou des services, essentiellement numériques d’ailleurs. L’écologie de l’attention, c’est la faculté à arbitrer entre ces sollicitations et ces stimuli incessants, à les filtrer, les esquiver, s’en protéger par la déconnexion ou le choix intelligents des outils numériques qui peuvent construire des attentions riches, équilibrées, respectueuses de nos disponibilités. C’est s’aménager un écosystème personnel mais aussi communautaire pour ne pas se faire polluer d’informations inutiles et perverses, pour trouver des sources d’éveil, de découverte, de nourritures spirituelles et émotives qui nous soient propices. Ça ne vient pas comme ça. Ça se construit laborieusement.
"Les jeunes, et notamment les ados, sont la cible la plus évidente des séductions du numérique"
Dans ce monde meilleur que vous espérez, quelle place devraient occuper les technologies numériques ? Quel serait un usage salutaire de ces outils ?
Personnellement, je m’inspire beaucoup de ce qu’avait développé Ivan Illitch dans les années soixante-dix et qui me semblent extrêmement pertinent encore aujourd’hui. À savoir rechercher et utiliser des techniques et des technologies qui soient "conviviales" : qui développent nos puissances (ce qu’on peut faire directement, avec nos capacités) plutôt que nos pouvoirs (ce qu’on fait faire aux applis, aux machines, en perdant progressivement la faculté à le faire nous-mêmes : on mémorise moins, calcule moins bien, s’oriente de moins en moins, etc.) ; qui soient réparables et "bricolables" directement, au lieu de nous placer en situation de dépendance totale (autonomie vs hétéronomie) ; qui nous ouvrent le monde plutôt que nous le fermer (jeux vidéos imaginatifs vs jeux débiles addictifs par exemple). Je parle parfois d’un épicurisme numérique à trouver, qui serait un art de vivre avec les smartphones, les applis, les plateformes qui sache supprimer tous les désirs vains, superflus et addictifs, favorisant l’auto-aliénation, au profit des seuls outils réellement efficaces pour déployer nos puissances et nous émanciper.
Vous venez de publier un conte sur les dangers de l’addiction aux smartphones adressé aux adolescents. Pourquoi ce choix de s’adresser aux jeunes ? L’enjeu vous semble-t-il de taille ?
Les jeunes, et notamment les ados, sont la cible la plus évidente des séductions du numérique. Découvrir le web, accéder en un clic à toutes les musiques du monde, toutes les infos en temps réel, tous les films possibles ou presque, c’est incroyablement fascinant. Pouvoir gérer à 13 ans ses rapports aux autres, en filtrant, en jouant, à chaque instant, à distance, c’est prodigieux et très attirant. Ça offre un pouvoir inattendu. Et on ne mesure pas tout de suite ce que ça va entraîner en termes de dépendance, de peur de rater (syndrome FOMO), de manipulation comportementale, de fermeture au monde réel, incarné, de perversion aussi dans les rapports humains. Le rôle des écrivains, des penseurs, des psys, est de les alerter là-dessus, de leur offrir du recul, une distance critique, de leur montrer ce qui va vraiment les enrichir aussi. Ce n’est pas un enjeu de taille : c’est tout simplement l’enjeu central de l’éducation aujourd’hui. Savoir éduquer cette nouvelle génération au numérique, rien n’est plus vital et décisif à mes yeux.
Vous dites que les ados sont plus susceptibles de tomber dans le piège du "technococon". De quoi s’agit-il précisément ?
C’est un cocon dans lequel ils vont accoucher eux-mêmes dans la douceur. C’est le confort douillet des outils, des plateformes, des algorithmes qui vont décider à ta place quelle est la prochaine vidéo que tu vas regarder, la prochaine musique que tu vas aimer. C’est l’aimant des jeux addictifs, fondés sur les cycles "dopaminiques" du cerveau, dont il est très difficile de se défaire. C’est l’outillage des paresses, de la loi du moindre effort, qui, s’il survient trop tôt, rend l’enfant incapable de se bouger, de faire les efforts cognitifs pour réfléchir, critiquer, penser par lui-même. C’est une chrysalide de fibres optiques et d’applis multi-couches enveloppées autour d’eux et qui interfacent et médient tous leurs rapports au-dehors. C’est le plus puissant des pièges qu’ils puissent rencontrer. Leur apprendre à déchirer ce cocon, leur faire entrevoir chaque jour ce qu’il y a au-dehors — aussi bien la misère que la splendeur du vivant — est une nécessité cruciale.
Au-delà des jeunes, quel rôle peut jouer la littérature, et la science-fiction en particulier, dans la bataille des imaginaires à l’aune de cette crise ?
Un rôle majeur, central même peut-être. Parce que la littérature peut croiser et tramer ensemble émotions, perceptions et concepts, toucher les dimensions à la fois affectives et rationnelles, et surtout changer nos modes d’attention aux choses, au monde, aux pratiques. L’imaginaire proposé par les multinationales et les gouvernements est souvent très pauvre quand les œuvres portent énormément de perspectives, variées, complexes, riches. Parfois, ce sera une série TV qui offrira un horizon désirable, une contre-culture précieuse pour transformer ce monde. Parfois ça peut être une BD. Parfois un roman de SF. Parfois un jeu vidéo. Mais tout ça concourt à former des imaginaires de révolte, de reconstruction, de résilience à l’effondrement possible, de renaissance des valeurs du vivant.
"Ce n’est même plus l’ancien monde, c’est l’outre-tombe"
La période semble en effet fertile pour tout auteur de science-fiction. Vous inspire-t-elle particulièrement ?
Non, pas spécialement parce que le réel gouvernemental est si pauvre, si limité mentalement, si minable en vérité qu’il n’a aucune vertu inspiratrice. Macron ne peut strictement rien inspirer parce que c’est une machine évidente, un automate, une triste IA de marketing politique, une marionnette néolibérale sans aucune espèce d’intuition ni de créativité, ni de charme, ni de surprise. Ce type est fait en bloc de rien. Trump est inspirant par son grotesque, son côté brechtien, sa "viscéralité", sa férocité animale très joviale. La politique française actuelle est vide, désincarnée : Castex, Véran, Darmanin, Macron, quelle médiocrité sidérale, quel silence de toute intelligence ! Ce n’est même plus l’ancien monde, c’est l’outre-tombe. Ils ne comprennent ni ne sentent rien. On ne peut rien en tirer comme auteur ou il faudrait être le Flaubert de la médiocrité politique ?
Ce qui m’inspire par contre est la réaction des gens au confinement. Ce que ça produit en eux. Cette anthropologie du prisonnier digital.
* Alain Damasio, Scarlett et Novak, Rageot, 64 p., 4,90 euros
Source : https://www.marianne.net/