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Entrevue avec Pierre Boutang, philosophe royaliste (la NAF en février 1972).

"Sur la page FB d'Emmanuel Boutang"

Je reproduis ici l'entrevue de Pierre Boutang dans la N.A.F de Février 1972, dont est tiré le fameux paragraphe sur la France finie et le "relisez la satyre Ménippée" Je n'avais pas connaissance de tout le texte et je remercie au passage les gens de la NAF, dont Gérard Leclerc d'avoir mis en ligne ces textes. L'entretien est suivi d'un article de Gérard Leclerc et de Bertrand Renouvin intitulé "Un philosophe royaliste".

N.A .F. . — Pierre Boutang, vous êtes monarchiste. Pourquoi ?
P. B. — La monarchie est une espérance de la France. Je ne dis pas qu'il y aura une espérance sans la monarchie parce que, à vrai dire, je n'en vois pas d'autre. Mais je ne veux pas dire non plus que la France a comme seule espérance la monarchie. Maurras n'a jamais dit pareille chose. Mais la monarchie m'apparaît comme l'espérance la plus rationnelle et la plus virtuellement vive de la France. Et je le pense pour des raisons qui se situent à différents niveaux. Ainsi, au niveau sensible, je ne peux imaginer une autre dimension de la vie des hommes que la dimension dynastique. Proudhon disait que « nul n'est homme s'il n'est père ». Je ne m'intéresse à l'histoire et à l'avenir ni pour moi, ni pour ma génération, ni pour l'indéfini rhétorique et utopique, mais pour le rapport du père au fils, du grand-père au petit-fils, donc, dans le sensible, par rapport à la paternité. Il n'y a de politique que dans la paternité. Le rapport du père au fils est fondamental et la tradition, c'est la réalité. On me parlera de Freud. Mais je pense que la marmite fermée de Freud ne tient pas debout. Je pense que Freud commet une erreur décisive en affirmant que toute connaissance est liée au Moi somatique, que le Moi est d'abord le corps somatique. Mais à part cela, je peux tout accepter de Freud, y compris le Sur-Moi, le rapport au père, la répression, la sublimation, sauf un point fondamental : c'est que si le père existe chez l'homme alors qu'il n'y a aucune paternité chez les animaux, c'est que l'homme est à l'image de Dieu, à l'image de la Trinité. Et c'est par rapport à la Trinité divine, et singulièrement à la paternité divine, que ma politique s'établit. Donc, au niveau théologique, aucune espèce de doute : il y a la paternité divine, il y a le rapport au père. Les imbéciles qui croient liquider ce rapport secret et mystérieux, dont Freud montre toute la portée, en parlant de « paternalisme », feraient bien de réfléchir un peu... On peut en effet fabriquer un « Notre Père » freudien :
« Notre Père qui êtes dans le Sur-Moi
« Donnez-nous aujourd'hui notre libido quotidienne
« Pardonnez-nous nos offenses, c'est-à-dire nos agressions sadiques
« Comme nous les pardonnons masochistiquement à ceux qui nous ont offensés
« Mais ne nous laissez pas succomber à la névrose. Ainsi soit-il. »
Et après ? Quand vous avez fabriqué ce « Notre Père s>, il vous faut encore expliquer l'essentiel, c'est-à-dire le rapport au père, fondamental, essentiel, mystérieux, non animal, secret, de l'homme et du destin. On me fait rire avec la fraternité. Car on en arrive bien vite, partant de son fantôme, à la notion révolutionnaire de « la Fraternité ou la Mort». On tue le père, on aboutit au frère et, en proclamant cette fraternité, on sous-entend : « sois mon frère ou mourrons s'il le faut », ou, ce qui est pire, « sois mon frère ou je te tue ». Mais Freud avait expliqué cela — comme le christianisme d'ailleurs — à savoir qu'il y a dissociation d'un ensemble déjà établi, et que l'instinct de mort va se réfugier ailleurs. Et vous avez le Sur-Moi révolutionnaire, le Sur-Moi jacobin qui dit « la Fraternité ou la Mort ». De même chez Kant : l'équilibre catholique étant détruit, un nouvel équilibre piétiste va s'établir et, dans l'entre deux, l'instinct de mort va se réfugier dans le Sur-Moi qui dit « tu dois » d'une manière horrible. Ce qu'il y a de meilleur, polémiquement, dans l'Action française, c'est qu'elle a toujours refusé le kantisme et la férocité du Sur-Moi, et la sottise... Voilà pour le sensible et pour l'intelligible. Et du côté des sentiments, il est clair que la monarchie propose des sentiments comme on ne les trouve qu'en elle. Nous n'avons pas eu de chance à l'A.F., sauf à travers Maurras : nous n'avons pas eu de poètes, ou des poètes qui ne disaient que des bêtises, alors qu'il y avait, ailleurs, des gens comme Elliot, comme Pound. De même, nos philosophes ont souvent été des rationalistes grotesques, alors que nous aurions pu accueillir l'équivalent français de Scheler : sa réflexion sur l'affectivité était merveilleusement homogène à la conception fondamentale de Maurras et pouvait conduire, en philosophie politique, à quelque chose de différent de ce que nous avons connu. Mai?, nos malheurs ne jugent pas nos doctrines et nous n'avons qu'à inventer notre psychologie, notre poétique. Il est temps !
N.A .F. - Que représente la France aujourd'hui, que faut-il enseigner aux jeunes Français de la France ?
P. B. — Si je vous disais que la France est un secret, je ne vous surprendrais pas beaucoup. La France, je n'aime pas beaucoup en parler. J'ai horreur du jacobinisme, j'ai horreur du chauvinisme et du patriotisme idéologique. Je n'aime le patriotisme que lorsqu'il constitue une vertu. Donc, je n'aime pas beaucoup parler de la France parce que j en vis, que j'en respire, parce qu'elle est mon être, sauf aux limites terribles où je sortirais de l'être, où je deviendrais homme du cosmos, homme du « monde », et je ne sais quelle terrible aventure je courrais. Mais ce que je sais bien c'est que je ne veux pas la courir, car je m'assure de trouver l'universel à l'intérieur de cette réalité que je n'ai pas fini d'épuiser, et que la vie d'un homme ne suffit pas à épuiser. La France, c'est surtout la situation existentielle, pour un Français, de ne pas pouvoir supposer même que l'on soit autre que ce que l'on est. L'hypothèse que je puisse appartenir à une autre nation me paraît inféconde, inutile. Etre d'une nation, c'est y être né, le mot le dit. Quant aux Français, je ne sais pas très bien ce qu'ils sont. Ils me déçoivent, ils m'irritent, ils me ravissent. Mais la France, je sais. Je sais par des image», je suis par des continuités mystérieuses, je sais par des appels, je sais au-delà du présent. C'est ma vie et mon souffle. Je cherche à l'incarner et à la vivre partout où je la trouve. Mais surtout, la France c'est mon langage ; c'est « articuler », c'est parler, c'est la poésie ! C'est une poésie fondamentale et continue. Tant que je peux trouver le fil de mon langage à travers les siècles passés, que je puis avoir quelque gage que ce langage sera continué dans l'avenir, je ne suis pas seul car je pense que mes enfants parleront une langue qui sera différente, enrichie, mais la même, celle-ci...La France, c'est cela : c'est ce réel jamais épuisé, toujours abordé, toujours vous soutenant, en deçà de vous et par dessous, et vous projetant vers l'avenir. La France est le plus gigantesque des projets. Nous sommes notre passé, pas du tout parce que nous ne sommes que notre passé, mais parce que notre avenir c'est notre passé. Parce que notre passé demande l'avenir. La tradition, comme le disait Jean Paulhan, c'est la transmission. C'est cela, la France. Spinoza parlait de la « nature naturante » et de la « nature naturée » : je suis pour la France francisante et non pour la France francisée. Bien sûr, je défends la France francisée avec les traditionnalistes bêtas parce que j'aime mieux la France francisée que la France anglicisée ou germanisée, mais il n'empêche que l'important est la France francisante, francisant les autres, à l'occasion, mais se francisant soi-même, revenant lentement, patiemment, sûrement sur soi pour obtenir le modèle idéal, l'être qui devant Dieu deviendra vrai ; car enfin, bien que Matzneff (que j'aime beaucoup et admire), me l'ait reproché, je suis de l'avis du Chatov des « Possédés », je croîs profondément que « qui perd son peuple perd son Christ », car Dieu attend que votre nation soit une image de ce qu'il veut de l'être humain.
N.A.F. - - Beaucoup prétendent pourtant que la France est finie...
P. B- Ah ! les imbéciles ! La France finie ! On la connaît depuis longtemps, cette petite histoire. On l'a dit au moment de Jeanne d'Arc, au moment de la Ligue. Lisez le Procès de Jeanne d'Arc, lisez la Satire Ménippée ! Chaque fois qu'un petit enfant naît, tout recommence. Chaque fois que le langage est présent, tout reprend. Chaque fois que l'on parle français, nous retournons aux sources. La France finie ? Mais non ! Ils finiront avant, ceux qui le disent. Qu'ils se souviennent qu'ils sont mortels et qu'ils nous foutent la paix avec la France finissable ou finie ! Même par eux, elle ne finit pas.
N.A.F. — La France peut-elle encore jouer un rôle entre les grands empires, comme le réclamait Maurras dans Kiel et Tanger ?
P- B. — II y a le texte de Maurras, et il y a ce qui a été fait depuis. Les monarchistes ne se sont malheureusement pas aperçus que le meilleur lecteur de Kiel et Tanger, c'était De Gaulle. De Gaulle n'a fait qu'appliquer cette saine doctrine, en partie avec des compromis. Mais qui vous dit que Louis XIV, que Saint Louis, n'ont pas bâti leur légende et fait leur histoire avec un peu de compromis, un peu de quiproquo, un peu de hasard ? Si De Gaulle m'a intéressé, c'est à cause de cela. C'est parce qu'il humiliait la démocralie stupide, parce qu'il restaurait l'idée de légitimité, parce qu'il donnait un retentissement merveilleux à cette idée de la France. Or une nation comme la France ne peut vivre que de son retentissement combiné avec sa survie. La faire survivre sans qu'elle retentisse, c'est rêver ; la faire retentir — comme la démocratie le veut — en compromettant sa survie, c'est folie.
N.A.F — Mais la monarchie est la condition essentielle de cette survie ?
P. B. — J'en suis persuadé. Nous avons eu avec De Gaulle une quasi-monarchie, comme il y a eu autrefois une « monarchie de guerre » avec Clemenceau. J'ai cru, et le Prince a cru, en cette possibilité que représentait De Gaulle. Et je dis que nous n'avons pas de raison de penser qu'il était moins informé que nous, que placé dans sa position de prétendant, d'homme qui n'a jamais renoncé au passé profond de son histoire et de sa race, il y avait là quelque chose de frappant. II est frappant que De Gaulle ait reçu le Comte de Paris à la porte de Colombey comme Bismarck recevait son roi. Mais relisez les « Mémoires d'espoir »... Alors le reste, le détail, que voulez-vous que cela me fasse ! Aurions-nous rêvé que le mot de légitimité rentrerait dans la réalité française ? Même Maurras n'avait pas réussi à l'y faire rentrer tout à fait. Maintenant, on parle de légitimité le plus « naturellement » du monde. Ce qui est un tort. Il n'empêche que la légitimité est rentrée dans la vie française au-delà de la légalité. Voilà ce qui me paraît essentiel.
N.AJF. — Beaucoup de monarchistes soutiennent la monarchie en théorie, mais ne veulent pas entendre parler de la personne du Prince...
P. B. — Parce qu'ils ne sont pas monarchistes ! C'est 1* « histoire du Roi Lear qui demande à sa fille : "M'aimes-tu, comment m'aimes-tu ?" » et il devient fou, et tout est perdu. En réalité, nous aimons notre mère parce qu'elle est notre mère, et nous l'aimons parce qu'elle est ce qu'elle est. Tout le « ce quelle est » est modifié par le fait qu'elle est notre mère et réciproquement. Le Comte de Paris a été, et reste, une chance prodigieuse dans le monde moderne. Car après tout, les monarchistes ne nous importent pas tellement... Or, le Prince a été l'homme qui a obtenu chez les non-monarchistes le résultat le plus extraordinaire qui n'avait jamais été obtenu par aucun prétendant. Ce rôle ingrat, terrible, de prétendant qui ne renonce pas, qui ne veut pas non plus passer à l'intérieur d'une République pour un fabricant de coups d'Etat, qui doit à la fois plaire et déplaire, le Prince l'a joué. Et l'on n'a jamais vu Prince-prétendant aussi aimé, estimé, que ne l'a été le Comte de Paris. Allez voir les non-monarchistes ; personne ne pense ni ne dit du mal de lui. Mais les monarchistes aiment cracher dans leur soupe, ils sont furieux de ne pas faire, eux, la monarchie. Les monarchistes, trop souvent, ne sont pas monarchistes, ils sont « bibistes », comme disait Maurras. Ils sont monarchistes parce qu'ils ont eu la chance d'avoir un homme de génie qui était Maurras et dont ils sont les parasites, car les parasites de Maurras sont innombrables sur le passé de l'Action française ! Ces gens-là ne disent du mal du Prince que par rapport à leur impuissance, que par rapport à leur état abominable de profiteur du génie. Les gens qui disent du mal du Comte de Paris sont des sots s'ils sont monarchistes. S'ils ne sont pas monarchistes, ils commencent de m'intéresser, mais il n'y en a pas, ou très peu.
N.A.F. — II est certain qu'on ne pourra pas réapprendre la monarchie aux Français sans parler du Prince...
P. B. — J'irais plus loin. J'ai été jusqu'à penser' que la monarchie pouvait être restaurée sans le terme de monarchie, qu'une réconciliation mystérieuse entre la monarchie et la république, comme Rome l'a trouvée — mais mal —, était possible. J'ai pensé que l'élection du Comte de Paris dans un Etat qui avait donné à la cité une tête, pouvait très bien conduire à la suite. Car, d'eux-mêmes, les Français auraient pu être conduits à adopter, par commodité si j'ose dire, le principe héréditaire. Mais dans la transition entre la république et la monarchie, j'ai pensé qu'il y avait là quelque chose de possible. C'était possible et j'ose dire : cela a failli être. Après tout, le système que nous avons peut trouver la logique que De Gaulle lui avait donné et qui est une logique monarchique.
N.AJ?. — Quelle est votre opinion sur la crise de la société moderne ?
P. B. — La société de consommation me répugne et je la crois moribonde. Et même morte. J'ai de nombreuses raisons de le croire. Je m'en réfère à Schumpeter montrant que la société moderne périra parce que les valeurs pré-capitalistes sont mortes et que, tant qu'elle n'aura pas découvert de nouvelles vertus, elle sera incapable de durer. Je me réfère à Vico, montrant qu'il faut que renaisse un âge héroïque après l'âge de « n'importe qui » dans lequel nous sommes. Il faut préparer le retour de cet âge héroïque, comme l'Empire romain a trouvé, à son détour, la féodalité. Je ne croîs donc pas à cette société, mais je ne veux pas bêtement la détruire, marginalement, avec des gens qui en profitent et qui nous fourniraient simplement le désordre et la chienlit. C'est pour cela que j'ai été entièrement, sans réserve, en dépit de tout ce qu'a pu dire mon ami Clavel, hostile à Mai 1968.
N.A.F. — Quel jugement portez-vous sur le phénomène général de la contestation ?
P. B. — II y a ce qui est contesté et il y a ceux qui contestent. On a raison de contester ce qui est contesté. Mais ceux qui contestent ont tort parce qu'ils sont médiocres ou fous et parce qu'ils n'existent eux-mêmes que par rapport à ce qu'ils contestent. C'est donc une plaisanterie ! Finalement, si on a « cassé la baraque » en Mai 1968, c'est parce que le système était à la fois trop bien et trop mal. C'était l'ambiguïté démocratique ! Le système était satisfaisant par certains aspects, mais il existait aussi des vexations et des injustices comme la société démocratique sait en fabriquer. II en existe toujours d'ailleurs. Tout le monde sait que je suis gaulliste dans la période présente, mais quand je vois la feuille d'impôts de Chaban-Delmas, je trouve cela parfaitement inadmissible. Aucune légalité ne me rassure, là-dessus ; au contraire... Comment voulez-vous que les gens admettent cela ! S'ils avaient un peu de courage, ils pourraient, par cela seul, soulever les pavés ! Cela dit, je pense que le personnel des précédentes républiques était encore pire, que ses feuilles d'impôts étaient plus scandaleuses encore... Sans compter ce qu'il volait par ailleurs.
N.A.F. — Et, plus particulièrement, que pensez-vous du gauchisme ?
P. B. — Je pense que le dégoût et la colère des gauchistes à l'égard de la société actuelle et plus particulièrement du corps enseignant est un phénomène intéressant. Maïs le gauchisme libère des énergies que vous n'êtes pas en mesure de contrôler. Donc la moindre flatterie, la moindre hésitation doctrinale à son égard seraient criminelles. Certes au niveau individuel tout est possible...
N.A.F. — Quelles sont, à votre avis, les grandes lignes que devrait suivre la postérité maurrassienne ?
P. B. — Le refus de toute bêtise. Le refus, dans l'ordre religieux, dans l'ordre poétique, de tout thème stéréotypé, de ce que mon ami Philippe Ariès appelle les « litanies bêtes ». Il faut vous adresser aux hommes libres, aux hommes de bon sens. Il vous appartient de leur donner les conditions d'espérance el de réflexion nécessaires. Ainsi vous les aiderez et ils vous aideront.
 

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