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Molière réécrit: le mépris et l’abêtissement, par Anne-Sophie Chazaud.

Jean-Baptiste Poquelin dit Molière. libre de droits

Anne-Sophie Chazaud fustige l’instrumentalisation de la part de certains journalistes et sociologues, de la proposition du centre international de théâtre francophone concernant l’apprentissage de la langue française aux étrangers. Pour la chercheuse, cette caste médiatique souhaite procéder à la simplification des textes de Molière par démagogie égalitariste.

3.jpgSi le français se trouve être désigné dans la Constitution comme étant la «langue de la République», ce qui souligne avec force le lien consubstantiel entre une identité nationale et un système linguistique chargé au fil des siècles d’histoire, d’usages et de culture, l’on emploie également souvent l’expression «langue de Molière» pour la qualifier.

Parce que celle-ci incarne une sorte de moment de perfection, d’âge d’or reflétant l’esprit français, par son classicisme certes, celui du Grand Siècle, mais aussi par sa puissante charge ironique, son esprit frondeur, sa vivacité, son rapport à la fois au pouvoir et à la dissidence, bref, à l’intérieur même de ce qui est devenu son classicisme, par son aspect éternellement vivant, intempestif et toujours actuel.

Accéder à la connaissance fine d’une langue, c’est donc accepter avec modestie, humilité, ambition et travail, de se plonger dans une Histoire dont on est, dans le maniement des mots, les récipiendaires, les héritiers, et que nous avons la charge de faire vivre, non dans une forme figée ou sacralisée de manière paralysante, mais dans une forme mouvante qui reprend le passé à son compte en le métamorphosant avec lenteur, avec la sage lenteur de la vie elle-même, avec authenticité et non par parti pris idéologique ou par paresse intellectuelle, comme le rappelle avec force Victor Hugo dans la si célèbre préface de Cromwell: «Les langues ni le soleil ne s’arrêtent plus. Le jour où elles se fixent, c’est qu’elles meurent.»

 

On passe d’une initiative visant l’enseignement du Français aux étrangers, à une remise en question du répertoire et de la langue de Molière. 

 

Une initiative du centre international de théâtre francophone en Pologne conduite en partenariat avec la Comédie-Française, intitulée «10 sur 10», menée depuis plusieurs années, a ainsi pour objectif de donner à 10 jeunes auteurs francophones pendant 10 jours la possibilité de réécrire de nouvelles pièces «destinées essentiellement à l’enseignement du français en langue étrangère (FLE)».

Cette ludique bricolette d’ateliers d’écriture, comme il en fleurit partout, ne pose en soi aucun problème et semble par ailleurs animée des meilleures intentions du monde puisqu’il s’agit d’amener vers la langue française un public qui, a priori, ne la maîtrise pas. On ne peut donc que s’en féliciter. Il s’agissait ici en l’occurrence de revisiter le répertoire de Molière. Pourquoi pas.

La réaction fut vive, en revanche, en particulier sur les réseaux sociaux, face à la manière dont cette information a été traitée par la radio dite culturelle du service public audiovisuel, toujours prompte à tirer la couverture idéologique à elle et dans le sens qui lui convient, avec un tweet qui eut tôt fait de circuler en ne manquant pas de produire l’effet de réaction escompté par l’habituel conformisme anticonformiste en vigueur, énonçant notamment, quitte à dévoyer le projet francophone initial: «La langue de Molière est-elle devenue trop ardue pour les écoliers d’aujourd’hui?».

L’on passe donc, doucement mais sûrement, avec la belle opiniâtreté déconstructiviste en vogue, d’une initiative visant l’enseignement du Français Langue étrangère, destinée donc, comme son nom l’indique, à des étrangers, à une remise en question du répertoire et de la langue de Molière visant le public (jeune) français. Le tour était joué en un tournemain.

Afin de venir appuyer cette hypothèse, un professeur de Lausanne fut appelé à la rescousse, venant comme de bien entendu nous estourbir d’un méta-discours pédagogiste de la meilleure facture: «[il s’agit] d’inventer avec lui [Molière] des pratiques pédagogiques et des nouvelles formes d’écriture dramatique pour les dramaturges d’aujourd’hui.» (on a ici clairement quitté les rivages du Français Langue étrangère).

Puis de poursuivre, tout à son enthousiasme, en donnant l’exemple des Femmes savantes dans lequel un «beau nœud» désigne un bon mariage (et non quelque objet phallique de circonstance) pour finir en apothéose par énoncer ce que France Culture ne manquera pas de choisir comme punchline: «Le comique de Molière fonctionne sur des sketches. Ce qu’il y a de plus proche de l’humour de Molière aujourd’hui, ce serait peut-être l’humour des Youtubeurs». Il faut bien avouer que c’est à ce niveau de défaite de la pensée que l’humour de Molière nous est d’un précieux secours.

 

Ramener l’humour de Molière au niveau des Youtubeuses de la post-modernité, c’est admettre cet aplatissement de la culture. 

 

Outre l’aspect ridicule (et non précieux) de ce galimatias démagogique post-gauchiste de la plus belle facture, ces affirmations et l’écho si bienveillant qu’elles rencontrent évidemment auprès de la radio de service «culturel» public pose de nombreuses questions de fond.

Tout d’abord, cet aveu d’une langue si riche, si foisonnante, si chargée d’histoire, désormais inaccessible (prétendument) aux jeunes lecteurs signe l’aveu d’un échec de la démocratisation culturelle qui, dans la lignée de Malraux puis du Théâtre National Populaire de Jean Vilar (pour ce qui concerne le théâtre) se fixait au contraire pour but d’amener les citoyens, jeunes ou pas, vers la culture, de les y élever (mais il est vrai qu’on ne dit plus un «élève» mais un «apprenant», puisque l’idée même d’élévation semble proscrite).

En l’occurrence, de leur permettre de se plonger dans toute la richesse truculente de la langue française, comme le fit à sa manière le si regretté Alain Rey avec sa magistrale entreprise de Dictionnaire historique de la langue française, lui que l’on peut difficilement suspecter pourtant d’avoir été un dangereux réactionnaire et qui affirmait «la langue française ne s’appauvrit pas», en réponse aux déclinistes de tout poil.

Ramener l’humour et la saveur de Molière au niveau des Youtubeuses incultes de la post-modernité agonisante, c’est admettre cet aplatissement de la culture sur l’abêtissement des médias de masse et du formatage idéologique qui l’accompagne. C’est priver les jeunes et les citoyens de liberté.

C’est aussi, en réalité et sous couvert d’un égalitarisme démagogique que l’on croyait noyé dans les limbes des MJC des années 1970-80, promouvoir un système culturel à deux vitesses: celui des sachants, de ceux qui maîtriseront la langue de Molière et son épaisseur historique, ceux-là même qui pourront ensuite gloser tout à loisir sur les chaînes de radio ou dans d’obscurs projets pédagogiques indéchiffrables pour le commun des mortels afin de déconstruire encore et toujours les codes qu’ils ont en horreur tout en les maîtrisant parfaitement, et de l’autre côté une sorte de lumpen-prolétariat culturel que l’on flattera dans le sens du poil, en le gavant de sous-culture Youtubeuse, en lui faisant perversement croire que ceci vaut cela, que tout se vaut dans un relativisme qui n’a pour seul réel objectif que de permettre au mandarinat déconstructiviste post-soixante-huitard aux manettes de conserver jalousement son pouvoir.

Ce discours est en réalité chargé d’un profond inégalitarisme: gardons la fine connaissance de la langue de Molière pour nous ; donnons-leur des inepties Youtube, ce sera la version moderne du pain et des jeux. Les «jeunes» apprécieront l’image que l’on se fait d’eux.

 

Il s’agit d’un abêtissement démagogique au motif que ce français si riche serait trop compliqué pour ces « jeunes » qui ne sont rien. 

 

Notons au passage que cette démarche constitue l’exact inverse de la si belle expérience mis en scène dans le remarquable film L’Esquive d’Abdellatif Kechiche dans lequel des adolescents d’une cité HLM découvrent et plongent peu à peu dans le texte de Marivaux, le travaillent, le malaxent, se laissent travailler par lui à mesure que leurs propres émois se font jour dans Le Jeu de l’amour et du hasard, jeu tendre et cruel qui devient le leur à proportion qu’ils en font l’expérience personnelle: c’est ici tout le vrai sens, exigent, respectueux, de l’appropriation par enrichissement culturel qui est proposé, et non l’abêtissement démagogique des foules au motif que ce français si riche serait bien trop compliqué pour ces gens de rien, ces gens qui ne sont rien.

Enfin, quitte à revisiter Molière dans son intemporelle et toujours vivace actualité: chiche! Et plutôt que d’opter pour les si faciles Précieuses ridicules, qui ne font pas courir grand risque, pourquoi ne pas montrer la terrible actualité d’un Tartuffe revisité qui imposerait la burqa ou le voile aux femmes en leur intimant l’ordre de «cacher ce sein [pire: ce visage!] que je ne saurais voir»?: en voilà une réactualisation qui serait audacieuse, courageuse, qui parlerait à notre époque… Trop courageuse, trop impertinente sans doute, de la vraie impertinence et non de la démagogie à la petite semaine.

Pour ce qui est de la langue, on pourrait bien sûr céder à la facilité d’une porte-parole du gouvernement qui annoncerait dans les Femmes savantes «wesh meuf, le petit chat est dead!», ou remplacer «la peste soit du fou fieffé» du Médecin malgré lui par un «on les aura ces connards!» adressé à quelque Ministre des Diafoirus. Car la langue est aussi un objet éminemment politique…

«Ma patrie, c’est la langue française» disait Albert Camus. On comprend donc bien qu’il soit urgent pour certains de l’abaisser au plus vite, de l’abraser, de l’aseptiser, de l’abêtir, comme on cherchera à gommer toute l’épaisseur historique d’un pays en déboulonnant des statues, renommant des rues, contestant des héritages, tripatouillant la langue elle-même pour, sous prétexte de la rendre inclusive, la rendre en réalité illisible et inepte, réservée toujours aux mêmes sachants experts en salmigondis. La guerre à mener est bel et bien culturelle, et la langue en est le cœur vivant.

 

Anne-Sophie Chazaud est chercheuse et auteur. Elle a notamment publié Liberté d’inexpression, des formes contemporaines de la censure, aux éditions de l’Artilleur.

Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

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