UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Deliveroo, Uber Eats : l’esclavage sympa, par Natacha Polony.

Depuis la fermeture des restaurants et l’éradication de la convivialité qui est au cœur de la civilisation française, les métropoles ont vu se multiplier ces forçats à vélo ou à scooter...
© Hannah Assouline.

"Depuis la fermeture des restaurants et l’éradication de la convivialité qui est au cœur de la civilisation française, les métropoles ont vu se multiplier ces forçats à vélo ou à scooter, frôlant la mort à chaque instant pour livrer à une cadence effrénée des repas en barquette plastique à des salariés qui, de toute façon, n’auraient pas le temps de faire leurs courses avant le couvre-feu", s'interroge Natacha Polony, directrice de la rédaction de "Marianne".

C’est curieux, cette propension, chez l’être humain, à supporter la réduction en esclavage de son prochain. Évidemment, c’est moins pénible quand ça ne se voit pas. Entendez pénible pour le malheureux qui voudrait pouvoir jouir tranquillement du travail d’autrui sans avoir à porter cette culpabilité qui lui gâche son plaisir. Il est vrai que la modernité technologique a inventé une forme beaucoup plus supportable d’esclavage et que le coronavirus a permis d’en accélérer encore l’extension.

Depuis la fermeture des restaurants et l’éradication de la convivialité qui est au cœur de la civilisation française, les métropoles ont vu se multiplier ces forçats à vélo ou à scooter, frôlant la mort à chaque instant pour livrer à une cadence effrénée des repas en barquette plastique à des salariés qui, de toute façon, n’auraient pas le temps de faire leurs courses avant le couvre-feu. C’est formidable, ces petits plats à domicile, qui nous épargnent l’effroyable corvée de faire la cuisine et nous permettent de passer un peu plus de temps devant nos écrans. En prime, si la livraison est trop lente, on peut se plaindre directement sur l’application : au bout de trois plaintes, le paresseux sera radié…

"C’est à ce prix que vous mangez sans bouger de chez vous"

Il est peut-être utile de rappeler qu’en dessous d’un certain prix les produits que nous achetons ne peuvent pas ne pas entraîner une exploitation forcenée des hommes, de la nature, ou des deux à la fois. En l’occurrence, Marianne signalait déjà en novembre dernier que, « en quelques années, Deliveroo [était] par exemple passé d’un forfait de 7,50 € de l’heure (plus 2 à 4 € par livraison) à 2 € à la récupération de la commande, auxquels s’ajoute 1 € pour la livraison, assortis d’une variable en fonction de la distance de la course, des pics de commandes ou de la météo ». Pour paraphraser Voltaire, « c’est à ce prix que vous mangez sans bouger de chez vous ».

Rien à voir, bien sûr, avec ces pays du Golfe dans lesquels on séquestre des malheureux en leur confisquant leurs papiers d’identité ou de la Libye, où l’on a réinventé le marché aux esclaves et les tortures les plus atroces. Il n’est pas question de comparer avec l’horreur absolue. Et l’on se gardera des interprétations racialistes qui soutiennent que c’est parce que ces hommes (oui, ce sont à 98 % des hommes, mais personne pour s’en indigner et crier au sexisme) ont la peau foncée qu’ils sont exploités. C’est parce qu’ils sont en situation précaire.

 

Le miracle du numérique, c’est qu’il permet de contourner les droits sociaux sur place. Il suffit de baptiser ces esclaves « autoentrepreneurs », et les voilà dans le grand mouvement de la modernité et de l’émancipation. 

 

Il a fallu deux siècles de luttes sociales, depuis les débuts de la révolution industrielle en Grande-Bretagne, pour que des êtres humains, dans les pays développés, obtiennent le droit de vivre décemment, de ne pas se tuer à la tâche et d’être protégés une fois l’âge venu. Par la grâce de la globalisation – c’est-à-dire de la dérégulation des flux de capitaux et de marchandises –, il a suffi de quelques décennies à des multinationales déterritorialisées pour contourner ces conquêtes sociales en allant chercher la main-d’œuvre là où elle était encore exploitable à merci. Payer un T-shirt 5 €, c’est oublier qu’il ne peut être à ce prix que parce que des êtres humains, de l’autre côté de la planète, l’ont fabriqué pour rien (ou pour un presque rien qui permet aux promoteurs de ce système de se féliciter qu’il ait « sorti des centaines de millions de gens de l’extrême pauvreté » ; un modèle de philanthropie…). Et, mécaniquement, là où les droits sociaux existent, les usines ferment.

Il suffit de baptiser ces esclaves « autoentrepreneurs »...

Le miracle du numérique, c’est qu’il permet de contourner les droits sociaux sur place. Il suffit de baptiser ces esclaves « autoentrepreneurs », et les voilà dans le grand mouvement de la modernité et de l’émancipation. Le salariat, c’est ringard. Mieux : l’optimisation fiscale systématique permet aux plates-formes de ne payer aucune des charges qui permettraient à l’État de préserver ses missions régaliennes, des services publics décents et la garantie de droits sociaux pour les victimes de la désindustrialisation massive.

 

C’est curieux, cette propension de l’être humain à accepter la réduction en esclavage de son prochain…

 

 On rétorquera qu’il faut « cesser de culpabiliser » les gens et qu’« ils ont bien le droit de s’offrir un plaisir chez eux après une journée de travail ». Certains ajouteront même que cela permet à quelques restaurateurs de ne pas sombrer. Ils oublieront de préciser que les quelques sous qu’arrivent à grappiller ces restaurateurs ne sont rien en comparaison des sommes qu’engrangent des plates-formes dont le modèle économique ruine les pays développés. Et responsabiliser n’est pas culpabiliser. Mais la vue de ces forçats à vélo, seules formes vivantes dans des rues vidées par le couvre-feu, devrait nous réveiller. Sauf que, justement, c’est le couvre-feu. Nous pouvons ne pas les voir, ne pas savoir. Nous pouvons nous croire les gagnants de ce capitalisme du low cost parce que des communicants parlent de « démocratisation » du restaurant à domicile. C’est curieux, cette propension de l’être humain à accepter la réduction en esclavage de son prochain…

Source : https://www.marianne.net/

Écrire un commentaire

NB : Les commentaires de ce blog sont modérés.

Optionnel