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«Quand Disney + se change en précepteur moral», par Sami Biasoni.

Walt Disney/Everett/ŠEverett / Bridgeman images

La plateforme Disney + restreint l’accès à certains dessins animés classiques de son répertoire, comme les Aristochats ou Peter Pan, estimant que ces oeuvres véhiculent des clichés racistes peu appropriés à un trop jeune public. Une leçon de morale injustifiée qui rappelle à l’essayiste Sami Biasoni le temps des précepteurs d’Ancien Régime.

1.jpgWalt Disney regrettait en son temps que «le vrai problème avec le monde [fût] que trop de gens grandissent». Il faut croire que nombre d’enfants de jadis soient à ce point devenus adultes qu’ils ne parviennent désormais plus à penser en dehors de catégories problématiques fondant les nouvelles utopies de la race, du genre et du spécisme.

On apprend ainsi que sur la plateforme de vidéo à la demande Disney+ certains classiques anciens du répertoire animé sont devenus à ce point critiquables qu’il est nécessaire de les accompagner d’une mise en garde écrite, préalable au visionnage, précisant qu’ils comprennent «des représentations datées et/ou un traitement négatif des personnes ou des cultures». Il y est aussi question de stéréotypes «déplacés» qui auraient une «influence néfaste» sur le spectateur et de rédemption par une promesse répétée de vénération sans relâche des totems de «l’inclusivité» et de la «diversité». Dans les faits, on incrimine le film Peter Pan en raison de sa représentation jugée caricaturale et éculée de la culture amérindienne, les Aristochats pour présenter des chats siamois manipulant des baguettes et parlant avec un accent asiatique trop prononcé, et Dumbo au motif que l’un des corbeaux chantant le blues s’appelle Jim Crow (crow désignant le volatile en anglais), ce nom faisant écho aux lois de ségrégation raciale promulguées à partir de 1877 aux États-Unis.

 

Ces dessins animés sont désormais marqués du sceau d’une condamnation morale anachronique. 

 

Bien qu’elles agitent en ce moment l’opinion, il convient de reconnaître que les précautions susdites ne sont en fait pas nouvelles puisqu’elles semblent avoir été mises en place dès le mois d’octobre dernier. Elles s’accompagnent en outre de la mise au ban des programmes incriminés désormais inaccessibles depuis les profils «enfants» - officiellement afin d’adapter l’offre de contenus aux plus jeunes, le temps que d’autres catégories soient déployées sur la plateforme. Toutefois d’aucuns y ont vu une tentative supplémentaire de mise à distance d’un matériau cinématographique certes toujours accessible, mais obligatoirement soumis à l’intermédiation parentale.

On pensait Peter Pan une ode intemporelle au pouvoir libérateur de l’imaginaire, les Aristochats un hymne au dépassement de la condition sociale de chacun par l’amour, le courage et la musique, Dumbo un éloge de l’accomplissement et de l’acceptation de soi au-delà des apparences. Si le propos fondamental ne change pas, il est désormais marqué du sceau d’une condamnation morale anachronique, en vertu d’un procédé commode qui consiste à juger les faits du passé selon certains critères moraux de notre époque, afin d’activer les rouages d’une contrition contrainte relative aux errements de temps révolus: «les pères ont mangé du raisin vert et les fils ont les dents agacées», disaient déjà les prophètes bibliques au sujet de l’expiation des fautes commises par les défunts.

 

Nous avons progressivement pavé la voie aux dérives de la surveillance suspicieuse de la culture, de l’histoire. 

 

Bien que la culture de la précaution ne soit pas nouvelle outre-Atlantique, on ne saurait se résoudre à ce qu’elle se normalise, surtout en matière d’expression artistique. Elle n’est autre qu’une propédeutique douce à la manifestation d’une censure aveugle articulée selon les modalités implacables de l’effacement. Les Tartuffes de la postmodernité ne se contentent plus d’exhorter autrui à couvrir le sein qu’ils ne sauraient voir, il leur faut revendiquer pourquoi sa vue est oppressive, admonester publiquement ses observateurs et imposer à tous leurs contemporains - complices malgré eux - les conditions de leur rédemption.

En acceptant docilement que la pipe de Monsieur Hulot fût un temps floutée au nom de la salubrité publique, que Lucky Luke abjurât son tabagisme au profit d’un brin d’herbe pour les mêmes raisons, qu’il fût normal de ne pas publier les œuvres d’un auteur de génie en raison de son passé politique, qu’il fût excusable de mutiler des statues centenaires de Français glorieux excommuniés de notre patrimoine sans fondement autre que celui de la subjectivité victimaire de quelques militants, ou qu’il fût recevable de dénaturer les équilibres subtils de la syntaxe sur la base mal assurée de spéculations affirmant que l’égalité des sexes dériverait nécessairement de l’agencement ou de la forme des mots, nous avons progressivement pavé la voie aux dérives de la surveillance suspicieuse de la culture, de l’histoire et des relations les mieux ordonnées entre les hommes.

Animé des meilleures intentions pédagogiques, le duc de Montausier entreprit en son temps de rendre accessible autant qu’acceptable une collection de textes classiques latins et grecs au jeune Dauphin encore adolescent Louis de France, fils du roi Louis XIV. Ainsi chaque œuvre originale était-elle accompagnée d’une réécriture (interpretatio) généralement simplificatrice et pudibonde, à laquelle on adjoignait une explication (annotatio) autant destinée à éclairer le texte et sa réécriture, qu’à en «orienter» favorablement la lecture. Mais il faut croire que les précepteurs moraux de notre époque ont cessé de former les rois ; ils éduquent désormais les foules en définissant le périmètre admissible de leur imaginaire.

 

Sami Biasoni est professeur chargé de cours à l’ESSEC, doctorant en philosophie à l’École normale supérieure. Auteur, membre de la rédaction du magazine Causeur, il a publié en février 2020 Français malgré eux (avec Anne-Sophie Nogaret) traitant du thème du racialisme en France.

Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

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