Esprit d'Arménie, par Michel Onfray.
Dans nos temps nihilistes, on ne peut plus parler de l’esprit d’un peuple sans passer pour un dangereux personnage d’extrême-droite contrevenant au principe d’un universalisme qui nie la diversité pour n’envisager l’Homme que comme une catégorie conceptuelle pure, une Idée de la raison.
Or l’homme n’est pas qu’une idée, c’est aussi la somme d’une multiplicité de façons d’être.
Pourtant, Kant qui n’est pas suspect d’être un philosophe d’extrême-droite traite abondamment de l’esprit des peuples dans son Anthropologie d’un point de vue pragmatique. Certes, au XVIII°, alors que les hommes se déplacent au pas d’un homme ou d’un cheval, l’esprit d’un peuple signifie plus et mieux qu’aujourd’hui où nous circulons partout sur la planète avec l’aide des moteurs - motos, voiture, train, avion. Le déterminisme géologique, donc géographique, donc historique, donc culturel est moindre depuis ce rétrécissement de la planète avec l’aide des moteurs. Plus personne n’est contraint, en habitant un village de montagne perdu dans une vastitude géographique, de vivre refermé sur sa communauté en préservant son identité acquise par des stratifications millénaires d’habitudes, de transmissions d’usages et de savoir-faire, de visions du monde cristallisées en cultures dites folkloriques - n’oublions pas que l’étymologie de folklore renvoie au peuple…
Or le folklore est un objet historique méprisé par les intellectuels des villes perfusés à l’idéologie universaliste depuis la Révolution française. La philosophie des Lumières a créé un «Homme nouveau» que 1789 porte sur les fonts baptismaux avant que 1793 ne le précipite dans les fosses communes. Il se fait que, nonobstant ces fosses communes, cet Homme nouveau ( à l’origine une idée de Saint Paul!) reste pour beaucoup d’intellectuels occidentaux la fiction qui organise leur vision du monde.
Mais je m’égare…
Revenons à l’esprit des peuples.
En Arménie, il m’a été donné à trois reprises, via trois anecdotes, de saisir quelque chose qui pourrait bien contribuer à la définition de l’esprit du peuple arménien.
La première: dans un village près du front, un homme nous montre les ruines de la maison de sa fille. Elle venait d’acheter cette modeste bâtisse quatre jours plus tôt quand une bombe a soufflé ce qui n’a pas eu le temps d’être son domicile mais qui est cependant devenu sa dette pour des années - les banques ne font pas de sentiment, cette jeune Arménienne devra rembourser ce que les Azéris ont détruit. Elle a perdu sa maison mais peut-être aussi, et c’est bien sûr beaucoup plus grave, a-t-elle aussi perdu son frère dont elle est sans nouvelle depuis quelques semaines. Son père en parle, le bord des yeux rougis, sa mère n’en parle pas, elle pleure. Cette famille est restée dans ce village où elle sait que les Azéris s’installeront et probablement avec eux les djihadistes mercenaires venus de Syrie auxquels la Turquie a donné l’autorisation de vassaliser le Karabakh à coup d’épées.
Nous suivons le chemin qui conduit à cette maison explosée. Le village est silencieux. Plus d’aboiements autour des niches, plus de caquetages dans les basses-cours, plus de bruits de vie humaine. Rien que le silence d’après les bombardements. Jamais l’expression un silence de mort n’a autant fait sens …
Le vieux monsieur s’arrête en cours de chemin, il ouvre la porte d’un jardin dans lequel, au milieu d’herbes hautes, les branches des grenadiers ploient sous le poids de fruits mûrs que personne ne ramasse. Cet homme sans âge qui semble tout droit sorti de l’Ancien Testament, voûté sous le poids de sa peine, déjà en deuil de son fils et en souffrance silencieuse devant sa fille sur le pas de sa maison détruite, cet homme, donc, cueille autant de grenades que nous sommes et il en offre une à chacun… En Arménie, offrir une grenade est un signe d’amitié, d’affection, de tendresse. C’est là-bas le fruit du paradis - pourquoi pas, car le pomum de la version latine de la Genèse, la Vulgate, signifie en effet fruit et non pas pomme… On dit qu’elle renferme trois cent soixante-cinq grains, autant de jours qu’une année donc. On l’offre aux fêtes, aux mariages, à Noël, et autres occasions de dire son amour.
Cet ancien aux habits couleurs de ruines n’a plus rien, mais il trouve tout de même quelque chose à donner…
Ensuite: à Stepanakert où nous arrivons en fin de journée, la ville de cinquante mille habitants est vide, comme ravagée par un souffle gigantesque. La nuit tombe, plus d’éclairages, les rues sont noires. Personne dans les maisons, tous ont fui et craignent l’arrivée et l’installation des Azéris. Le gouvernement turc annonce qu’il va laisser le Karabakh aux mains des djihadistes venus de Syrie; ceux-là décapitent les Arméniens du fait qu’ils sont arméniens, ils le font déjà dans la ville en se faisant passer pour leurs coreligionnaires, en parlant leur langue et en portant les treillis de leur armée, avant de leur trancher la gorge… Des bombardements ont effondré des maisons, soufflé des immeubles, explosé des milliers de vitres et de vitrines, des bandes de chiens abandonnés par leurs maîtres errent dans la ville et cherchent de quoi manger, ils fouillent les poubelles. L’Azerbaïdjan, dont le nom même date de 1918, assimile les Arméniens à des chiens, son président, Aliev, a en effet proclamé après l’écrasement du Karabakh: «J’avais dit qu’on chasserait les Arméniens de nos (sic) terre comme des chiens et nous l’avons fait.»
La ville est morte, il faut chercher une âme qui vive comme une aiguille dans une botte de foin. Il existe deux ou trois hôtels. Certains propriétaires en profitent pour ajouter des zéros aux prix de location habituels. Pas de chauffage ici, là pas de wifi bien sûr. Notre chauffeur se souvient d’un hôtel dans lequel il avait conduit des gens il y a une dizaine d’années. Il propose que nous y allions. Nous arrivons dans la nuit d’un quartier sans trace de vie. Le propriétaire nous accepte. Il n’y a pas de chauffage mais il peut en mettre ici ou là dans telle ou telle chambre. Il propose d’abord que nous dormions à plusieurs dans la même carrée. Puis il arrange le tout. Il prend tout le monde. Certains auront du chauffage, d’autres non.
Mais il nous faut surtout trouver de quoi dîner…
Dans la suie de cette ville éteinte comme le lendemain d’un feu de cheminée, nous guettons les petites vitrines éclairées tels des lampions un jour de fête sans fête. Nous trouvons un magasin où l’on vend de tout, nourriture comprise. Nous achetons de la charcuterie et des vins, de la vodka et de la bière, des fromages et des gros cornichons, des olives et des légumes cuits, et de quoi faire un dîner froid qui nous réchauffe. Il nous faut sustenter sept ou huit personnes. Les paniers sont pleins. Au moment de payer, nous apprenons qu’on ne peut utiliser nos cartes bleues, ni les euros. Les dollars ne sont pas en assez grande quantité.
Que faire?
Aussi incroyable que cela puisse paraître, le caissier nous dit: «Prenez, partez, mangez. Vous reviendrez me payer demain»! Nous avons trouvé une solution, nous avons payés, nous sommes partis, nous avons mangé. Mais dans quel pays du monde laisse-t-on partir des gens sans payer juste en les invitant à être honnête donc à repasser honorer leur dette le lendemain alors que rien, sauf l’honneur et le respect de la parole donnée, ne les y obligerait? Sûrement pas en France…
Enfin, troisième histoire édifiante: j’aime les tapis autant que les œuvres d’art africaines. Je ne sais pourquoi les raisons de ces deux tropismes si ce n’est mon goût pour la sagesse et l’identité de peuples qui s’exprime ailleurs que dans le verbe ou le texte. Entre une matinée consacrée à une conférence de presse et l’après-midi du dernier jour destiné aux derniers enregistrements du film que nous préparons, en sortant du restaurant où nous avons déjeuné dans la cour dans le plein air de novembre, j’avise dans la rue un magasin d’antiquités et de tapis.
Il y a là des pièces magnifiques! Notamment des tapis du XIX° siècle. Je tombe en arrêt devant l’un d’entre eux, extraordinaire, sur lequel figurent des signes que j’assimile à un genre d’alphabet. Le vendeur me dit que non: il s’agirait d’églises vues du ciel! Ce mélange sur fond d’un vieux rouge de l’alphabet d’une langue inconnue et d’une architecture signifiée du point de vue de Dieu ou des anges me va tout à fait. J’achète.
La question du paiement se pose à nouveau. Pas de carte bleue possible. Pas de somme liquide équivalente à disposition dans nos portefeuilles. Je propose un virement de France. Le vendeur y consent. Je téléphone à mon épouse, Dorothée, qui assure les transactions en quelques minutes. Dans le quart d’heure, le tapis est enveloppé. Nous sommes sortis.
Astrig qui nous accompagne m’apprend ce que j’ignorais des tapis arméniens: le tapis oriental islamique leur est franchement postérieur. Le tapis dit d’Orient n’est pas d’origine nomade en Asie mais voit le jour sur les hauts plateaux arméniens bien avant la naissance de la religion musulmane. Cette origine chrétienne du tapis oriental est une thèse d’histoire de l’art qui s’avère, on s’en doute, éminemment politique. On la doit à Volkmar Gantzhorn, un homme formé à l’histoire de l’art et à l’esthétique, à la philosophie et à la psychologie, à la peinture et à la sculpture, à l’art graphique et à la géographie. Je vais me renseigner sur cet homme et son travail.
Alors que nous avons quitté le magasin, Dorothée m’appelle. Je suis dans la rue. Elle m’avise que les vendeurs n’ont pas fourni les données qui leur permettraient d’être payés. Mes amis et moi avions acheté trois tapis. Si nous avions été malhonnêtes, il nous suffisait de faire le mort: nous avions les tapis, ils les avaient perdus et n’auraient jamais eu leur argent. Nous sommes revenus sur place et nous avons fourni les données manquantes. Le virement a pu être fait.
Peuple de commerçants les Arméniens? Ou peuple qui commerce mais dont l’essentiel dans la vie n’est pas le commerce? Je souscris, on s’en doute, à la seconde hypothèse…
Quels sont les enseignements de ces trois anecdotes vécues en Arménie, avec des Arméniens? Ce sont trois leçons de morale qui portent trois vertus: la générosité, la parole donnée, la confiance. Quand on n’a rien et qu’on a tout perdu, on peut encore donner; quand on est démuni et qu’on vit dans les décombres, on peut toujours souscrire à la grandeur et la puissance de la parole donnée; quand on fait métier du commerce, on peut aussi en faire un art noble sans faire de l’acheteur une vache à lait...
De retour en France, me souvenant de ces trois histoires édifiantes, il m’est resté en tête les visages des acteurs de ces belles fables édifiantes dans le genre d’Ésope ou de Phèdre. Ils avaient en commun de porter des siècles de burinage éthique et de tannage moral. Quelque chose qui ne peut pas ne pas entretenir de relations avec le christianisme des premiers siècles devenu avec le temps un genre de sainteté laïque mâtinée de sagesse païenne romaine.
Source : https://michelonfray.com/