Arménie : la politique à courte vue de Poutine, par Mooshegh Abrahamian.
Ce qui semblait une évidence à beaucoup, à moi le premier, ne s’est pas produit. Poutine n’est pas venu au secours des Arméniens. Pire : une attaque massive avec la présence en force des Turcs et des djihadistes n’aurait pu avoir lieu sans son aval, Aliyev et Erdoğan ne s’y seraient pas risqués. L’hélicoptère russe abattu en territoire arménien aurait dû provoquer une réaction massive.
Au lieu de cela, les Russes imposent un cessez-le-feu qui entérine les gains azéris et va au-devant du rêve pantouranien : un corridor qui permet le passage terrestre à travers le territoire arménien depuis Constantinople jusqu’à Bakou… demain jusqu’à l’Asie centrale, voire Urumqi.
Une seule explication possible. Punir Pachinian, le Premier ministre d’Arménie. Telle a été la motivation principale de Poutine. Pachinian s’était engagé dans une véritable dynamisation de l’Arménie, misant sur les forces et le réseau inexploités de la diaspora pour faire de son pays un pôle d’excellence dans les technologies de pointe. Sauf que l’opération « mains propres » que Pachinian a engagée depuis la révolution de velours de 2018 touchait les anciens protégés de Poutine. Celui-ci a fait payer aux Arméniens de n’avoir pas voulu comprendre que la sécurité (assurée par la Russie) et la liberté (hors la tutelle de Poutine) étaient incompatibles.
Voir l’Arménie s’émanciper de la tutelle russe lui était insupportable. Le temps des chars soviétiques étant révolu, un coup d’État était impossible car il aurait été rejeté par le peuple qui avait chassé les oligarques. Alors, on a eu la pire des solutions : l’attaque massive préparée par l’état-major turc.
Aucun soutien n’était à espérer, même si la mobilisation de la diaspora a été à la hauteur de la menace. Je crois que je préfère encore le silence complice d’une grande partie de l’Occident aux paroles de soutien d’Emmanuel Macron qui a préféré chatouiller, avec ses Mirage 2000 (au nom de l’OTAN, sans doute), les moustaches de l’ours russe en mer Noire plutôt que de les envoyer, pas très loin de là, au secours des Arméniens. Au lieu de cela, ils ont eu droit à une aide médicale « équitablement » partagée avec les Azéris. Ignoble.
Tenir 45 jours dans un tel déséquilibre des forces fut un exploit. Il faut le dire, dans ces conditions, personne n’aurait fait mieux que le valeureux soldat arménien.
Reconstruire ne sera pas facile. L’Artsakh est réduit à la portion congrue et la frontière est une vraie usine à gaz, annonciatrice d’un nouvel embrasement. Car Aliyev veut chasser ces chiens d’Arméniens définitivement, et Erdoğan ne veut plus de cet obstacle mécréant entre les terres d’islam d’est et d’ouest. L’Arménie devra faire bloc autour de son gouvernement. On ne comprend pas bien les intentions des protestataires et de leurs commanditaires, sinon de vouloir tenter de renverser Pachinian. Lui reproche-t-on l’acceptation du cessez-le-feu qui pourtant, dans les circonstances, a permis de sauver des vies et des territoires ?
Poutine tente ainsi de confirmer sa victoire en faisant tomber Pachinian pour remettre en selle ses obligés. A moins qu’il ne finance massivement le développement du pays, un affaiblissement durable de l’Arménie sera-t-il évitable ?
Dans ces conditions, la disparition à terme du seul avant-poste chrétien au Caucase signifierait une perte d’influence significative de la Russie sur son flanc sud au profit d’Erdoğan, qui pourra dès lors étendre son influence sur les peuples musulmans du Nord-Caucase et, pourquoi pas, sur les Tatars de Crimée puisqu’il a déclaré au président ukrainien qu’il considérait la Crimée comme un territoire ukrainien !