Instituteur tatoué: Les libertés individuelles doivent s’arrêter là où commence l’intérêt général, par Jean-Eric Schoettl.
Sylvain Hélaine, alias «Freaky Hoody». CHRISTOPHE ARCHAMBAULT/AFP
L’interdiction d’enseigner dans certaines classes pour l’instituteur tatoué est commandée par les principes fondamentaux de l’éducation nationale, analyse Jean-Eric Schoettl, ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel. Selon lui, l’institution ne doit pas céder à une vision maximaliste des libertés individuelles.
Tatoué de la tête aux pieds, l’instituteur Sylvain Hélaine (alias «Freaky Hoody» sur les réseaux sociaux) s’est vu retirer par l’inspection académique, à la suite de plaintes de parents d’élèves, la charge des classes de maternelle.
Quand bien même elle ne trouve guère d’appui sur un texte normatif spécifique et conduit déjà certains à dénoncer une nouvelle cause de discrimination, cette décision, au demeurant minimale, est commandée par les principes fondamentaux de l’éducation nationale.
Le maître et la maîtresse d’école (comme on les appelait naturellement il n’y a pas encore si longtemps) sont des passeurs: vers la vie adulte, vers le monde des adultes. De ce monde des adultes, l’instituteur est la figure de proue. Cette figure doit être ouverte, avenante et familière. Sa personne doit s’effacer derrière son rôle, afin qu’elle ne fasse pas écran entre les élèves et le monde vers lequel il les accompagne.
Guidant l’enfant vers l’universel, en lui permettant de s’émanciper de ses assignations particulières, l’enseignant doit apparaître à l’enfant comme l’ambassadeur de la communauté nationale, au service de tous, disponible à tous, et donc lui-même affranchi de toute allégeance trop visible ou singulière. C’est pourquoi le devoir de neutralité est si important dans la tradition laïque.
La figure de l’instituteur doit être ouverte, avenante et familière. Sa personne doit s’effacer derrière son rôle
La mission de l’enseignant, comme les mots le révèlent («instituteur», «élève»), réside dans l’élévation des enfants que la collectivité lui confie. L’accomplissement de cette mission suppose par construction qu’il est en surplomb par rapport à eux. Elle proscrit toute familiarité excessive (comme lorsque les élèves tutoient leur maître ou l’appellent par son prénom), toute connivence anarchisante (comme lorsque l’enseignant se présente aux élèves comme leur allié contre l’ordre social).
En bonne réciprocité, le respect que le professeur doit inspirer aux enfants en sa qualité d’ambassadeur du monde des adultes exige de lui le respect des usages communs qui instituent ce monde (usages que les règlements se bornent à codifier, d’ailleurs a minima). Notamment quant à son apparence, car c’est cette dernière qui s’offre d’abord au regard des élèves, tout particulièrement des plus petits.
L’enseignant doit donc avoir une tenue correcte (ce que l’usage commun sait très bien caractériser). Surtout, il doit s’abstenir de toute conduite pouvant inquiéter, choquer, cliver ou rebuter. Dans la sublime lettre qu’il adresse le 17 novembre 1883 aux instituteurs, Jules Ferry leur donne à cet égard le conseil suivant: «Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Demandez- vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe, pourrait de bonne foi refuser son assentiment».
Rien ne va plus si l’enseignant sacrifie cette exigence de (re)tenue à la manifestation de ses propres lubies ou à l’ostentation de ses adhérences tribales. La mission de passeur est compromise si, au lieu de se comporter en ambassadeur de la collectivité, celui ou celle qui est censé «instituer» se proclame en marge de la société, en révolte contre elle et en guerre contre les familles. La réaction hostile des élèves ou de leurs parents est non pas alors l’expression de préjugés qu’il faudrait surmonter au nom de la tolérance, mais la preuve que le contrat liant le professeur à la collectivité est rompu.
Rien ne va plus si l’enseignant sacrifie cette exigence de (re)tenue à la manifestation de ses propres lubies ou à l’ostentation de ses adhérences tribales.
Faut-il ajouter que le trouble ainsi causé, venant parasiter la transmission des connaissances, ne peut que dégrader la qualité de l’enseignement? Faut-il souligner que la manière d’être et d’agir de l’enseignant est une composante de sa fonction et qu’il souscrit, dans cette mesure, une obligation d’exemplarité? Faut-il rappeler que, dans sa lettre de 1883 précitée, Jules Ferry exhortait les instituteurs, au nom des familles et de la société, «à (....) apprendre à leurs enfants à bien vivre par la manière même dont vous vivez avec eux et devant eux»?
Comment, enfin, imposer des obligations vestimentaires aux élèves (décence, absence de signes religieux ostentatoires, a fortiori uniforme) si leur professeur arbore un tatouage facial intégral?
Le droit à l’instruction, comme le devoir d’instruire, sont inséparables de la construction de la citoyenneté. L’instruction publique est donc au service exclusif des enfants et de la collectivité. En abandonnant son exercice à l’expression débridée de la personnalité de l’enseignant, on cède à toutes les dérives, y compris comme, en l’espèce, à l’exhibition narcissique. En ouvrant la salle de classe au droit à la différence et aux doléances sociétales, on laisse privatiser l’égal accès à l’instruction, qui est une liberté publique.
Pour tous ces motifs, on ne voit pas ce qu’il y aurait de problématique à ce que les autorités scolaires, faisant prévaloir l’intérêt de l’enfant et les exigences collectives sur une conception maximaliste de la liberté individuelle, suspendent, au moins dans les petites classes, l’activité d’un enseignant tatoué sur tout le visage et dont la présence en classe a ému les parents d’élèves.
Comment (...) imposer des obligations vestimentaires aux élèves (...) si leur professeur arbore un tatouage facial intégral ?
Les vraies questions que pose cette affaire sont ailleurs: comment le système scolaire a-t-il admis que l’intéressé, avant même d’arriver dans une salle de classe, soit recruté et affecté? Le service public de l’enseignement aurait-il perdu ses immunités? Le mot «décadence» n’est-il pas le plus approprié pour dépeindre cette permissivité apeurée des institutions face aux outrances individuelles? Comment la magnification des droits subjectifs peut-elle à ce point évincer le souci du bien commun?
Par ailleurs, s’agissant du tatouage, la société peut-elle rester impavide face au développement d’une pratique qui fait produire des effets irréversibles et pénalisants à une affirmation de soi dont les motivations sont passagères et relèvent le plus souvent d’une impulsion juvénile ultérieurement regrettée? En attendant, faut-il regarder l’intéressé comme une personne «à problème» que la société devrait avoir à cœur d’intégrer, y compris aux frais des écoliers et contre le sentiment des familles?
Jean-Eric Schoettl est ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel et conseiller d’Etat honoraire.
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/