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« La transgression s’efface des œuvres dès qu’il est question de politique, de religion, de sexe, de couleur de peau », par Michel Guerrin

« Unes » de l’hebdomadaire « Charlie Hebdo » du 2 septembre, à la veille de l’ouverture du procès des attentats de janvier 2015, à Paris. AFP

Comment va aujourd’hui la liberté d’expression et de création à l’heure où se tient le procès de la tuerie contre « Charlie » ? Pas très bien, l’autocensure galope.

8.jpgChronique. Il y a tant de douleur à raconter au procès Charlie Hebdo. Une mémoire à écrire. Une liberté d’expression à défendre. Ce troisième enjeu est ardu. Peu importe que la France soit beaucoup moins « Charlie » qu’il y a cinq ans. Ce journal n’a jamais cherché le consensus. Il veut juste vivre, avec la loi pour gardien. Sauf que la loi ne garde plus grand-chose, puisque le débat se joue ailleurs, dans l’opinion et dans la création.

Le sondage publié, le 2 septembre, par Charlie Hebdo avec l’IFOP en confirme d’autres. Plus on est jeune, plus on pense que le journal n’aurait pas dû publier les caricatures de Mahomet. On le pense encore plus si on est musulman. Alors si on est jeune et musulman…

Philippe Lançon, rescapé de la tuerie, qui a publié un grand livre, Le Lambeau (Gallimard, 2018), cerne le recul de la liberté d’expression : « Charlie continue de vouloir rire ou sourire de tout dans un monde où plein de gens, surtout à gauche, ne veulent plus rire de rien, et surtout pas d’eux-mêmes. » La gauche et le monde de la culture, jadis soudés derrière le Charlie qui pourfendait le pape et l’Eglise catholique, ne rigolent plus quand il s’agit de moquer l’islam. Une explication : le catholicisme était assimilé à la bourgeoisie dominante, alors que l’islam est associé aux populations minoritaires et brimées.

Le dessin satirique, un baromètre

Virginie Despentes incarne ce basculement de la gauche quand elle déclare aux Inrocks, peu après la tuerie avoir « aimé tout le monde », notamment « ceux qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir ».

Sans aller jusque-là, les artistes semblent tétanisés par l’enjeu. Alors que la France est le pays où ils sont le plus protégés par la loi, que Charlie n’a pas d’équivalent dans un autre pays, la transgression s’efface des œuvres dès qu’il est question de politique, de religion, de sexe, de couleur de peau. Ce qui fait beaucoup.

Le dessin satirique est un baromètre. S’il ne frappe pas fort, il devient niais, autant le supprimer. Le New York Times l’a fait en 2019, pour éviter les ennuis. Or, s’inquiète notre confrère Plantu, « nombre de journaux se séparent en ce moment de leurs dessinateurs, partout en Europe ».

Plus largement dans la culture, vous trouverez des tas d’œuvres qui dénoncent le néolibéralisme, le sexisme, l’homme blanc, les riches, le pouvoir, un cocktail qui brime les pauvres et les minorités. Les sujets sont pertinents, mais leurs représentations collent tant aux discours sociétaux qu’ils deviennent un combat moral, regorgent de bons sentiments, sans imaginaire, nuance ou complexité. Isabelle Barbéris l’a montré dans L’Art du politiquement correct (PUF, 2019), dans lequel elle dénonce un nouvel académisme.

« Quel musée se risquerait à raconter en images la saga de « Charlie » ou de son ancêtre « Hara-Kiri » ? »

On est loin d’un Genet en littérature, ou d’un Buñuel au cinéma, par exemple Viridiana, Palme d’or 1961, dans lequel une riche héritière aide des pauvres, qui, un soir, se saoulent, pillent la maison de leur bienfaitrice et essaient de la violer – les pauvres sont des riches désargentés. Dans le théâtre, nous dit notre consœur Brigitte Salino, « il n’y a plus de place pour la provocation », alors que cet art est celui de l’affrontement des idées.

Au Musée d’art moderne de New York, le nouvel accrochage, en 2019, tout en mettant l’accent sur la dimension « multiculturelle », est « si lisse qu’on n’est pas tombé sur la moindre œuvre qui dérange », écrivait notre correspondant Arnaud Le parmentier.

Logique. L’immense majorité des créateurs sont à gauche, donc du côté des fragiles. Mais l’autocensure galope aussi. Il n’y a rien de pire pour eux que d’être relégués dans « l’ancien monde ». « Les créateurs ont tellement peur, que chaque fois qu’ils parlent de la pluie, c’est pour dire que ça mouille », affirme Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo.

Le cas américain

Il faut le CV d’Ariane Minouchkine – femme, 81 ans, de gauche, talentueuse – pour mettre en scène des barbus qui tournent un porno, dont un ressemble au Chaplin du Dictateur, dans Une chambre en Inde. Mais quel musée se risquerait à raconter en images la saga de Charlie ou de son ancêtre Hara-Kiri ? Ou à remonter l’exposition « Présumés innocents », qui, à Bordeaux, en 2000, traitait de l’enfance, et qui fut poursuivie en justice pendant onze ans par une association estimant que des œuvres étaient « pédopornographiques ».

Un remarquable dossier de Courrier international (dans le daté 3 au 9 septembre) raconte le cas américain. Les artistes qui sortent des clous doivent affronter la cancel culture (carrière ruinée pour actes inadéquats), l’appropriation culturelle (adopter les signes d’une autre culture), le woke (traquer le privilège blanc), les trigger warnings (mise en garde des étudiants sur les passages traumatiques d’un livre), les safe spaces (réservés à une communauté), etc.

Ces armes sont le seul moyen de nous faire entendre, disent des militants de minorités. C’est juste, mais les conséquences tutoient la purification de l’art. Les exemples pullulent, comme celui, en juillet, du roman de l’autrice américaine Alexandra Duncan, bloqué à l’imprimerie à cause d’un passage où elle parle au nom d’un Noir ; elle a demandé pardon pour « une erreur aussi monumentale ».

Nous n’en sommes pas là en France, même si des signes inquiètent. Surtout, des intellectuels et créateurs américains, parmi lesquels de nombreux Noirs, ripostent. Pour preuve, la tribune parue, le 7 juillet, dans Harper’s, puis dans Le Monde, où plus de 150 universitaires et créateurs dénoncent la montée, à gauche, d’«une intolérance à l’égard d’opinions opposées ».

Michel Guerrin, Rédacteur en chef au « Monde »

Source : https://www.lemonde.fr/

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