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Pierre Manent: «Il y a longtemps que nous sommes sortis à bas bruit du régime démocratique et libéral», par Eugénie Bastié.

Pierre Manent. Fabien Clairefond

Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

Le philosophe* analyse la crise inédite que nous vivons et le rapport à la politique qu’elle révèle. Pour lui, nous subissons un retour des «traits les moins aimables de notre État», notamment avec le confinement, mesure «primitive» et «brutale».

3.jpegLE FIGARO. – La crise que nous vivons semble acter un retour de l’État, après des décennies de théorisation de son désengagement. « Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne », a même admis le président Emmanuel Macron. L’idée de nation est-elle en train de faire son grand retour ?

Pierre MANENT. – En attendant le « jour d’après », nous observons le retour des traits les moins aimables de notre État. Au nom de l’urgence sanitaire, un état d’exception a été de fait institué. En vertu de cet état, on a pris la mesure la plus primitive et la plus brutale : le confinement général sous surveillance policière. La rapidité, la complétude, l’allégresse même avec lesquelles l’appareil répressif s’est mis en branle font un pénible contraste avec la lenteur, l’impréparation, l’indécision de la politique sanitaire, qu’il s’agisse des masques, des tests ou des traitements éventuels. Des amendes exorbitantes frappent des écarts innocents ou bénins. Il est interdit de sortir de chez soi sans passeport, mais le rétablissement des frontières nationales est toujours jugé un péché mortel. Je ne pense pas que la crise réhabilite cet État-là.

Quant à la nation, elle a été abandonnée, discréditée, délégitimée depuis deux générations, comme a été abandonnée, discréditée, délégitimée toute idée de politique industrielle. Nous avons renoncé à l’idée même d’indépendance nationale. Ah, n’être plus qu’un nœud mol et souple de compétences « pointues » dans les échanges mondiaux ! Oh, surtout ne jamais ralentir les flux ! Nous découvrons que nous sommes dépendants de la Chine pour presque tout ce dont nous avons besoin ? Mais nous nous sommes organisés pour être ainsi dépendants ! Nous l’avons voulu ! Croyez-vous que, lorsque nous sortirons exsangues de la destruction économique occasionnée par la crise sanitaire, il y aura beaucoup de volontaires pour remonter la pente que nous descendons depuis quarante ans ?

Le rapport entre « le savant et le politique », fondateur de la modernité politique, se trouve profondément bouleversé dans cette crise. Il semble que le décideur politique soit tenté de s’abriter derrière l’arbitrage scientifique, et, en même temps, dès qu’il s’en affranchit, il se trouve critiqué par l’opinion publique. Comment analyser cette situation ? Est-ce le triomphe de l’expertise sur la décision politique, ou bien le retour de la politique pure dans un contexte d’incertitude ?

Quant aux savants, il faut distinguer. Nous avons appris à connaître, à estimer et souvent à admirer nos médecins, soignants et chercheurs. C’est le réconfort de ce printemps sinistre. Nous avons découvert aussi la politique de la science, qui n’est pas plus innocente que l’autre. La compétence n’immunise pas contre le désir de puissance. En tout cas, ce sont les politiques qui décident, parce qu’ils ont en charge le tout, c’est à eux de prendre en compte tous les paramètres et d’envisager toutes les conséquences de leurs actions. C’est la politique qui est la science reine !

Comment analysez-vous la réaction de l’Union européenne à cette crise ? Plus généralement, celle-ci est-elle révélatrice de la faiblesse de l’Occident ?

L’Union européenne comme les nations qui la composent sont également faibles. L’Union a pris sa dernière forme. Ou elle persévérera cahin-caha sous cette forme, ou elle se délitera. L’ordre européen repose sur l’hégémonie allemande, une hégémonie acceptée, voire appréciée par le reste de l’Europe. L’Allemagne se trouve dans la situation la plus stable et la plus favorable dans laquelle elle se soit jamais trouvée. Elle domine par son seul poids, elle n’a nul besoin de bouger, ou plutôt elle a besoin de ne pas bouger. C’est ce que n’a pas compris le président Macron, qui fatigue les Allemands de ses demandes incessantes d’initiatives communes.

Les diverses nations sont rentrées chez elles. C’est la fin du bovarysme européen. Aucune merveilleuse aventure ne nous attend du côté européen de la rue. Chaque nation a découvert le caractère irréformable de son être collectif. Délivrés du rêve frustrant de « plus d’Europe », nous pouvons retrouver une certaine affection pour ce que nous sommes, essayer de nous renforcer à partir de notre être national, nourrir patiemment nos ressources propres, qu’elles soient économiques, militaires, morales ou spirituelles. Ce désir de se retrouver et de se renforcer ne sera salutaire que s’il est accompagné d’une prise de conscience lucide de notre faiblesse réelle, de la faiblesse dans laquelle nous nous sommes laissés glisser.

Êtes-vous surpris par la docilité avec laquelle nos démocraties libérales ont accepté de suspendre la plupart des libertés ? N’est-ce pas le signe que le règne sans partage des «droits» reste fragile face à l’urgence de la préservation biologique ?

Personne ne conteste que la pandémie constitue une urgence et qu’avec l’urgence certaines mesures inhabituelles s’imposent. Mais la fragilité de la santé humaine constitue en quelque sorte une urgence permanente qui peut fournir à l’État une justification permanente pour un état d’exception permanent. Nous ne voyons plus dans l’État que le protecteur de nos droits ; dès lors, la vie étant le premier de nos droits, un boulevard est ouvert à l’inquisition de l’État.

Cela dit, il y a longtemps que nous nous en sommes remis à l’État, que nous lui avons accordé souveraineté sur nos vies. Cette tendance longue a pris un tour aigu dans la dernière période. La spontanéité de la parole sociale a été soumise à une sorte de censure préalable, qui a pour ainsi dire exclu du débat légitime la plupart des enjeux importants de notre vie commune, ou même personnelle. Qu’il s’agisse de la question migratoire ou de la relation entre les sexes, et en général des questions dites sociétales, une idéologie commune à la société et à l’État dicte le permis et le défendu, qui ne fait qu’un avec l’honorable et le déshonorant, le noble et le vil. Bref, nous avons parfaitement intériorisé le principe d’une discipline de parole et d’expression à laquelle il serait suspect d’opposer la moindre résistance.

Ainsi sommes-nous sortis à petit bruit du régime démocratique et libéral qui était informé et animé par des projets collectifs rivaux, qui mettait devant nos yeux de grandes choses à faire, des actions communes à accomplir, bonnes ou mauvaises, judicieuses ou ruineuses, mais qui justifiaient que l’on s’opposât, que les arguments s’échangent vigoureusement, que les grandes questions nourrissent de grands désaccords. Cet heureux temps n’est plus. Le monde s’est pour nous rempli de victimes qui, d’une voix gémissante et menaçante à la fois, se disent blessées par tout ce bruit, voient dans les règles d’accord de l’adjectif une offense à toutes les femmes et, dans une grossièreté de cour d’école, une insulte homophobe. Qu’opposerions-nous maintenant à l’État gardien des droits, alors que nous le supplions de venir au chevet de notre intimité incessamment blessée ?

Pensez-vous que les fondamentaux même du libéralisme soient atteints par cette crise ? S’en remettra-t-il ?

Ce qui est atteint, ce sont les fondamentaux de la mondialisation que l’on dit libérale, c’est la mise en concurrence de tous avec tous, c’est l’idée que l’ordre humain résulterait désormais de la régulation impersonnelle des flux. Cette idéologie a fait usage de certains thèmes libéraux, mais le libéralisme est autre chose qu’il importe de préserver. Un régime libéral organise la compétition pacifique pour définir et mettre en œuvre les règles de la vie commune, et il distingue rigoureusement entre ce qui relève du commandement politique et ce qui relève de la liberté d’entreprendre au sens le plus large du terme, qui inclut en particulier la libre communication des influences morales, sociales,intellectuelles, religieuses. Remarque décisive: le régime libéral suppose le cadre national, il n’y a jamais eu de régime libéral que dans un cadre national.

Dans la dernière période, notre régime a connu une corruption qui a affecté toutes les classes: les riches, car il a favorisé la finance et la rente, en particulier immobilière, et a incité la haute technostructure à se détourner de la nation jusqu’à perdre parfois le sens du bien commun ; les pauvres et les modestes, car il a découragé le travail par des prestations sociales indiscriminées. Les fonctions dites régaliennes – armée, sécurité, justice – ont été privées de ressources. Donc, ou bien nous procéderons à la réallocation des ressources en faveur des fonctions régaliennes et de la rémunération du travail, ou nous nous immobiliserons de plus en plus dans l’administration par l’État de ressources de plus en plus rares, tandis que se poursuivra notre étiolement politique et moral.

Tandis que tout est mis en œuvre pour sauver la vie des plus fragiles, les rites élémentaires qui accompagnaient les derniers instants ont été réduits, voire supprimés. Que dit cette crise du rapport à la mort de nos sociétés modernes ?

Le gouvernement s’est cru autorisé par les circonstances à interdire, ou peu s’en faut, le dernier rite auquel nous soyons encore attachés, celui qui accompagne la mort. En dépit d’une tendance très générale parmi nous à rendre la mort invisible, cette mesure suscita tristesse, consternation et réprobation. Chacun comprend que les rites peuvent être à la fois aménagés et maintenus dans leurs traits essentiels, sans plus de risques pour les participants que n’en courent chaque jour les livreurs ou les caissières, sans parler des soignants.

Cet effacement brutal de la mort est inséparable de l’effacement de la religion : avez-vous remarqué que, sur la longue liste des motifs autorisant la sortie du domicile, on n’a pas oublié les « besoins des animaux de compagnie », mais qu’il n’est pas envisagé que nous souhaitions nous rendre dans un lieu de culte ? Cela mérite réflexion. Ceux qui nous gouvernent sont des personnes honorables qui font de leur mieux pour surmonter une crise grave. Or ils n’ont pas perçu l’énorme, l’inadmissible abus de pouvoir qui était impliqué dans certaines de leurs décisions. Comment est-ce possible ?

Dans la dernière période, les institutions, règles et lois qui définissaient la vie commune en Europe ont été rendues malléables pour toutes les demandes que chacun de nous, tyran tyrannisé par son désir, voudra leur adresser. Nous avons bu un vin de vertige, comme dit l’Écriture. Nous avons délégitimé les institutions qui ordonnaient la transmission de la vie, voici qu’on veut nous ôter les rites qui accompagnent la mort. Il est temps de nous réveiller.

* Pierre Manent est directeur d’études honoraire à l’École des hautes études en sciences sociales. Il s’est en particulier consacré à l’étude des formes politiques – tribu, cité, empire, nation – et à l’histoire politique, intellectuelle et religieuse de l’Occident. Plusieurs de ses ouvrages, tels Histoire intellectuelle du libéralisme et Les Métamorphoses de la cité, sont des classiques.

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