Sur le blog de Michel Onfray, la méthode insurrectionnelle.
Sous le signe de La Boétie
Pendant longtemps, la politique s’est appuyée sur la théocratie – le pouvoir de Dieu. Le compagnonnage entre les rois et les prêtres est vieux comme le monde. Quand les dieux parlaient c’était bien évidemment le clergé qui prétendait avoir l’oreille pour entendre ces voix réductibles à leurs chuchotements. Quand Dieu a remplacé les dieux, le schéma n’a pas changé: on est passé de plusieurs donneurs d’ordres à un seul, mais le clergé associé aux rois pour constituer la classe dominante a continué d’imposer sa loi au peuple. La classe intermédiaire des guerriers veillait à ce qu’il ne vienne pas à l’idée des gouvernés de vouloir décider par eux mêmes, pour eux-mêmes… Le peuple? Voilà l’ennemi de tous les gouvernants.
Le schéma trifonctionnel (roi et clergé / soldats et militaires / producteurs et peuple) a été analysé dans l’Histoire par Georges Dumézil. Il est bien évident que ce schéma perdure mais que la caste des prêtres, en temps de nihilisme religieux, a été remplacée par celle des journalistes qui constitue la caste sacerdotale pour une grande part.
L’éviction des dieux commence avec les philosophes matérialistes de l’antiquité. Il reste hélas peu de choses de la politique d’Epicure, les textes ont été détruits par le judéo-christianisme. Mais il demeure l’essentiel: une philosophie du contrat social. La politique est pour le philosophe des atomes une affaire entre les hommes sans que les dieux n’aient à s’en soucier. Dans l’une des Maximes capitales, Epicure parle d’un «contrat sur le point de ne pas se faire tort mais de n’en pas subir non plus» (XXXII). Il ne s’agit plus d’une contrat théocratique qui déciderait des relations des hommes entre eux via le divin, mais d’un contrat laïc qui concerne les hommes et rien qu’eux.
Il existe peu de textes de philosophie politique qui donnent le mode d’emploi insurrectionnel.
Dans la courte liste de ceux-ci, on trouve les inévitables bibles marxistes-léninistes qui font la part belle à la violence, au sang, à la terreur – le Manifeste du parti communiste de Marx, Que faire? de Lénine, Leur morale et la nôtre de Trotski, le Petit Livre rouge de Mao. L’Histoire nous a appris vers quels enfers conduisent ces prétendues voies d’accès au Paradis social!
Si l’on veut écrire une histoire de l’insurrection non-violente, bien qu’efficace, elle s’avérera bien courte. Et les quelques titres qui s’imposeront (De la désobéissance civile de Thoreau, les textes de Gandhi et de Luther-King) procèdent tous d’une même référence: le Discours de la servitude volontaire de La Boétie.
Ce texte, comme son auteur, est un météore dans le ciel philosophique occidental. Montaigne l’a dévalorisé et présenté comme étant d’extrême jeunesse, écrit à l’âge de seize puis dix-huit ans, un genre d’exercice de rhétorique effectué par son ami sans qu’il faille y voir autre chose. Il avait annoncé que les Essais seraient la poursuite de sa conversation avec son ami mort et qu’au coeur même de son livre à venir il placerait celui de son compagnon – avant de n’en rien faire et, pour se donner bonne conscience, de placer, à la place manquante, d’honorables sonnets de facture très classique…
Pour quelles raisons?
Le Discours de la servitude volontaire était devenu une arme de guerre protestante contre l’autoritarisme catholique du régime monarchique pendant les guerres de Religion – ce que, Montaigne qui était un légitimiste catholique qui y mettait les formes, ne pouvait accepter, voire cautionner…
Ce texte est peut-être un écrit d’extrême jeunesse. Et alors? Il est sans doute un exercice de rhétorique. Et après? On peut être jeune et doué pour l’exposé sans que la vérité ni le fond ne s’en trouvent affectés! A l’époque, l’Ecole normale supérieure n’existait pas encore… La Boétie démonte le pouvoir, tout pouvoir, comme s’il s’agissait d’un automate. Pièce après pièce, le jeune philosophe nous explique comment il fonctionne, pourquoi et comment. Autrement dit, ce faisant, il nous donne également les outils pour enrayer la machine…
Que dit ce bref Discours de la servitude volontaire?
Qu’il est funeste de se retrouver aux mains d’un maître qui peut à tout moment devenir un tyran; que beaucoup craignent ce genre d’homme alors qu’il ne tient son pouvoir que des assujettis qui le lui donnent ; qu’un seul tient son pouvoir de la multitude; qu’il ne faut pas agresser le tyran et le combattre positivement mais ne plus lui donner ce qui le constitue comme tel; qu’il faut cesser de nourrir le monstre et que c’en sera fini de lui; que «c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui ayant le choix ou d’être sujet ou d’être libre, quitte sa franchise, et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse»; qu’il ne faut pas vouloir éteindre le feu avec de l’eau mais cesser de l’alimenter en bois; que la liberté est le plus grand bien et que, sans elle, le reste est catastrophe; que les hommes ne veulent pas la liberté car il leur suffirait de la vouloir pour l’obtenir; que, s’ils ne l’ont pas, c’est qu’ils ne l’ont pas désirée; que les hommes sont complices des maux qui les frappent; que la première soumission s’effectue après le triomphe de la force, mais que cette situation se perpétue parce qu’on l’imagine naturelle; que certains ne sont pas dupes de ces mécanismes de sujétion mais que les tyrans les empêchent de s’exprimer; que l’assujettissement constitue un peuple serf; que cette servitude empêche les sujets de faire de grandes choses; que les tyrans abêtissent leurs sujets; que le tyran maintient sa puissance et assure la servitude avec du pain et des jeux; qu’il se présente sous le signe du sacré afin d’empêcher qu’on le critique; qu’il n’aime, ni n’est aimé et ne vit qu’avec sa cour qui le flatte et lui ment; que les principes de la sujétion ne sont pas la force armée, mais l’organisation pyramidale du pouvoir, chacun tyrannisant l’autre jusqu’à la base, et ce sur le principe édicté par le premier tyran – et puis cette fameuse phrase, sublime parce qu’elle est programmatique: «Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres»! Celle-ci également qu’il faut entendre comme la maxime d’un idéal: «Jamais à bon vouloir ne défaut la fortune» - autrement dit: chaque fois qu’un révolté a voulu détruire ce mécanisme de la sujétion, il a eu l’Histoire avec lui, voire: il a fait l’Histoire…
Ce bref texte dense et génial s’inscrit dans un courant de la philosophie politique dont on parle assez peu (pour ne pas dire : pas du tout…) celui des monarchomaques.
Qui sont-ils ?
Des penseurs politiques pour lesquels les sujets ne sont pas aux ordres du souverain mais l’inverse. En plein XVI° siècle, après les massacres de la Saint-Barthélemy, ils proposent une politique singulière. Ces calvinistes, pour la plupart, ne sont pas Républicains, ce qui n’aurait guère de sens à cette époque, mais ils veulent une monarchie constitutionnelle à même d’en finir avec la monarchie absolue qu’ils appellent tyrannie. Ils proposent le contrôle du roi par ses sujets. L’un d’entre eux, François Hotman, écrit en effet ceci: «Entre un gouvernement et ses sujets, il y a un lien, ou contrat, et les gens peuvent se soulever contre la tyrannie d'un gouvernement lorsque celui-ci viole ce pacte».
Qu’en cas de viol du contrat social, le peuple recouvre sa liberté d’agir contre celui qui se nomme un tyran, voilà une fois de plus qui fonde philosophiquement le droit d’insurrection.
Le nom de Jean-Jacques Rousseau, et l’ombre de Robespierre, écrasent en France la pensée de Thomas Hobbes, un philosophe atomiste et matérialiste du contrat qui les précède d’un siècle. L’auteur du Léviathan ne part pas d’une fiction après avoir écarté les faits, selon la méthode rousseauiste, mais il part du réel: les hommes ne sont pas naturellement bons et pervertis par la société, comme le pense Rousseau qui estime de ce fait qu’en instaurant une société bonne on restaurera l’homme dans son bonté, mais ils sont naturellement méchants et mauvais. Reprenant la phrase célèbre de Térence, Hobbes affirme que «L’homme est un loup pour l’homme». Il n’a pas tort…
Le philosophe anglais pense que, dans la nature, règnent la peur, la crainte, l’angoisse que les plus forts ou les plus rusés imposent leur loi aux plus faibles ou au plus désarmés. Chacun craint de tout le monde qu’il lui nuise – et cet état n’est pas désirable longtemps.
Le contrat social est l’art politique majeur puisqu’il repose sur le renoncement de chacun à nuire afin que le souverain, investi de la force de ce renoncement, garantisse la sécurité, la sûreté et la liberté à tous. Ce souverain peut-être aussi bien un homme, dans le cas de la monarchie, qu’une assemblée, dans celui de la république. En renonçant à leur liberté de nuire à leur prochain les hommes constituent un souverain dont l’obligation consiste à les protéger; si le souverain s’en montre incapable alors le peuple dispose du droit de recouvrer à sa liberté première. Lisons: «L’obligation qu’ont les sujet envers le souverain est réputée durer aussi longtemps, et pas plus, que le pouvoir par lequel celui-ci est apte à les protéger. En effet, le droit qu’ont les hommes, par nature, de se protéger, lorsque personne d’autre ne peut le faire, est un droit qu’on ne peut abandonner par aucune convention. La souveraineté est l’âme de la république: une fois séparée du corps, cette âme cesse d’imprimer son mouvement aux membres. La fin que vise la soumission, c’est la protection : cette protection, quelque que soit l’endroit où les hommes la voient résider, que ce soit leur propre épée ou dans celle d’autrui, c’est vers elle que la nature conduit leur soumission, c’est elle que par nature ils s’efforcent de faire durer » (Léviathan, ch. XXI, De la liberté des sujets).
Hobbes examine plusieurs cas dans lesquels le Peuple se trouve libéré de sa sujétion au Souverain qu’il a lui-même constituée. Nomment quand «le souverain s’assujettit à un autre souverain» (idem.) – qui dira que, dans la configuration maastrichtienne, le souverain français ne s’est pas assujetti à un autre souverain, et que, de ce fait, le peuple dispose du droit à recouvrer sa liberté.
Ce droit est très clairement le droit à l’insurrection contre le souverain qui ne protège plus son peuple.
Dans les premières pages de L’Archipel du Goulag, Soljenitsyne ne cite pas La Boétie, mais on découvre qu’il connaît ses thèses et l’a probablement lu. Il n’accable pas Marx, Lénine ou Staline, mais il explique que, sans le consentement des Soviétiques au pouvoir marxiste-léniniste, il n’y aurait pas eu de dictature – «la maudite machine se serait arrêtée» (I.17).
Le Discours sur la servitude volontaire n’est rien d’autre qu’un manuel d’insurrection – mais quel manuel! Il explique qu’il ne sert à rien d’accabler le tyran, le dictateur, le despote, car il n’y a de tyrannie, de dictature et de despotisme que parce que les assujettis à ces autocrates le veulent bien. Il leur suffirait de ne plus vouloir pour que le pouvoir de cet homme disparaisse en fumée.
Chacun conviendra que l’analyse effectuée par La Boétie au XVI° siècle se trouve confirmé par l’actualité.
En Occident, la tyrannie a pris la forme d’une Europe libérale que j’ai nommée l’Etat maastrichtien, qui vise l’Etat universel et un gouvernement mondial populicide. La leçon de La Boétie est qu’il suffit au peuple de ne pas le vouloir pour qu’il n’ait pas lieu.
La revue Front Populaire se propose d’être le parlement perpétuel des idées de ce que veulent les peuples contre les populicides qui souhaitent leur mort.
Michel Onfray
Commentaires
Toujours clair et intéressant