Crise sanitaire, crise civilisationnelle (2), par Michel Maffesoli.
La mort possible, menace vécue quotidiennement, réalité que l’on ne peut pas nier, que l’on ne peut plus dénier, la mort qu’inexorablement l’on est obligé de comptabiliser, cette mort, omniprésente, rappelle dans sa concrétude que c’est un ordre des choses qui est en train de s’achever.
Ce qui est concret, je le rappelle : cum crescere, c’est ce qui « croît avec », avec un réel irréfragable. Et ce réel, c’est peut-être, réellement, la mort de cet « ordre des choses » ayant constitué le monde moderne !
Mort de l’économicisme dominant, de cette prévalence de l’infrastructure économique d’origine marxiste, cause et effet d’un matérialisme à courte vue. Outre la « société de consommation », Jean Baudrillard a fort bien montré en quoi toute la vie sociale n’était qu’un « miroir de la production ». Ce qui est la réduction d’un être-ensemble essentiel à un « étant » on ne peut plus abstrait, uniquement préoccupé par le matériel que l’on ne maîtrise plus. On ne possède plus les objets, l’on est possédé par eux !
Mort d’une conception purement individualiste de l’existence. Certes, les élites déphasées continuent à émettre des poncifs du type « compte tenu de l’individualisme contemporain » et autres sornettes de la même eau. Mais l’angoisse de la finitude, finitude dont on ne peut plus cacher la réalité, incite, tout au contraire, à rechercher l’entraide, le partage, l’échange, le bénévolat et autres valeurs du même acabit que le matérialisme moderne avait cru dépasser.
Même « confinés » dans leur appartement, il est intéressant de noter que les chants patriotiques ou celui du répertoire populaire sont repris en commun. Et ce, afin de conjurer collectivement l’angoisse propre au sentiment de finitude et, ainsi, exprimer la solidarité devant la mort.
Encore plus flagrant, la crise sanitaire signe la mort de la mondialisation, valeur dominante d’une élite qui, toutes tendances confondues, reste obnubilée par un marché sans limite, sans frontière où, là encore, l’objet prévaut sur le sujet, le matériel sur le spirituel.
Souvenons-nous de la judicieuse expression du philosophe Georg Simmel, rappelant que le bon équilibre de toute vie sociale est l’accord devant exister entre « le pont et la porte ». Le pont nécessaire à la relation et la porte relativisant cette relation afin d’accéder à une harmonie bénéfique pour tout un chacun.
Cette mondialisation à outrance est, c’est difficile à le reconnaître, l’héritage de l’universalisme propre à la philosophie des Lumières du XVIIIe siècle. Et la saturation d’un tel état de choses va valoriser le localisme. Ce que l’école de Palo Alto, en Californie, a nommé avec justesse la « proxémie ». C’est-à-dire l’interaction existant entre l’environnement naturel et l’environnement social.
Ce que j’ai appelé « écosophie », sagesse de la maison commune, ou, en termes plus familiers, reconnaître que « le lieu fait lien ». Toutes choses rappelant qu’à l’encontre du leitmotiv marxiste « l’air de la ville rend libre », formule archétype du déracinement, la glèbe natale retrouve une force et vigueur indéniables.
Enracinement dynamique rappelant que, comme toute plante, la plante humaine a besoin de racines pour pouvoir croître, avec force, justesse et beauté ! Ainsi, face à la mort on ne peut plus présente est rappelée la nécessité de la solidarité propre à un « idéal communautaire » que certains continuent à stigmatiser en le taxant, sottement, de communautarisme.
Certains ? Qui sont-ils ? Tout simplement ceux qui, ayant le pouvoir de dire et de faire, continuent à défendre bec et ongles l’économicisme, l’individualisme, le mondialisme, le matérialisme dont il a été question.
La consanguinité des élites est chose évidente. Leur endogamie est chose mortifère. Cet entre-soi est on ne peut plus manifeste dans les poncifs moraux dont les oligarques se gargarisent. Lieux communs cachant mal leur culte atavique de l’argent, leur orthodoxie économiciste et leur célébration d’une échelle de valeurs de fait dépassée. Tout ceci à coup d’incantations : démocratie, valeurs républicaines, laïcité, progressisme, etc.
Tout cela s’exprimant dans des formules alambiquées où les esprits aigus et le bon sens populaire repèrent aisément les amphibologies et les cercles vicieux. Formules stéréotypées ne traduisant que l’essence de leurs pratiques et le fondement de leur désir profond, celui d’une « suradministration » leur assurant un pouvoir indépassable sur un peuple indécrottablement débile.
Ces élites ayant oublié que commander, c’est servir. Ce que traduit l’adage exprimant au mieux la cohésion sociale : regnare servire est. En bref, l’équilibre devant exister entre la puissance de l’instituant et le pouvoir de l’institué, c’est-à-dire des institutions économiques, politiques, sociales.
C’est parce qu’elles ne saisissent pas que la mort quotidienne, se rappelant à notre bon souvenir, signe, inéluctablement, la mort de la matérialiste civilisation moderne, qu’il va y avoir ce que le sociologue Vilfredo Pareto nommait, justement, la circulation des élites.
Circulation qui, Internet aidant, prend acte de la mort de la verticalité du pouvoir au profit de l’horizontalité de la puissance sociétale. Je l’ai souvent rappelé, la postmodernité n’est rien d’autre que la synergie de l’archaïque et du développement technologique. Autre manière de dire le retour du partage, de l’échange, de la solidarité et autres valeurs premières, fondamentales que la paranoïa des élites modernes avait cru, dialectique aidant, pouvoir « dépasser ».
La mort de la civilisation utilitariste où le lien social est à dominante mécanique permet de repérer la réémergence d’une solidarité organique. Organicité que la pensée ésotérique nomme « synarchie ». Ce qu’avait également bien analysé Georges Dumézil en rappelant l’interaction et l’équilibre existant, à certains moments, entre les « trois fonctions sociales ».
La fonction spirituelle, fondant le politique, le militaire, le juridique et aboutissant à la solidarité sociétale. Ainsi, au-delà de la suradministration déconnectée du Réel, c’est bien un tel holisme que l’on voit resurgir de nos jours.
Mais la prise en compte d’une telle synarchie organique nécessite que l’on sache le dire avec les mots étant le plus en pertinence avec le temps. Il est amusant – il vaudrait mieux dire désolant – de lire sous la plume d’un éditorialiste bien en cour que la situation est dramatique et, quelques lignes plus loin, parler de son aspect tragique.
La formule de Platon, toujours d’actualité, « la fraude aux mots », est le signe inéluctable d’une dégénérescence achevée. La conception « dramatique » est le propre d’une élite croyant trouver à tout une solution opportune. Le « tragique », bien au contraire, s’accorde à la mort. Il sait, d’un savoir incorporé, savoir propre à la sagesse populaire, vivre la mort de tous les jours.
Voilà en quoi la crise sanitaire porteuse de mort individuelle est l’indice d’une crise civilisationnelle, celle de la mort du paradigme progressiste ayant fait son temps. Peut-être est-ce cela qui fait que le tragique ambiant, vécu au quotidien, est loin d’être morose, conscient qu’il est d’une résurrection en cours. Celle où dans l’être-ensemble, dans l’être-avec, dans le visible social, l’invisible spirituel occupera une place de choix.