Une semaine libanaise avec Annie Laurent : 5/8, Le Liban, un « message de liberté » en péril
Alors que le Liban commémore son centenaire en 2020, le pays connaît depuis quelques mois d’importants soubresauts populaires.
De quoi s’agit-il précisément, comment analyser la situation profonde du Liban aujourd’hui ?
Quelle place pour les chrétiens ?
C’est à ces questions que répond ce dossier.
par ANNIE LAURENT
«L’Église désire manifester au monde que le Liban est plus qu’un pays : c’est un message de liberté et un exemple de pluralisme pour l’Orient comme pour l’Occident ! », écrivait Jean-Paul II dans une Lettre apostolique adressée à tous les évêques catholiques du monde, le 7 septembre 1989, alors que le pays du Cèdre vivait l’un des épisodes les plus tragiques de la guerre.
C’est dire l’importance qu’il lui accordait, au point d’ajouter que sa « disparition serait sans doute l’un des plus grands remords du monde ».
Et c’est pour soutenir cette vocation que le saint pape a convoqué un Synode spécial des Évêques sur le Liban qui s’est tenu à Rome en 1995. Il s’agissait de restaurer les chrétiens dans leur mission spirituelle, morale et culturelle. Car une partie d’entre eux, inspirés par le voisin israélien, étaient alors tentés de s’isoler de leur environnement islamique, tant sur le plan territorial que politique.
Pour convaincre les musulmans que son geste n’avait pas de visée politique, le Saint-Père avait tenu à associer au Synode trois personnalités représentatives de l’islam local, tandis que le Saint-Siège soutenait la création de plusieurs instances vouées au dialogue (un Comité national et divers centres universitaires) (1).
D’autres initiatives semblables suivront, inspirées par l’exhortation apostolique post-synodale, Une espérance nouvelle pour le Liban (10 mai 1997). Parmi elles, la Fondation Adyan, créée en 2006 par un prêtre maronite, Fadi Daou, et une universitaire sunnite, Nayla Tabbara, dispose d’un Institut de la citoyenneté qui promeut une autocritique honnête du passé pour favoriser les retrouvailles entre les diverses confessions. Faute d’un manuel d’histoire unifié pour les élèves, chaque communauté continue cependant de lire le passé selon sa propre version.
Jean-Paul II : un fort attachement au Liban auquel il consacra un synode spécial en 1995
En 2006 aussi, deux maronites, le général Khalil Hélou, entré dans l’armée en réaction aux premiers affrontements interchrétiens, et Raymond Nader, bénéficiaire de grâces mystiques reçues par saint Charbel et reconnues par l’Église, lançaient Liban-Message, un mouvement explicitement catholique.
Seul un christianisme en « bonne santé » peut garantir la réussite de cette ambition, et cela passe par l’unité des chrétiens. Or, très affaiblis par leurs guerres fratricides et leur perte de prérogatives au sein de l’État, l’accord de Taëf ayant signé leur défaite, les uns et les autres cherchent à survivre politiquement en recourant à des alliances confessionnelles avec des musulmans opposés entre eux. Cela accroît leurs divisions et les place en position d’être instrumentalisés pour des intérêts qui ne sont pas les leurs, tout en les privant du rôle de médiation correspondant à la vocation baptismale.
À cet égard, un événement heureux est à signaler : la réconciliation « historique » entre Samir Geagea, chef des Forces Libanaises, et Sleiman Frangié, chef du parti des Marada, autrefois adversaires dans le rapport avec l’occupant syrien. En 1978, Geagea, jeune milicien, avait participé à une expédition punitive meurtrière dans le fief des Frangié. En août 2018, tous deux se sont pardonnés devant leur patriarche, le cardinal Béchara Raï.
Plus circonstanciel est, en revanche, le rapprochement entre Geagea, allié du dirigeant sunnite Saad Hariri, et Michel Aoun, engagé auprès du Hezbollah. Ennemis acharnés depuis 1990, ils ont conclu en 2016 un pacte qui a permis l’élection du second à la présidence de la République. Mais le soutien que Geagea apporte à l’intifada en cours entraîne de facto sa rupture avec Aoun.
L’influence chrétienne a décru pour d’autres raisons : la multiplication d’institutions culturelles et universitaires musulmanes, à quoi s’ajoutent l’appauvrissement financier des congrégations enseignantes chrétiennes, non subventionnées par l’État, et la sécularisation d’une partie d’entre elles.
Il y a aussi des considérations démographiques: d’une part, les déracinements intérieurs imposés par la guerre (la présence chrétienne sur la surface totale du Liban est passée de 70 % en 1975 à 30 % en 2002); d’autre part, la dénatalité et l’émigration (les chrétiens ne représenteraient plus que 35 % de la population).
« Un coup fatal a ainsi été porté au rôle unificateur des chrétiens », note Carole Dagher (2).
Pour corriger cette situation, l’ancien ministre Michel Eddé a créé la Fondation maronite dans le monde, vouée à consolider les liens entre la diaspora (majoritairement chrétienne) et la mère-patrie, obtenant même, en 2017, le vote d’une loi qui autorise les émigrés inscrits dans les consulats étrangers à participer aux élections.
Enfin, quelle que soit la sincérité de certains acteurs musulmans dans leur engagement en faveur d’une conscience libanaise commune, le réalisme oblige à considérer que l’islam n’a pas renoncé à son projet conquérant. À la fin des années 1990, Raffic Hariri, maître d’œuvre du chantier de reconstruction du centre-ville de Beyrouth, n’a pas hésité à en violer les règles, édifiant une mosquée gigantesque qui écrase de sa masse la cathédrale voisine, Saint-Georges des maronites.
En réponse, celle-ci s’est dotée d’un campanile avec clocher, de même hauteur que les quatre minarets, surmonté d’une croix lumineuse.
A. L.
(1) Cf. A. Laurent, Les chrétiens d’Orient vont-ils disparaître ?, Salvator, 2017, p. 174.
(2) Le défi du Liban d’après-guerre, L’Harmattan, 2002, p. 131.