Tous les jours, je lave mon cerveau avec la télé de Frédéric Winkler
Que sont en effet ces loisirs contemporains de la société de consommation ?
Ce sont ceux que peut offrir une société telle que nous venons d'en dénoncer les traits principaux. Ce sont ceux, bien caractéristiques, de la société de masse : la télévision, l'ordinateur, le téléphone portable qui sont entrés dans nos vies, y ont introduit un certain langage comme une évidente uniformité, une totale passivité, et nous dirons même un certain totalitarisme. Le cinéma et une littérature assez douteuse, aux thèmes mille fois répétés, constituent une autre forme de loisirs et une nouvelle phase dans l'établissement d'une société de consommation sans âme. La drogue, la pornographie, la « musique » aux rythmes étranges représentent trop souvent « l'univers de fuite » dans lequel se réfugie notre jeunesse.
Sur un tout autre plan, « la vogue de la résidence secondaire » n'est encore dans les possibilités que de certaines catégories sociales et entraînent leur endettement comme leur dépendance à un système qui les exploite ; de même que les loisirs ne débouchent vraiment sur des activités culturelles que pour quelques-uns. Quant à la généralisation des voyages et des séjours de vacances, dont la forme actuelle pourrait soulever bien des réserves, leur répartition parfois aberrante, souvent liée à un calendrier scolaire pas toujours équilibré, en « bloque » souvent au sens propre tout le bénéfice. Autant le voyage peut être heureux et « formateur », autant les « transhumances », comme les « entassements » ou « le rationnement de l'espace » auxquels ils se réduisent souvent en annihilent par avance tout l'intérêt comme les avantages, deviennent pénibles...
Le processus grégaire suivant lequel nos loisirs « s'organisent » dans leur ensemble, débouche sur des problèmes pratiques considérables, des « impasses » qui pourraient se révéler dramatiques. Il conduit en fin de compte à s'interroger plus fondamentalement sur notre société, sur les rapports travail-loisir avec ce que l'on appelle peut-être un peu vite le « Progrès ». Au lieu de rythmer de façon régulière et bien répartie le temps de travail, le loisir s'y oppose comme s'en dégage jusqu'à créer deux phases distinctes voir antagonistes de la vie : celle réservée au travail, entièrement regroupée sur quelques jours, celle réservée aux loisirs regroupée en une fin de semaine qui tend d'ailleurs sans cesse à en réduire le début... Ainsi l'on assiste à une déshumanisation de plus en plus rapide du travail, réalisé d'une seule traite comme une étape douloureuse, et à une extension indéfinie du temps accordé aux loisirs. Ce phénomène de concentration nuit au plaisir que l'on pourrait trouver dans un travail choisi, comme au fond il nuit au loisir. Il se complique encore par l'extension des grandes vacances, longue période inactive. Les structures touristiques très importantes qu'il s'agit de mettre en place pour recevoir sur une période d'un mois des millions d'estivants sont-elles rentables pour un laps de temps aussi court, de même pour les autoroutes, les parcs naturels, les complexes sportifs, etc ? Du point de vue des bénéficiaires des loisirs, il est évident que l'on se lassera assez vite de passer des heures d'attente sur des autoroutes transformées en fourmillières. Puis, il faudra se battre pour trouver une chambre dans des hôtels surchargés, de visiter au pas de charge des musées ou des châteaux où le temps sera mesuré plus qu'ailleurs, quand ce n’est pas fait virtuellement ! Quelles satisfactions finiront par procurer des loisirs où l'on retrouverait le rythme contraignant des cadences de travail ? Qui n'a déjà ressenti, que nous n'en sommes pas tellement éloignés ? Comme les bienfaits de la voiture ont été annihilés par les embarras de la circulation, les loisirs du XXIe siècle s'orientent vers un « embouteillage » par le rationnement de l'espace (plages surpeuplées, campings bondés, etc), de la culture, de la nature elle-même, etc. L'internet, d'ailleurs, n'a-t-il pas aggravé ce processus, d'une certaine manière ?
C'est sur cette pente dangereuse que nous glissons rapidement faute de respecter les conditions élémentaires du succès. Nous ne pensons pas que ce soit au bénéfice du vrai repos, de la culture, du véritable loisir. Comment en serait-il d'ailleurs autrement dans la société des mégalopoles, des financiers, des technocrates et surtout du centralisme le plus oppressif comme du « politiquement correct ». Les loisirs de tout un peuple peuvent-ils se développer de façon heureuse, harmonieuse, s'il n'y a pas de régions, de professions, de communes pour les répartir, les ordonner, les différencier. Leur donner tout à la fois ce caractère collectif, spécifique qui briserait la dialectique entre « la solitude et la promiscuité », encore renforcée par l'informatique comme la société du virtuel ? C'est une masse inorganique, déchirée entre les impératifs de la production et ceux de la revendication, qui se précipite vers les loisirs de ce siècle. Elle s'y épuise en vain. Sans doute y a-t-il dans cette contradiction, le fond du problème et le principe d'une solution. Selon les modalités actuelles, nos loisirs ressemblent donc beaucoup plus à une fuite en avant, à un refus de la société d'aujourd'hui, de ses normes et de ses structures, qu'à l'une de ses composantes. C'est là encore l'origine d'une interrogation remplie d'inquiétudes sur la réalité de notre progrès et de ses bienfaits. C'est tout le scepticisme qu'exprime la parabole du Petit Prince et du Marchand, de SAINT-EXUPERY, que citait Jean FOURASTIE :
« - Bonjour, dit le Petit Prince.
- Bonjour, dit le Marchand. C'était un marchand de pilules perfectionnées qui apaisent la soif. On en avale une par semaine et l'on n'éprouve plus le besoin de boire.
- Pourquoi vends-tu ça ? dit le Petit Prince...
- C'est une grosse économie de temps, dit le Marchand. Les experts ont fait le calcul. On épargne cinquante-trois minutes par semaine.
- Et que fait-on de ces cinquante-trois minutes ? - On en fait ce qu'on veut.
- Moi, se dit le Petit Prince, si j'avais cinquante-trois minutes à dépenser je marcherais tout doucement vers une fontaine. »
Comme les conquêtes matérielles de notre société, ses loisirs n'apaisent pas notre soif : nous voici dans l'ère du « jamais suffisant », mais aussi de la superficialité. Là encore l'avis des experts ne suffit pas. Sans doute y a-t-il donc à ces phénomènes divers et assez semblables, une cause, une commune filiation. Le bilan est lourd, partout dans les pays européens, la même culture uniformisée, la même mode vestimentaire, les mêmes musiques, les souvenirs de voyages en série, la vie de masse, la marchandisation permanente... La seule différence entre les êtres vivants, résidera demain, dans le numéro attribué à chacun pour payer, contrôler, percevoir, être identifié : ainsi, nous voici dans ce « village » terrifiant dénoncé par la série visionnaire « Le prisonnier », évoquée plus haut.
Bref encore faut-il savoir ce qu'est un loisir sain et un loisir consumériste. Peut-on comparer une balade en forêt, une visite d'un village ou d'un monument médiéval et six heures de jeux sur ordinateur, un bon repas entre amis ou quatre heures d'émissions crétines soi-disant « télé-réalité ». Passer du temps avec ses proches ou rester des heures, tel un légume à absorber l'outil internet ou télévisuel… Il ne s'agit pas de rejeter ces formes de loisir, mais de les pratiquer dans la mesure, sans tomber dans la dépendance. Souvenons-nous des risques de la dépendance à l’objet, Bernanos nous a prévenu ! Nous avons le choix de diriger nos vies et d'en accepter les conséquences qui en découleront. A nous de nous armer contre cela comme de toujours privilégier notre vie sociale enrichissante, afin d'exister voir de servir notre prochain, c'est en cela que l'homme possède des valeurs et qu'il se dépasse…
FW (Projet de société, à suive)