L'Islam en crise, par Annie Laurent
« C’est d’une sorte de révolution culturelle dont le monde musulman a besoin aujourd’hui pour stopper le déviationnisme destructeur enclenché au nom de la religion. À défaut, nul n’ose imaginer quelles pourraient être les retombées du cycle de violence démentielle qui va crescendo un peu partout dans le monde » (Michel Touma, L’Orient-Le-Jour, 9 août 2016).
Ce constat, signé par un chrétien libanais, rédacteur en chef du quotidien francophone de Beyrouth, fait écho à la crise dans laquelle se débat l’Oumma (la Communauté mondiale des musulmans).
Il invite à s’interroger sur l’état actuel de la réflexion intellectuelle et religieuse au sein des institutions et élites musulmanes.
L’émergence de l’islamisme, consécutive au mouvement réformiste du début du XXème siècle (cf. PFV n° 65), s’est d’abord manifestée à travers les Frères Musulmans (FM) fondés en Egypte en 1928. Ceux-ci se sont vite imposés comme la matrice de l’islamisme. Dépassant les frontières arabes et turques, les FM se sont répandus dans le monde entier sous des dénominations variées. Dès le début, ils ont rivalisé avec des mouvements salafistes (quiétistes ou djihadistes) et takfiristes (de takfir = anathème) apparus depuis le XVIIIème siècle : wahabisme en Arabie, Deobandi en Inde. Puis sont venus le Tabligh (Prédication) et la Jamaat el-Islami (Association de l’Islam) en Inde, au Pakistan, au Bangladesh ; et enfin, plus récemment : El-Qaïda (La Base) en Afghanistan, Boko Haram (Le livre interdit) au Nigéria et Etat islamique (Daech) au Levant, etc. (cf. Annie Laurent, L’Islam, pour tous ceux qui veulent en parler, éd. Artège, 2017, p. 53-60).
Tout en étant inspirées des textes sacrés, ces idéologies se sont nourries à la fois des luttes anticoloniales, des humiliations dues au retard culturel des sociétés musulmanes par rapport à l’Occident et des secousses géopolitiques : 1948, création d’Israël, qualifiée de Nakba (« Catastrophe ») ; 1967 et 1973, défaites face à cet Etat ; guerre de Suez (1956) ; 1979-1989 : occupation soviétique de l’Afghanistan ; 1991 et 2003 : interventions militaires occidentales en Irak, etc.
A partir du milieu du XXème siècle, la réislamisation des idées et des mœurs s’est ainsi propagée dans les sociétés islamiques de tous les continents. Ce « réveil » de l’Islam s’accompagne d’un djihad qui prend la forme du terrorisme et de guerres intestines au sein de l’Oumma, chaque mouvement prétendant représenter le véritable Islam et jetant l’anathème sur ses rivaux. Le Tabligh, essentiellement prosélyte, est aujourd’hui le plus important mouvement missionnaire musulman dans le monde. A tout cela s’ajoute la résurgence du conflit ancestral entre sunnisme et chiisme née de la révolution iranienne (1979), avec ses prolongements au Liban, en Syrie, en Irak, à Bahreïn et au Yémen.
L’essor de la réislamisation signe l’échec des tentatives amorcées il y a plus d’un siècle pour permettre à l’Islam de coexister pacifiquement avec le reste du monde et de relever le défi de la créativité. Cette évolution est le symptôme d’une très grave crise dont il faut avoir conscience dans toute analyse des situations islamiques.
DES CONSTATS LUCIDES
Depuis quelques décennies, des intellectuels musulmans portent un diagnostic lucide sur la situation. En voici quelques exemples récents.
• Malik BEZOUH, physicien français d’origine algérienne. Dans un article intitulé « Crise de la conscience arabo-musulmane », il décrit les trois dimensions de cette crise : la fermeture théologique scellée au XIIIème siècle suite à la défaite du courant rationaliste appelé moutazilisme (cf. PFV n° 63) ; l’unité perdue avec la disparition du califat en 1924 (cf. PFV n° 65) ; enfin, le choc de la modernité.
« Le monde arabo-musulman, cordialement invité à endosser l’uniforme de la modernité qu’il peine à porter, faute de modèle adapté à ses mesures particulières, se trouve dans une sorte de répulsion-attraction vis-à-vis de cette modernité exogène qu’il doit subir. S’en approcher de trop près, c’est prendre le risque de se brûler, tout au moins de se perdre d’un point de vue identitaire ; s’en éloigner, c’est une fuite en avant vers un traditionalisme dépassé, sans issue, faisant fi de toute réalité ». Ces trois crises « alimentent, en partie, l’extrémisme musulman contemporain » (Fondation pour l’innovation politique, septembre 2015).
• Nadji SAFIR, sociologue algérien. Commentant un rapport sur la production scientifique dans le monde, publié par l’UNESCO en 2010, qui faisait ressortir le très grand déficit du monde musulman en ce domaine, il signait une tribune dans laquelle il constatait que « le défi pour toutes les sociétés musulmanes – en dernière analyse, de nature ontologique – est bien celui de démontrer leurs capacités effectives à se transformer en des espaces favorables à l’épanouissement de la créativité humaine, comme condition indispensable de toute production scientifique significative ».
Pour lui, « les sociétés musulmanes devront nécessairement mener un immense et courageux effort collectif d’introspection afin de clairement établir les raisons, nécessairement internes – excluant donc les éternelles recherches de boucs émissaires – qui les ont conduites aux impasses actuelles ». Cela exige « un effort totalement renouvelé de (re)lecture de tout le patrimoine intellectuel islamique » (« Les sociétés musulmanes face aux défis de la science », Le Monde, 18 novembre 2010).
• Abdellah TOURABI, journaliste marocain. Pour lui, il n’est pas possible de nier le lien entre la violence et l’Islam. « Ces arguments sont souvent bien intentionnés et sincères, mais ils sont, hélas, faux et intellectuellement malhonnêtes. Ils n’aident ni à comprendre la réalité ni à avancer pour sortir de cette impasse historique dans laquelle le monde musulman s’est englué » (Réinformation hebdo, 3 février 2016).
• Mustapha BENCHENANE, politologue français d’origine algérienne. « L’islamisme sous ses différentes formes est en fait le révélateur, le symptôme, d’un phénomène historique beaucoup plus profond qu’on ne le pense : le début d’un processus de dépérissement de la religion musulmane. L’excès d’islam, qui se traduit par l’islamisme, n’est pas un signe de vitalité et de dynamisme, mais celui de la crise d’un système de croyance en train de se décomposer en sectes de plus en plus nombreuses […]. Ce “toujours plus” de religion est aussi la marque de l’impuissance de ces peuples à résoudre les problèmes liés au développement dans toutes ses dimensions » (Le Figaro, 25 avril 2018).
Un dirigeant politique
Un fait unique est à signaler. Pour la première fois, à notre époque, un chef d’Etat en exercice s’est livré à une vive critique sur l’état de la pensée islamique. Il s’agit du président égyptien, Abdelfattah EL-SISSI.
Dans un discours prononcé le 28 décembre 2014 devant les cadres de l’Université d’El-Azhar, au Caire, il déclara : « Il est inconcevable que la pensée que nous tenons pour sacrée puisse faire de l’entière communauté islamique une source d’anxiété, de danger, de meurtres et de destructions partout dans le monde […]. Il est inconcevable que cette idéologie – je ne parle pas de religion mais d’idéologie, le corpus d’idées et de textes que nous avons sacralisés au cours des siècles – soit rendue au point où il est devenu très difficile de la remettre en question […]. La nation islamique se déchire, se désintègre et va à sa perte, et cela de nos propres mains » (cité par A. Laurent, L’islam, op. cit., p. 241).
6 janvier 2019 : le président Sissi en compagnie du Pape copte Tawadros II, lors de l'inauguration de la plus grande cathédrale du Proche Orient (le titre de Pape n'est pas contesté par Rome au chef des coptes, et n'est pas un sujet de tension entre les deux églises, ndlr)
LES NOUVEAUX PENSEURS DE L’ISLAM
Face à ce marasme, des intellectuels s’engagent à promouvoir des réformes en profondeur de la pensée islamique afin d’apporter des remèdes efficaces à la crise. Ils se distinguent des réformistes qui les ont précédés en ce qu’ils ne cherchent pas la solution dans un retour à l’Islam des origines et des « Pieux ancêtres » (cf. PFV n° 65).
Le plus souvent, ceux qui résident dans leurs pays de naissance assument leur identité religieuse, ce qui n’est pas toujours le cas de ceux qui s’expriment en Occident.
EN AFRIQUE
Trois figures illustres ayant marqué la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale ont payé un lourd tribut à leur engagement.
• Soudan-Egypte
- Mahmoud TAHA (1908-1985). Dans son livre, La seconde mission de l’islam, publié en 1967, ce philosophe soudanais préconisait d’adapter au monde actuel la charia coranique. « Ce serait une faute horrible de penser que la charia islamique du VIIème siècle puisse s’adapter dans tous ses détails au XXème siècle, vu qu’il n’y a aucune comparaison possible entre le niveau de la société du VIIème et celle du XXème siècle ». Pour lui, le véritable islam, le seul à avoir une vocation universelle, est celui de La Mecque (610-622), plus religieux et moral que celui de Médine (622-632). Taha fut condamné à mort pour apostasie et pendu à Khartoum en 1985.
- Nasr ABOU ZEID (1943-2010). Egyptien diplômé en sciences arabes et islamiques, il publia en 1992 Critique du discours religieux (paru en français chez Sindbad-Actes Sud en 1999), dans lequel il s’élevait contre les empiètements du religieux sur le politique et préconisait une exégèse rationnelle et scientifique du Coran. Accusé d’apostasie pour ses écrits, il ne put être titularisé comme professeur à l’Université du Caire, son mariage fut dissous par la justice et il s’exila au Pays-Bas.
- Farag FODA (1945-1992). Ecrivain égyptien. Dans son essai, La vérité absente (1986, en arabe), il démythifiait le romantisme de l’époque idéalisée des premiers califes et condamnait les injustices envers les coptes (la dhimmitude). Il fut pour cela accusé de blasphème par l’Université d’El-Azhar et assassiné au Caire par des Frères Musulmans.
• Maghreb
Cette région est celle où se manifeste aujourd’hui la plus grande vitalité intellectuelle. Des penseurs y revendiquent la nécessité du recours à la raison, le besoin d’en finir avec une charia figée et l’ouverture à la science. Réfutant la légitimation de la violence, ils militent aussi pour l’émancipation des femmes, l’adoption de la laïcité et la liberté de conscience. La plupart d’entre eux publient leurs ouvrages en français. Voici les plus connus.
• Au Maroc
- Abdou FILALI-ANSARY, Par souci de clarté (éd. Le Fennec, Casablanca, 2001) ; Mohammed ENNAJI, Le corps enchaîné. Comment l’islam contrôle la femme (éd. La Croisée des chemins, Casablanca, 2018).
• En Tunisie
- Mohamed TALBI, Plaidoyer pour un Islam moderne (DDB, 1998) et Penseur libre en Islam (Albin Michel, 2002) ; Mohamed CHARFI, ancien ministre de l’Education, Islam et liberté. Le malentendu historique (A. Michel, 1998) ; Abdelmajid CHARFI, L’islam entre le message et l’histoire (A. Michel, 2004) et La pensée islamique, rupture et fidélité (A. Michel, 2008) ; Hichem DJAÏT, La crise de la culture islamique (Fayard, 2004) ; Hamadi REDISSI, L’exception islamique (Seuil, 2004) et La tragédie de l’islam moderne (Seuil, 2011) ; Faouzia Farida CHARFI, La science voilée (Odile Jacob, 2013) et Sacrées questions… pour un islam d’aujourd’hui (O. Jacob, 2017) ; Yadh BEN ACHOUR, La deuxième Fâtiha. L’islam et la pensée des droits de l’homme (PUF, 2011).
Parmi les auteurs tunisiens, Hela OUARDI, professeur de littérature française à l’Université de Tunis, se distingue par ses recherches audacieuses sur l’histoire des premiers temps de l’Islam, qu’elle revisite à partir de sources peu connues ou occultées. Elle a publié : Les derniers jours de Muhammad ; Les Califes maudits, en deux volumes : La déchirure et A l’ombre des sabres (A. Michel, 2016 et 2019). Elle y montre comment la violence sous des formes diverses marqua de son empreinte la naissance de l’Islam. Mais ses livres sont boycottés ou contestés au Maghreb, y compris dans les milieux universitaires de son pays.
•cAsie
Dans Les nouveaux penseurs de l’islam (A. Michel, 2004), Rachid BENZINE présente un universitaire iranien, Abdoul Karim SOROUSH. Né en 1945 à Téhéran, scientifique et philosophe, il vécut la révolution de 1979 avec espoir avant de s’opposer au gouvernement clérical qui jugeait les sciences humaines et sociales impures et corruptrices. Censuré par le ministère de la Guidance islamique, il s’est exilé aux Etats-Unis où il enseigne à l’Université d’Harvard. Soroush diagnostique les deux principaux maux qui affectent l’Islam : « l’idéologisation de la religion et l’accent excessif mis sur les aspects juridiques au détriment de l’éthique, de la théologie et de la vie spirituelle » (p. 76). Benzine résume ainsi sa réflexion : « En restant enfermée dans la rigidité et l’absolutisme, la pensée islamique se fige. Elle se coupe de l’ensemble des évolutions du monde et de nombreux apports nouveaux de la pensée humaine, puisqu’elle prétend que tout ce dont ont besoin aujourd’hui les musulmans pour résoudre leurs problèmes et gérer leur vie publique et privée est fourni par l’islam » (p. 78).
POUR CONCLURE
Les prises de position des musulmans ici présentés permettent de percevoir ce qui est en jeu dans la situation actuelle. Il convient donc d’en tenir compte dans toute appréhension des faits islamiques.
La lucidité et le courage des « nouveaux penseurs de l’Islam » méritent d’être appréciés d’autant plus qu’ils s’exposent à l’accusation d’« innovation blâmable », voire d’apostasie. Leur influence reste très réduite, surtout lorsqu’ils écrivent dans des langues « étrangères » à celles de l’Oumma. Ainsi, au Maghreb, on ne prend au sérieux que ce qui est publié en arabe. L’Islam pensant ne pense ni en français ni en anglais. Cette règle vaut aussi largement en Europe où les institutions musulmanes officielles maintiennent une ligne traditionnelle, malgré des prises de position pouvant donner l’impression inverse par leur aspect rassurant.