Les causes qui empêchent l'Islam de se moderniser, par Annie Laurent (1/2)
(Reçu de François Dary, Président de CLARIFIER)
Au tournant des XIXème-XXème siècles, des penseurs musulmans du Proche-Orient, conscients du déclin dans lequel s’enfonçaient leurs pays, lancèrent un mouvement de réflexion sur les causes de cette situation et les solutions susceptibles d’y remédier.« Réformisme », tel est le nom de ce mouvement qui n’a finalement pas favorisé le renouveau de la pensée islamique dans le sens du progrès. Il convient donc d’en définir le contenu si l’on veut en saisir la portée et le malentendu qu’il suscite.
C’est à cela que vous invite Annie Laurent dans cette nouvelle Petite Feuille Verte (n° 65), cinquième d’une série consacrée aux causes qui empêchent l’Islam de se moderniser :
Vous trouverez cette série, ainsi que les PFV qui l’ont précédée (traitant d’autres sujets) sur le site de Clarifier : www.associationclarifier.fr
Il nous restera à considérer les efforts actuels qui se déploient dans certains milieux musulmans en vue d’opérer une authentique réforme de l’Islam, avant de poser la question décisive : l’Islam est-il réformable ?
La période charnière entre les XIXème et XXème siècles a mis en évidence la supériorité culturelle, économique et politique de l’Europe sur les sociétés musulmanes frappées par la décadence. Cette situation représentait « un scandale profond pour le monde musulman qui considère que, par vocation divine, il devrait être le plus prospère » (Christian Van Nispen, « Histoire de la théologie islamique : tendances réformistes et modernistes », Se Comprendre, avril 1996, p. 3).
N’est-ce pas l’assurance qu’Allah donne aux musulmans ?
- « Vous êtes la meilleure des communautés suscitées parmi les hommes» (Coran, 3, 110).
Face à ce contraste, plusieurs courants de pensée ont alors émergé au sein des sociétés islamiques pour rechercher les causes de leur retard – était-il dû à l’Islam comme le prétendaient certains Occidentaux ou bien aux musulmans eux-mêmes ? – et proposer des solutions. Ce moment reste dans l’Histoire comme celui du « réformisme islamique ».
LES FONDATEURS
Contrairement à ce que pourrait laisser croire le mot « réformisme », ce mouvement, fondé au Caire en 1883, ne s’inspira ni de l’ouverture engagée par Méhémet Ali ni de la Nahda ni des réformes turques, épisodes annonciateurs de modernité (cf. PFV n° 64). Les options des trois principaux instigateurs du réformisme musulman – le Persan Jamal el-Din dit El Afghani (1839-1897), l’Egyptien Mohamed Abdou (1849-1905) et le Syrien Rachid Ridâ (1865-1935) – variaient en outre selon les circonstances et les idées de chacun.
Jamal el-Dine El Afghani
La pensée de ce grand voyageur connut d’importants revirements qui lui valurent d’être accusé de duplicité. Né chiite en Iran mais se présentant comme Afghan sunnite afin de mieux diffuser ses idées au sein du sunnisme (90 % du monde musulman), évoluant entre le panislamisme et le soutien aux nationalismes, il connut aussi un exil en France (1883-1885) où il adhéra à la franc-maçonnerie. En 1881, il avait publié en Inde un essai intitulé Réfutation des matérialistes dans lequel il soutenait que le matérialisme athée, inspiré par l’Occident, était la cause de l’avilissement de toutes les sociétés. Traduit en arabe par son disciple Mohamed Abdou, ce livre connut un grand succès au Proche-Orient.
Après avoir, à ses débuts, assuré que la religion musulmane avait « étouffé la science et arrêté le progrès », El Afghani « revient à l’islam qu’il présente comme le sommet de l’intelligence » (Dominique Urvoy, Histoire de la pensée arabe et islamique, Seuil, 2006, p. 590-593). En fait, « il fut un agitateur plus qu’un penseur » (Dominique et Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, PUF, 1996, p. 705).
Mohamed Abdou
Ancien étudiant d’El Azhar (Le Caire), journaliste et enseignant, il s’attacha à promouvoir le réveil islamique. Révoqué de l’Université, il rejoignit El Afghani à Paris (1884) avec lequel il édita une revue, Le lien indissoluble, destinée au public oriental, mais dont la durée n’excéda pas quelques mois (13 mars-17 octobre 1884). Les deux hommes se séparèrent.
Autorisé à rentrer en Egypte, où il exerça les fonctions de cadi (juge) puis de mufti (consultant en droit), Abdou y publia son livre fondamental, Traité de l’unicité divine (1897), dans lequel il recommandait le retour aux sources tout en démontrant que l’islam est une religion éminemment raisonnable, traçant ainsi une voie moyenne entre les tendances opposées des conservateurs et des modernistes. Ainsi, ses fatouas (décrets politico-religieux) contiennent des assouplissements juridiques : il se montrait réservé sur la polygamie et admettait le prêt à intérêt.
« Mais Abdou s’inscrit dans une démarche religieuse et non dans une démarche scientifique permettant un réel épanouissement de l’esprit et de son sens critique », note l’universitaire tunisienne Faouzia Charfi (Sacrées questions…, pour un islam d’aujourd’hui, Odile Jacob, 2017, p. 81).
Rachid Ridâ
Cet intellectuel consacra tous ses travaux à raviver l’esprit de l’islam dans une perspective politique plus que religieuse. En 1899, il édita dans ce but au Caire la revue El Manâr (« Le Phare »), à laquelle collabora M. Abdou dont il ne partageait pourtant pas la souplesse en matière juridique. Ridâ était en outre très réservé quant à l’éducation des filles.
En 1909, il créa une Société de propagande et de formation qui accueillait des étudiants de divers pays auxquels était délivré un diplôme leur permettant d’être missionnaires de l’Islam. Ce faisant, il inspira largement le salafisme. Cf. infra. A son programme figurait la restauration du califat (aboli par Atatürk en 1922). L’échec de ce projet ne l’empêcha pas de défendre « la nécessité de cette institution et du lien intrinsèque en Islam entre spirituel et temporel, entre religieux et social et politique » (C. Van Nispen, op. cit., p. 5).
En réalité, Ridâ durcit « le courant réformiste en un sens toujours plus conservateur voire fondamentaliste (considérant qu’avec les “fondements” – Coran et Sunna du Prophète – tout l’essentiel est donné et qu’on n’a qu’à y retourner) ». Il eut même « une influence décisive sur la naissance du mouvement des Frères musulmans » fondé en 1928 par un instituteur égyptien, Hassan El-Banna (Ibid.). On comprend alors pourquoi Tariq Ramadan, petit-fils de ce dernier, voit en lui un acteur essentiel du réformisme (Aux sources du renouveau musulman, Bayard, 1998, 479 p.).
Les positions de Ridâ rejoignaient celles d’une majorité des musulmans. La mentalité moderniste qui émergeait alors sous l’influence croissante des universités européennes et des missions chrétiennes au Levant, avec la transformation de la vie sociale et politique qui s’annonçait, était loin de faire l’unanimité au sein de l’Oumma (la communauté des musulmans). « Pareil effort de transformation s’accompagnait d’un malaise et d’une volonté de refus de la part de bien des populations islamiques, choquées dans leurs habitudes et farouchement opposées à toute adaptation qui correspondait pour elles à un abaissement de l’islam » (D. et J. Sourdel, op. cit., p. 705).
(à suivre, demain)
Annie LAURENT, Déléguée générale de CLARIFIER