Littérature & Société • Entre Dostoïevski et Soljenitsyne
par Gérard Leclerc
Emmanuel Macron a-t-il eu vraiment raison de boycotter le stand de la Russie lors de l’inauguration du Salon du livre ?
Je ne suis pas loin de penser qu’il a eu tort, même si on comprend la conjoncture diplomatique délicate qui était la sienne, à la suite des accusations de Londres à l’égard de Moscou, quant à un attentat chimique opéré sur le sol anglais. N’y avait-il pas, cependant, une distinction à faire entre la politique et la culture ? Comme l’a remarqué Mme Soljenitsyne, l’épouse de l’immense écrivain, dans un entretien passionnant avec Laure Mandeville du Figaro : « Dans la délégation russe se trouvaient beaucoup d’écrivains qui font partie de facto de l’opposition et écrivent de manière critique à l’égard du pouvoir. » N’est-il pas important de maintenir des liens intellectuels entre la France et la Russie, cette France dont Alexandre Soljenitsyne, selon son épouse, était devenu amoureux ?
Maintenir de tels liens et même les développer n’est pas d’ailleurs la garantie d’une entente idyllique. Il faut bien l’admettre : ce n’est pas de Poutine que date le paradoxe d’une relation difficile. La Russie nous fascine et en même temps nous désoriente, lorsqu’elle ne nous effraie pas. Qui est entré un jour, par exemple, dans l’univers de Dostoïevski sait bien de quoi il retourne. Pour avoir subi moi-même sa fascination, je puis attester des sentiments contradictoires que l’âme russe peut susciter. Un des meilleurs interprètes que je connaisse de l’auteur des Frères Karamazov, Nicolas Berdiaeff, a tout dit là-dessus : « Le dostoïevskisme n’enferme pas seulement pour les Russes de grands trésors spirituels, mais aussi de spirituels dangers. Il y a dans l’âme russe une soif d’autoconsomption, l’enivrement dangereux de sa propre perte (…). On ne saurait donc impunément l’exhorter à la tragédie, préconiser cette tragédie comme un chemin parmi le dédoublement et les ténèbres » (Nicolas Berdiaeff, L’esprit de Dostoïevski, Stock, 1974).
Ce qui vaut pour l’âme russe vaut sans doute pour la politique russe. Mais la crainte que peut nous inspirer le pays de Vladimir Poutine doit-elle nous conduire à le rejeter hors de notre espace continental ? Emmanuel Macron lui-même affirme la nécessité de maintenir un dialogue indispensable pour l’équilibre de l’Europe et du monde. •
Commentaires
Bonne remarque de Gérard Leclerc sur l'âme russe!
Macron a-t-il vraiment lu Soljenitsyne, s’est -il laissé émouvoir par Dostoïevski ?Ou est-il resté l’éternel " bon élève" ; qui cherche à plaire à ses maîtres, qui dissèque sans se laisser transformer , sans aimer vraiment pour accéder à un autre monde ? Et ainsi nous barrer la route
Il aurait pu comprendre que la Russie est à la fois notre miroir, ce qui nous précède dans les remous de l’histoire, et ce qui nous est prophétisé, mais aussi ce qui incite aussi à notre conversion. Poutine, quelque soient ses défaut a une dimension mystique, une vision religieuse de son pays, qui remonte au fond des âges, moins idolâtre que celle notre république, qui n’a pour objet de vénération qu’un temple volé à l’Eglise, monument désacralisée, mais d’autant plus redoutable à cet égard.
.Surtout Poutine a eu la volonté de renouer avec son histoire, ayant aussi le portrait de Nicolas Ier dans son bureau. J’imagine mal Macron ayant le portrait de Charles X ou même de Louis -Philippe, ne parlons pas de Louis XVI ou Marie Antoinette qui auraient à Saint Petersburg leur statue Louis XVI ayant alors été béatifié , sans opposition de nos évêques, pour ses vertus privée) dans la nécropole des Rois, là où le peuple irait prier. . En France qui vient prier à Saint Denis ou plutôt manifester sans égard pour le lieu, sans réaction de l’évêque qui a la charge de faire respecter le lieu . ?
On ne peut imaginer une antinomie plus profonde entre la France et la Russie, l’une renouant de facto avec les sacrilèges de 1793, l’autre faisant rouvrir ses églises, accueillant des fidèles fervents assumant son passé tourmenté.
Emmanuel Macron est le chef de l'Etat. Il avait à résoudre un dilemme. Céder au sentiment de sympathie que la littérature russe lui inspire (si c'est le cas) ou bien tenir compte de l'interprétation symbolique que sa visite du stand russe aurait signifiée dans un contexte politique de réprobation générale par les démocraties de cette histoire d'empoisonnement en Grande Bretagne dans laquelle Poutine semble personnellement impliqué, ce dont il se défend fort maladroitement.