Panthéonisation : « canonisation laïque » ? Chantal Delsol a raison d'affirmer que le Pouvoir agit dans la continuité de 1793
Chantal Delsol est philosophe, membre de l’Institut. Pour elle, « parce qu'on n'évince jamais le sacré, nos hommages aux grands hommes ont un aspect religieux ». Mais ils ont aussi un aspect totalitaire, dans la continuité de 1793. Ce que Chantal Delsol souligne en conclusion. A juste raison. LFAR
Là où l’on veut honorer les grands hommes, par exemple au Royaume-Uni ou en Pologne, on les enterre dans une église symbolique — Westminster ou la cathédrale du Wawel. On les place ainsi plus près de Dieu. Mais dans un pays sans dieu, il faut bien désigner des dieux. Ce sont les grands hommes du Panthéon français, qui rappelle tant la Rome païenne. Il faut dire que le XIXe siècle, si hésitant quant à la conduite à tenir vis-à-vis de la religion, a tenu le bâtiment tantôt pour église catholique tantôt comme temple païen. Pour terminer, il s’agit bien d’un temple païen, nanti de tous les frémissements du sacré (« Entre ici, Jean Moulin… »), et sacralisant des humains extraordinaires. Avec tout ce que cela suppose de volte-face qui enlèvent du sérieux à la chose. Car les panthéonisations suivent les modes idéologiques – on fait entrer Marat ou Mirabeau puis on les fait sortir, à une époque où, comme le dit Michelet, la France « ayant tué les vivants, se mit à tuer les morts ».
La panthéonisation officielle qui a cours en France marque la spécificité du pays et ses caractéristiques sociopolitiques. D’une manière générale, la démocratie est égalitaire et n’aime pas trop les modèles. La démocratie est fondée sur l’envie et non sur l’admiration. Pourtant, la France, pays dans lequel l’envie vaut pour vertu, admire certains modèles avec affectation : ceux que l’État lui désigne.
Il faut préciser qu’il ne s’agit pas de héros, mais de grands hommes. Nous n’acceptons plus les héros de la conquête. Bien sûr, Pierre Brossolette et Geneviève de Gaulle-Anthonioz sont des héros, mais au sens moral : ils se sacrifient pour des idéaux et pour une communauté, sans chercher par là aucune gloire personnelle ni aucune récompense mondaine. Ils agissent pour la seule éthique de conviction. Et c’est l’unique grandeur qui nous intéresse désormais. Nous voulons des saints laïques. Panthéoniser ressemble de plus en plus à canoniser.
Que cette élévation soit rendue si officielle et entourée de tant de pompe et de parades… c’est la France. Non seulement parce qu’elle aime les fastes et les dorures (nos gouvernants se comportent comme les élites d’une dictature bananière), mais surtout parce que la France est bien davantage République que démocratie (elle parle sans arrêt d’égalité mais elle adore les privilèges et le sport national consiste à les arracher ; il nous faudrait une nuit du 4 Août deux fois par siècle). Aussi parce que dans un pays athée, les manifestations de la grandeur humaine prennent aussitôt un aspect religieux — on n’évince jamais le sacré, on le remplace et on le singe.
Il faut observer ce que ces quatre dernières panthéonisations traduisent en termes idéologiques. La Seconde Guerre mondiale demeure l’unique événement porteur de sens. La lutte contre le nazisme, l’unique combat réellement légitime (on dirait toujours que rien ne s’est passé depuis). Les seuls résistants réellement valeureux, ceux que menaçait la Gestapo (les dissidents du communisme, qui ont risqué tout autant, ne récoltent pas d’auréoles). C’est que dans la situation où nous sommes, où en même temps seule la morale compte à nos yeux tandis que le bien s’est évanoui, le nazisme est, en tant que mal absolu, le seul référent moral commun à tous et indiscutable. Il est donc logique que les seuls vrais saints soient les résistants au nazisme.
Et il est par ailleurs assez réconfortant de constater que la République, après des périodes assez noires à cet égard, reconnaît à des femmes, aussi, de grands mérites portés au service du bien commun. Même si cette parité voulue a quelque chose de ridicule, comme toute action affirmative. Depuis les commencements, le christianisme reconnaît des saintes tout autant que des saints, elle ne pratique pas la parité ni la comptabilité des vertus, c’est plus raisonnable et plus authentique.
On ne peut que se féliciter de voir des exempla montrés aux regards. Pourtant, l’habitude qui consiste à honorer des modèles désignés par l’État nous ramène par trop à ces religions antiques, où l’accomplissement des rites sacrés était aussi un devoir civique. Aujourd’hui, cette collision est moins innocente. Il faut vraiment se trouver dans la continuité de 1793 pour penser que c’est le gouvernement qui désigne les saints. •