Réédition de La Politique de Pierre Boutang, l'analyse d'Axel Tisserand : le nationalisme comme éthique
En rééditant La Politique, de Pierre Boutang, les éditions Les Provinciales ont rendu un service inappréciable à l’intelligence française en ces temps troublés où le souci politique même de l’homme — tel est le sous-titre de l’ouvrage — est remis en cause, notamment par ce monstre froid, l’Europe, qui veut, conformément au souhait saint-simonien, remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses.
Or ce remplacement, en niant la dimension fondamentale du citoyen, fait de l’homme même une chose — un risque que prennent naturellement nos belles démocraties au nom d’un humanisme et d’un universalisme dont l’instrumentalisation trahit l’objectif affiché. Comme le remarquait déjà le jeune Boutang — le livre est paru en 1948 —, « l’humanisme éternel, auquel se réfèrent les plus honnêtes des “moralistes” comme Albert Camus, n’a d’autre tort que de rejeter la politique, au lieu de l’assumer et de la transformer. » Aujourd’hui nos moralistes ne sont plus honnêtes : leur cynisme technocratique leur sert d’éthique.
Car ce livre se veut avant tout une réflexion sur la nature politique de l’homme, que le philosophe découvre dans la figure du père, une figure que la révolution attaquera dans celle du Roi, avant que notre époque contemporaine, brouillant les repères fondamentaux de la famille elle-même, ne l’attaque plus radicalement encore en s’en prenant à l’enfant lui-même, légalement devenu objet d’un désir indéfini, voire monstrueux, en même temps que le citoyen se voit dépouillé de toute réalité. « [L’autorité], où l’enfant la découvrirait-il sinon dans son père [...] A l’origine, l’idée du père (et elle seule) donne son sens et sa valeur vivante aux interdictions [...] La réflexion politique ne pouvait alors me trouver désarmé. [...] Qu’y avait-il dans l’enseignement officiel d’une démocratie, dont la fonction première eût dû être de former des citoyens, qui permît vraiment de choisir ? Mais la politique ne pouvait justement être pour moi affaire d’opinion ni de préférence. Une idée était venue mesurer toutes les autres. La métaphysique même, où je m’élançais joyeusement à l’entrée de la classe de philosophie, ne pouvait déterminer la politique : c’est, au contraire, la politique, pour autant qu’elle prolongeait ma réflexion sur le rapport au père, sur cette situation idéale et non-choisie, qui avait mesuré, limité, la métaphysique naturelle [...] Le nationalisme, dont je trouvais les lignes claires, dessinées dans l’œuvre de Charles Maurras, ne m’était pas une doctrine à laquelle je dusse adhérer de volonté : il était une éthique, une manière d’agir exprimant mon rapport à une communauté de naissance que je n’avais pas choisie, pas plus que je n’avais choisi mon père. »
C’est sur cette figure, trois fois fondatrice — comme Créateur, père et Roi —, que dès lors Boutang fait reposer le paradoxe constitutif du souci politique de l’homme, qui « se trouve à la jonction de l’universalité et de la singularité empirique : l’homme naît dans une communauté qu’il n’a pas choisie. Cet événement contingent et relatif constitue pour lui un engagement nécessaire et absolu, [...] un absolu que consacre l’Eglise lorsqu’elle commande de rendre à César ce qui est à César. »
Ecrit en un temps où se disputaient deux matérialismes dont Boutang récusait la fausse querelle — le marxisme et le libéralisme : le second est encore vivace ! —, ce livre majeur, comme le note Michaël Bar-Zvi dans sa postface, « nous raconte, comme dans un récit, ce que peut et doit être la politique dans la vie d’un homme, de sa naissance à sa mort ». Oui, plus encore qu’un traité, ce livre est un récit, qui fait sa part à la légitimité de l’être politique de l’homme non pas comme identité close, qu’il est toujours possible de travestir — c’est le mensonge démocratique au semble-citoyen des Etats modernes — mais comme totalité vivante et paradoxale, engagée dans l’histoire, une histoire où chacun doit faire son salut sans que celui-ci s’y réduise (c’est le mensonge du marxisme : quant au libéralisme, c’est l’idée même de salut qu’il récuse). Car c’est par l’histoire que « l’homme n’est pas “jeté dans le monde” mais qu’il s’y reconnaît, y retrouve son sens par le soin qu’il accorde aux jardins, aux saisons et aux cités mortelles. »
Ou quand la politique devient souci existentiel.
Axel Tisserand
Pierre Boutang, La Politique, la politique considérée comme souci, avec une postface de Michaël Bar-Zvi, Les Provinciales, 2014, 160 pages, 15 euros. En vente à LA LIBRAIRIE DE FLORE
Commentaires
Nous n'assistons pas aujourd'hui à la fin du politique, mais à la fin d'une forme politique caractéristique de la fin d'une époque.
A la faillite d'élites autoproclamées dont l'expérience historique a maintes montré qu'elles n'étaient ni plus capables ni moins faillibles que les masses qu'elles prétendaient éclairer.
Permettre à la politique de faire retour, c’est comprendre qu’il n’y a plus rien à attendre du choc frontal des partis ni d’une démocratie devenue exclusivement représentative par le biais du parlementarisme libéral, et qui ne représente plus rien.
Je suis d'accord avec Thulé, qui, en plus, a le mérite de relancer ces commentaires, un peu endormis dans la chaleur de cet été.