Plein accord, là, pour le coup, avec Alain de Benoist : le but du sans-frontiérisme est de créer un homme hors sol
Entretien avec Alain de Benoist réalisé par Nicolas Gauthier, mis en ligne le 17 juillet, dans Boulevard Voltaire.
Entre les uns qui veulent les abolir et les autres qui entendent les restaurer, les frontières semblent s’être réinvitées au cœur du débat politique ?
La « frontière » est à l’origine un terme militaire, qui désigne tout simplement la ligne de front et qui n’apparaît qu’assez tardivement (on se contentait auparavant de parler de « confins »). Ce n’est qu’à partir du XVIe siècle, dans le contexte de la formation des États nationaux, puis avec la généralisation du modèle westphalien (1648), que le terme acquiert le sens politique et juridique que nous lui donnons. La frontière délimite alors le territoire sur lequel s’exerce l’autorité souveraine de l’État. Elle garantit du même coup l’identité de ceux qui vivent à l’intérieur de ce territoire, en leur permettant de jouir d’un mode de vie partagé. La frontière est par ailleurs une notion tellurique, liée à la logique de la Terre. Les « frontières maritimes » ne sont en effet que des conventions arbitraires, dont la définition dépend de l’existence de territoires terrestres, îles et littoraux (les « eaux territoriales »).
Les frontières existent toujours. Dans son bel Éloge des frontières, Régis Debray signale même que, depuis 1991, tandis que la mondialisation progressait à grands pas, 27 000 km de frontières nouvelles ont été créés en Europe en en Eurasie. « La plupart des peuples, ajoute-t-il, entretiennent avec leurs limites un rapport émotionnel et quasiment sacré ». Le problème, c’est que les frontières n’arrêtent plus grand-chose, ni les programmes d’information, ni les technologies, ni les flux financiers, ni les marchandises ou les migrations humaines. Elles étaient des écluses, elles deviennent des passoires. Elles restent pourtant indispensables sur le plan politique : il n’y a de démocratie possible qu’à l’intérieur de frontières territoriales déterminées, car c’est seulement dans un tel cadre qu’il est possible de distinguer entre citoyens et non-citoyens. « C’est à la frontière d’assurer la paix en permettant à chaque peuple de connaître et de faire connaître, de délimiter, de faire respecter et de défendre ses droits », écrit Hervé Juvin dans La grande séparation.
Faites-vous un distinguo entre les frontières naturelles et celles ne devant leur légitimité qu’au compas des géomètres, au Moyen-Orient ou en Afrique noire ?
C’est surtout à partir de la Révolution que se développe l’idée de « frontières naturelles », en particulièrement chez les Jacobins qui, acquis à l’esprit de géométrie, veulent faire de la nation un espace rigoureusement unifié. Le 31 janvier 1793, Danton assure que « les limites de la France sont marquées par la nature », laissant ainsi croire à une sorte de prédestination naturelle (ou providentielle) de l’Hexagone. Très en vogue au XIXe siècle, cette idée est aujourd’hui en grande partie abandonnée. La géographie physique explique beaucoup de choses, mais elle n’explique pas tout. Les grands fleuves, comme le Rhin, longtemps considéré comme la « borne naturelle des Gaules », unissent les peuples des deux rives autant qu’ils les séparent, comme c’est aussi le cas du Nil. Il en va de même de la plupart des chaînes de montagne : le peuple basque vit aujourd’hui des deux côtés des Pyrénées. Les mers elles-mêmes sont des frontières naturelles toutes relatives, comme le montre l’existence d’une « civilisation méditerranéenne ». Les véritables frontières naturelles relèvent en fait plutôt de la géographie humaine : ce sont celles qui séparent des peuples ou des cultures sociales-historiques distinctes.
Il est au fond plus facile d’identifier les frontières artificielles. À la fin de la Première guerre mondiale, le démantèlement des empires austro-hongrois et ottoman a créé des nations nouvelles totalement artificielles, comme la Yougoslavie et la Tchécoslovaquie. Sous pression américaine, la carte de l’Europe fut ainsi redessinée. On sait ce qu’il en est advenu.
Certains militants européens souhaitent supprimer les frontières intra-européennes sans pour autant les renforcer à l’extérieur. Angélisme, suicide ou syndrome d’un Vieux monde fatigué ?
Un peu de tout cela sans doute. Mais le « sans-frontiérisme » me paraît moins développé chez les « militants européens » (qui, pour la plupart, sont parfaitement conscients des frontières de l’Europe) que chez les libéraux, dont le mot d’ordre a toujours été la maxime attribuée à Vincent de Gournay : « Laissez faire, laissez passer ». Depuis ses origines, le capitalisme est un système qui pousse à la suppression des frontières, puisqu’il est dans son essence d’aspirer à un libre marché toujours plus vaste. Tout ce qui fait obstacle à cette expansion doit être supprimé. Une certaine gauche qui se présente souvent comme « radicale », mais qui est en fait acquise aux idées libérales, aspire elle aussi à faire disparaître les frontières, qu’elle juge « archaïques » et dépassées. Le but est de créer un homme hors-sol, délié de toute appartenance, ouvert à tous les mélanges, à toutes les hybridations. Un monde de « citoyens du monde », qui oublient seulement qu’on ne peut être citoyen que d’une entité politique et que le « monde » n’en est pas une. On pourrait dire qu’avec le « sans-frontiérisme », la logique de la Terre s’efface au profit de celle de la Mer, qui ne connaît que des flux et des reflux.