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La révolution copernicienne de l'enseignement, par Jean-François Mattéi (IV/V)

 

2 La rupture du pacte pédagogique

 

        Dès lors que la tâche de l’école est d’accompagner un double processus vital et social, et non de conduire une action intellectuelle qui vise une tout autre fin, c’est-à-dire l’humanisation de l’homme, le « pathos de la nouveauté » que dénonçait Hannah Arendt dans l’éducation contemporaine prend la forme d’une idéologie de la rupture. Elle ne peut plus reconnaître la vérité de ce que Léo Strauss appelait, dans une lignée kantienne, l’éducation libérale : « L’éducation libérale est une éducation qui cultive ou une éducation qui a pour fin la culture. Le produit fini d’une éducation libérale est un être humain cultivé » (9).

        L’idéologie nouvelle, en rompant délibérément avec l’idée de « fin », dénoue par conséquent, l’un après l’autre, les liens qui unissaient l’enfant à l’école en un même pacte pédagogique :

a. le lien avec l’élève

        L’enfant n’est plus considéré comme un être à « élever » que le maître devrait hausser progressivement vers les connaissances qui l’ouvriront à son humanité. Réduit à un processus social déterminé par des procédures éducatives, il devient un « apprenant » anonyme dont le statut scolaire lui accorde des droits de type démocratique – même si, théoriquement, il demeure mineur – et lui reconnaît les pouvoirs d’un « usager ». Or, éduquer un enfant, c’est l’élever vers l’homme, ou plutôt le hausser vers la véritable idée de l’homme qu’aucun de nous n’atteint jamais : le sens obvie du mot « élève », en français, est suffisamment clair à cet égard.

        On sait qu’à Rome, le père légitimait son enfant le jour du dies lustricus en le soulevant de terre (tollere filium) et en le tenant dans ses bras ; il marquait par ce geste son intention de l’élever pour en faire un homme. Au-delà de cette reconnaissance symbolique, l’éducation est une élévation d’ordre spirituel vers une fin transcendante, et l’accroissement de connaissance trouve son analogie dans l’accroissement de taille qui fera du petit d’homme ce qu’il nomme spontanément une « grande » personne. Enfin, de même que l’enfant devra devenir grand et assumer sa taille, l’élève devra devenir maître de lui-même et assumer ses connaissances aussi bien que ses actes.



b. le lien avec le maître

        Le magister, celui qui par définition en sait « plus », magis, est sommé de s’effacer devant l’enfant pour ne pas contrarier sa spontanéité dans son « lieu de vie » compris comme un espace de convivialité. Il se contente d’aider l’« apprenant » en tant qu’animateur du « groupe-classe », sans rien lui imposer, et sans nul souci des remarques de Kant : « L’être inculte est grossier, l’indiscipliné est violent. La négligence de la discipline est un mal plus grand que la négligence de la culture » (10). Il en résulte que le devoir d’éducation impose la présence d’un maître qui forme l’être encore inculte. Rousseau soulignait que le maître ne doit pas proposer à l’élève ce qui est pour lui faisable, argument paresseux qui revient à faire ce que l’on a déjà fait et, par conséquent, à soumettre le droit au fait, mais de lui proposer ce qui est bon.
        On ne peut confondre cette adaptation morale avec l’adaptation sociale ; elle témoigne de la perfectibilité de l’homme dont parlait Rousseau, qui inspirera la dignité de l’humanité dont s’inspirait Kant. Dès lors, le devoir d’éducation légitimé par le discours du maître n’est rien d’autre que la découverte de la nature essentielle de l’homme qui doit le porter plus haut que cette nature elle-même. L’éducation est le principe d’identité de l’humanité qui conquiert son autonomie à travers le dépassement de son animalité. Et parce que le concept d’humanité est générique, l’éducation témoigne d’une exigence proprement universelle.




c. le lien avec le savoir

        La connaissance n’est plus située au centre du système éducatif pour évoquer la relation de l’homme au monde. C’est désormais l’enfant qui est au « centre » de la scène pédagogique. Là, il règne sans partage, en roitelet de fortune, sans conseiller ni maître. On oublie que l’élève n’est qu’un voyageur passager, privé de bagage initial, alors que l’éducation a pour fin de transmettre un ensemble de connaissances et de principes permanents qui adapteront l’élève au monde édifié par la culture. Montaigne disait dans ses Essais ne pas peindre l’être, mais le passage. Mais on ne saurait enseigner un passager sans le support d’un être qui, lui, ne passe pas : l’école.
        C’est là que l’enfant va s’arracher à sa singularité pour découvrir l’universel et obéir au commandement de Rousseau : « Hommes, soyez humains, c’est votre premier devoir. Soyez-le pour tous les états, pour tous les âges, pour tout ce qui n’est pas étranger à l’homme » (11). Par la seule éducation, l’homme, à lui-même sa propre fin, devient ainsi ce qu’il doit être, et trouve dans la maturation du temps le sens d’une existence tendue vers l’achèvement de ce qui restera à jamais inachevé. Il en résulte que c’est bien « l’homme abstrait », pour Rousseau, ou « l’idée de l’humanité », pour Kant, qui, en tant que modèle idéal de la pédagogie, donne à chacun des hommes réels le sentiment de la dignité humaine, laquelle se manifeste dans l’existence par le mouvement éducatif à travers l’histoire.
 




d. le lien avec la substance de l’enseignement

        Pour satisfaire le besoin transactionnel de la pédagogie, on a remplacé les fins de la connaissance par des procédures centrées sur des objectifs limités. Le learning by doing de Dewey, compris comme learning by living, avait substitué le « faire » à l’« apprendre » pour mieux éviter le learning by thinking.

        Les conséquences ne se sont pas fait attendre. Dans L’École, mode d’emploi, Philippe Meirieu, directeur de l’Institut National de Recherche Pédagogique en 1998, avançait que ce qui fait « l’efficacité scolaire d’un élève », c’est ce qu’il nommait « sa capacité à stabiliser des procédures dans des processus », expression que l’auteur lui-même trouvait « un peu barbare » (12). Mais l’éducation ne saurait se limiter à des pratiques procédurales ; elle exige des contenus substantiels, c’est-à-dire la visée de fins. Une fin est une idée régulatrice de la raison qui commande l’expérience au lieu de se soumettre à elle. On ne saurait la réduire à un simple objectif, entendons à une réalité limitée qui s’accomplirait en suivant la procédure correcte. Définir l’enseignement par ses objectifs et l’éducation par ses programmes est une attitude pédagogiquement et politiquement correcte, ce n’est pas pour autant une attitude pédagogiquement vraie. La correction est une qualité du comportement qui se ramène aux procédures nécessaires pour résoudre un problème donné ; la vérité n’est pas affaire de procédure, et ne dépend pas d’une adéquation des moyens à un objectif déterminé.
 




e. le lien avec la fin suprême de l’éducation

        Il s’agit bien de former un homme, et non un individu fonctionnel défini par une série de processus pédagogiques, administratifs ou sociaux. La vérité de la pédagogie, qui tient à la fin qu’elle se propose plus qu’aux moyens qu’elle utilise, ne se réduit pas à ce qui paraît pédagogiquement correct, car la correction n’est en aucun cas la vérité. Kant a suffisamment établi que « l’homme ne peut devenir homme que par l’éducation » car « il n’est rien que ce que l’éducation fait de lui ». Or l’homme, ajoute-t-il, « ne reçoit son éducation que d’autres hommes, éduqués par les mêmes voies » (13), selon un appel vers l’extériorité qui dénonce à l’avance l’indigence du slogan moderne : « l’élève au centre du système éducatif ». Comme l’a souligné Hannah Arendt, en faisant fond sur saint Augustin, l’homme est cet initium qui a été créé pour qu’il commence une action dans le temps en faisant usage de sa volonté. Mais commencer une action, c’est en viser nécessairement le terme et assurer la continuité de la fin et du commencement, ce qui est l’achèvement même de l’éducation. « Avec l’homme créé à l’image de Dieu, est arrivé dans le monde un être qui, du fait qu’il était commencement courant vers une fin, pouvait être doté de capacités de vouloir et de non-vouloir » (14).

        Ces cinq ruptures envers la tradition se ramènent à la thèse absurde d’une éducation concentrée sur l’enfant, et non excentrée sur la connaissance, c’est à- dire à la thèse encore plus absurde d’un enfant qui, pour s’éduquer, devrait se recentrer sur lui-même.

        Pour dissiper cette illusion pédagogiste, il faudrait entreprendre une véritable révolution copernicienne de l’éducation : ce ne sont pas les connaissances objectives qui tournent autour du sujet, mais bien le sujet qui tourne autour des connaissances objectives, lesquelles diffusent alors leurs lumières.
Bien des pédagogues contemporains se réclament, pour justifier ce prétendu centrage de l’élève sur lui-même, de Rousseau et de Comenius. Mais ils dissimulent soigneusement, chez le premier auteur, l’autorité du maître, incarnée, dans son extériorité absolue, par le pédagogue d’Émile. Certes, la première éducation pour Jean-Jacques doit être purement négative en empêchant le vice et l’erreur de pénétrer dans le coeur et l’esprit de l’enfant. Certes, encore, le maître doit permettre au germe du caractère de l’élève de se montrer en pleine liberté en laissant mûrir l’enfance dans l’enfant.
Mais devra-t-il laisser aller le mûrissement jusqu’au pourrissement sans jamais lui apporter les soins que l’enfant est incapable d’acquérir seul ?

        Les principes éducatifs comme les expériences que son précepteur impose à Émile
ne proviennent à aucun moment de l’élève lui-même : ils viennent « de la nature, ou des hommes, ou des choses », c’est-à-dire de « trois sortes de maîtres » (15) étrangers à l’enfant au moment même où il entre en pédagogie. Il en va de l’éducation comme de la vérité. Celle-ci, comme le montre le dialogue entre Socrate et Théétète, ne provient pas du jeune homme ou du maïeuticien qui réussit à l’en délivrer. Le dieu seul en est l’auteur, selon
Platon, et ce dieu, seul le savoir peut nous orienter vers lui à travers le lent cheminement de la dialectique (16).

 




        Les pédagogues modernes ont, de façon parallèle, occulté les principes pédagogiques fondamentaux de Comenius quand ils prétendaient s’inspirer de lui. Son grand ouvrage, le Labyrinthe du monde et le paradis du coeur, en 1623, établissait que l’homme vit dans le régime de la séparation et de la confusion, sur le mode de l’exil, en ayant perdu tout espoir de retrouver sa ressemblance originelle avec Dieu. Le labyrinthe de l’homme et de l’existence a inversé toutes les perspectives pour aboutir à ce que le philosophe tchèque nommait l’« âme fermée », celle qui a perdu le centrum securitatis, le « centre de la sécurité » qu’est Dieu. L’éducation de Comenius avait alors pour fin, non pas d’instaurer on ne sait quelle égalité sociale, en laissant l’enfant se rapporter à son propre centre sans rien lui imposer, mais de forger cette « âme ouverte » qui est le seul salut de l’homme.

        Éduquer n’est donc pas une fonction sociale, mais bien un devoir sacré qui permet à chaque homme d’accéder par ses efforts à la conjonction de l’humanité, du monde et de Dieu. Il en résulte que l’éducation universelle du penseur tchèque, la Pampedia, était la réalisation des fins dernières qui permet d’élever tous les hommes à l’humanité. Rien ici qui évoque, si peu que ce soit, les libres dispositions d’un sujet dispensé, dans son idiosyncrasie native, de l’ouverture sur l’extériorité naturelle de toute éducation. Pour Comenius, l’enfant à l’origine n’était « rien », sinon « une matière informe et brute » (17)
qui devra être conduite par le maître vers l’humanité. Tous les hommes avancent ainsi, sous la conduite des autres hommes, pas à pas, gravissant « marche après marche » l’escalier qui permet d’approcher sans jamais pourtant atteindre « l’étape suprême » : l’accession à l’éternité !

        À défaut d’une éternité que la pédagogie moderne a évacuée au profit d’un présent immédiat, l’éducation a pour tâche de permettre à l’homme de s’adapter à la permanence du monde, comme le soulignait Hannah Arendt, et non à la fugacité des élèves ou aux aléas des modes. Elle lui permet ainsi, en sollicitant son esprit critique, de conquérir et d’augmenter son humanité dans la maîtrise des savoirs et des œuvres. Telle est bien, en son sens premier, l’autorité de l’acte éducatifqui a été contestée et mise à mal par des méthodes pédagogiques hors de tout bon sens. L’« auteur », auctor, est étymologiquement celui qui « augmente », qui « pousse à agir » et qui « garantit de son autorité », augere, ceux qui lui sont confiés, lecteurs ou auditeurs.
        La suppression de l’autorité magistrale dans une école réduite à un « lieu de vie » au profit de la libre expression, de la spontanéité créatrice ou de la culture prétendue des élèves, les prive en réalité de l’accroissement de leur savoir et de l’approfondissement de leur humanité. L’auctoritas du maître est la garantie initiale qui accroît la confiance et permet à celui qui s’y confie de développer son assurance au cours de sa formation.

 

NOTES

9 : L. Strauss, le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 13.

10 : E. Kant, Propos de pédagogie, OEuvres philosophiques, tome III, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1986, p. 1151.

11 : J. J. Rousseau, Émile, livre II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, tome IV, 1969, p. 302

12 : Ph. Meirieu, L’École, mode d’emploi, Paris, ESF, 1990, p. 24. Souligné par l’auteur.

13 : E. Kant, Propos de pédagogie, op. cit, p. 1151.

14 : H. Arendt, la Crise de la culture, op. cit., p. 131.

15 : J.-J. Rousseau, Émile ou de l’éducation, livre I, OEuvres complètes, tome IV, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1969, p. 247.

16 : Platon, Théétète, 150 c-e.

17 : Comenius, Didactica Magna, la Grande Didactique ou l’Art universel de tout enseigner à tous, Paris, Klincksieck, 1992, p. 47.

 

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