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La révolution copernicienne de l'enseignement par Jean-François Mattéi (V/V)

3 L’ouverture de l’école

 

        Si l’on veut comprendre la spécificité de l’institution scolaire, dans son rapport aux impératifs de la connaissance et à la vocation de l’homme à réaliser son humanité, on doit abandonner ce que les théoriciens des sciences de l’éducation appellent le « triangle didactique ». Ses trois angles seraient, dans le langage convenu de la pédagogie nouvelle, le « savoir », « l’apprenant », et le « formateur », ou, mieux encore, selon la logomachie prétentieuse des pédagogues actuels, « l’épistémologie de référence de la discipline considérée », « la psychologie cognitive » et « les contraintes de la situation de formation » (18). On voit mal d’ailleurs comment l’élève pourrait occuper le centre du système éducatif dès lors qu’on confine l’apprenant à l’un des angles de ce triangle pédagogique.

        Si l’on veut opérer cette révolution copernicienne de l’éducation qui consiste à revenir à la réalité elle-même, il faut comprendre l’originalité de l’école en tant qu’institution spécifique afin de saisir ce qu’il y a en elle de permanent et de légitime pour offrir aux hommes une ouverture vers la culture véritable.

        Si l’étymologie du grec skholé est obscure, on sait que le premier sens de ce terme est l’« arrêt » dans le cours du temps, d’où les sens de « repos » et de « loisir », comme on le voit chez Pindare dans les Néméennes (10, 85). Les expressions skholen echein ou skholen labein signifient couramment « faire une pause » ou « se donner du loisir ». Platon prendra ce terme dans le sens plus large de l’occupation propre à un homme de loisir, celui qui suspend un temps les processus vitaux et sociaux pour se consacrer à la discussion et à l’étude. À la différence des hommes qui traînent dans les tribunaux et les lieux publics, toujours à l’affût d’une méchante plaidoirie, les philosophes « ont toujours présent ce bien, le loisir (skholé), et les propos qu’ils tiennent, ils les tiennent dans la paix et à loisir (en eiréné epi skholês) » (19). Aussi doit-on distinguer deux types d’hommes, celui qui vaque aux affaires courantes, contraint par la nécessité, et celui « dont l’éducation s’est faite dans une liberté et un loisir réels (en eleuthería te kaì skholé) » (20), le philosophe ami du savoir, c’est-à-dire l’homme cultivé.

        La skholé est donc, grâce à cette pause dans l’urgence de la vie quotidienne, la plénitude d’une réflexion studieuse menée avec d’autres hommes dans un lieu spécifique que l’on nommera bientôt « école », et dont l’Académie de Platon est le premier exemple connu. Il n’y a de culture possible, de paideia – et l’on sait que ce terme est formé, au même titre que paidia, le « jeu », sur paîs, l’« enfant » – que grâce à ce moment de « repos », skholé, où l’esprit de l’homme se confronte aux grandes questions de l’existence en acceptant la discussion avec les autres. La véritable éducation, dont Platon expose la nature dans l’allégorie de la caverne, ne revient donc pas à se refermer sur ses propres ombres ; elle consiste à sortir de soi et de son absence initiale d’éducation, l’apaideusia, à la suite d’une contrainte tout extérieure, pour s’ouvrir au monde et s’orienter vers la lumière de la connaissance. La skholé est bien l’origine de cette « ouverture » de l’âme en laquelle Comenius, et, à notre époque, Jan Patocka (21), décèleront la marque de l’humanisation véritable.

        Ce que l’on appelle l’éducation traditionnelle, cette éducation libérale que l’éducation progressiste cherche à supprimer sous le prétexte de souscrire aux intérêts de la société, à défaut de satisfaire aux exigences de l’élève, a toujours conservé cet héritage philosophique dont est issu le courant humaniste. Aussi avait-elle davantage le souci de la culture de l’âme, la cultura animi de Cicéron (22), que celui de la condition sociale ou de la situation économique.
En abandonnant la sphère de l’humanisation, qui est celle de la liberté, pour se vouer à la sphère de la socialisation, qui est celle de la nécessité, notre culture démocratique, héritière de la culture classique et « censée être le rempart de la civilisation contre la barbarie », selon la formule de Léo Strauss, « est de plus en plus pervertie en instrument de retour à la barbarie » (23). Il y a barbarie, en effet, dès que l’on renonce à reconnaître l’humanité dans l’homme ou dans ses œuvres, et à conduire le mouvement d’hominisation en fonction de sa propre fin, pour mieux activer les processus sociaux.




        Or, l’humanisation n’est possible qu’à la condition que la société, et le pouvoir politique qui la commande, distingue clairement ce que Hannah Arendt appelait la « relation au monde » et la « relation à la vie ».
Pour que l’enfant, quelles que soient ses origines familiales et sociales, puisse s’arracher aux déterminations qui sont les siennes et entre dans le monde public où il deviendra un citoyen, il faut laisser à l’école ce statut intermédiaire entre le domaine de la famille, tissé de processus vitaux, et le domaine de la cité, tissé de processus sociaux. Il faut interrompre un temps – le temps de la connaissance – le mouvement cyclique de la vie et de la société pour laisser sa place à cette pause originale de la skholé dans laquelle l’enfant va se confronter à l’extériorité de la culture. Cette notion d’extériorité, combattue par le pédocentrisme de la pédagogie moderne depuis John Dewey, est pourtant depuis toujours la marque de la culture et de l’éducation.

        Giorgio Colli écrivait en ce sens dans ses Cahiers posthumes :

        « Fondements de la civilisation : reconnaître ce qui est au-dehors de nous, ce qui est différent de nous. Ce qui s’appelle religion, nature, société, culture. Le signe de la décadence, c’est l’intériorisation, le fait de tout rapporter à nous : philosophie et science moderne » (24).

        Il convient donc de séparer l’éducation de la vie familiale et de la vie publique et de distinguer soigneusement les deux axes, horizontal et vertical, qui gravitent autour de l’école. Sur le premier, l’axe de la vie, on reconnaît les pôles complémentaires de la famille, refermée sur l’intimité de la vie privée et la nécessité de la reproduction biologique, et de la société, exposée à la lumière de la vie publique et à la nécessité de la production économique. En ce sens, on peut admettre que l’école est un lieu de vie, au même titre que les autres lieux, sur cet axe de socialisation où l’institution scolaire tient le milieu entre l’institution familiale et l’institution sociale.
        Mais cet axe institutionnel ne concerne que la socialisation formelle de l’enfant, considéré ici comme un sujet. Un second axe, celui de son humanisation substantielle, met en présence autour de l’école deux nouveaux pôles, le pôle de la politique qui permettra à l’enfant, devenu citoyen, d’accomplir son action dans la cité, et le pôle de la science qui autorisera l’élève à se hausser au niveau de la connaissance. Sur cet axe de la pensée, qui recoupe verticalement le précédent, l’école n’est plus un lieu de vie, mais un lieu de réflexion où l’élève, excentré de lui-même, peut devenir à la fois un homme et un citoyen.

        Entre ces quatre pôles, famille et société, politique et science, l’école est le lieu ouvert, mais autonome, où s’enracine et se développe la pensée. L’enfant ne pourra connaître et agir s’il ne commence par apprendre à penser afin de réussir ensuite à penser ce qu’il a appris. Et si la fin de la connaissance, dans l’ordre de la science, est la vérité, la fin de l’action, dans l’ordre de la politique, est la justice. C’est l’institution scolaire, comprise en ce sens, qui peut offrir à l’enfant la possibilité de s’ouvrir à la vérité et à la justice.
        Mais ce n’est pas l’élève, ni d’ailleurs le maître, moins encore l’État, qui se trouve au centre du système éducatif : l’école elle-même, comprise comme école de pensée, est seule habilitée à occuper son propre centre.

        Telle est la source légitime et inconditionnelle de sa liberté et de son autorité. Tant que le débat sur le système scolaire ne reviendra pas sur la stratégie de rupture envers l’autorité légitime du savoir, dans le sens défini plus haut, nous ne pourrons pas rectifier les échecs endémiques de l’éducation, ni édifier une pédagogie qui permette à tous les enfants d’accéder à leur humanité.

Hélas ! Il est à craindre, si nous n’entreprenons pas cette révolution copernicienne de l’école, que l’illusion politique de demain ne vienne renforcer l’illusion pédagogique d’aujourd’hui. En renonçant à sa vocation de libération, l’État n’aura alors pas osé accomplir ce que Bachelard appelait, en conclusion de La Formation de l’esprit scientifique, l’inversion des « intérêts sociaux » : faire la Société pour l’École et non pas l’École pour la Société. (25) 




Notes


18 : P. Meirieux, Qui a peur des sciences de l’éducation ?, Se former +. Pratiques et apprentissages de l’éducation, bimestriel, n° 9, 1991, p. 11-12.

19 : Platon, Théétète, 172 d 4-5, trad. L. Robin légèrement modifiée.

20: Platon, Théétète, 175 e, trad. L. Robin.

21 : J. Patocka, « Comenius et l’âme ouverte » (1970), l’Écrivain, son objet, Paris, Presses Pocket, 1992.

22 : Cicéron, Tusculanes, II, 5, 13 : « cultura animi philosophia est ».

23 : L. Strauss, le Libéralisme antique et moderne, op. cit., p. 100.

24 : G. Colli, Philosophie de la distance. Cahiers posthumes I, Paris, Éditions de l’Éclat, 1999, p. 31.

25 : G. Bachelard, la Formation de l’esprit scientifique



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