2015 : Nouvelle édition de Doit-on le dire ? (I)
D'André Chaumeix, ce court extrait de la préface d’origine (1939) :
"...Ce volume, formé des articles qui paraissaient chaque semaine dans Candide, est l'un des plus représentatifs du talent de Jacques Bainville.
La variété des sujets traités y est le signe de la curiosité et de l'étendue de l’esprit de son auteur.
L’article court, genre qui oblige à une concentration de pensée et d’expression devait tout naturellement tenter un écrivain comme Jacques Bainville.
A lire ce recueil, on verra qu’il y a excellé.
Sur toutes les affaires, petites ou grandes, qui ont occupé Paris et la France depuis 1924, Jacques Bainville confie ici ses impressions. Une représentation théâtrale, une lecture, une publication des lettres de Napoléon, une candidature aux élections législatives, les déclarations d’un ministre, les crises financières, les difficultés diplomatiques, tout est objet de remarques pittoresques et de réflexions valables.
Mais ce qui fait la valeur exceptionnelle de ces articles séparés, c’est que Jacques Bainville qui avait une vaste culture et qui avait beaucoup réfléchi savait qu’il n’y a pas de questions isolées.
Ce recueil est le livre d’un historien et d’un philosophe d’où sa sérénité constante et son unité..."
Dès la parution de l'ouvrage, Stéphane Ratti, Professeur des Universités, en a donné l'excellente analyse suivante, parue dans "Figaro/vox" :
:
"Il est des analystes de la vie politique grâce auxquels on se sent un peu moins seul face aux désordres du monde. Jacques Bainville est de ceux-là. L'intelligence de l'historien est telle qu'Antoine Prost, pourtant peu suspect d'affection a priori pour les penchants nationalistes de l'auteur, jugea son Histoire de France, où ne figure pas un mot d'économie, « si intelligente et si lumineuse ». Il est vrai qu'il ajoutait que la mariée était si belle qu'il fallait forcément se défier de la séduction qu'elle exerçait. Un homme de gauche ne rend pas les armes aussi facilement devant une histoire de droite.
De 1924 à sa mort en 1936, celui qui devint Académicien in extremis en 1935 fit paraître quelque 250 articles touchant à tous les domaines où s'exerçaient sa sagacité et sa lucidité sans pareil. Bainville annonça ainsi la revanche allemande de 1940 tout en bravant le sort que les dieux réservèrent à Cassandre horriblement mise à mort pour ne se tromper jamais.
Ce sont ces articles que publient aujourd'hui pour la première fois depuis 1939 Les Belles Lettres, sous le titre Doit-on le dire ?, dans une excellente collection dirigée par Jean-Claude Zylberstein.
La question que se pose le lecteur de ce recueil, balancé entre le dépaysement que lui procure ces images si étranges de la IIIe République où un Président barbote dans les bassins de Rambouillet et y grimpe aux arbres, et le saisissement qui le prend à constater mille similitudes dans les turpitudes de chacun, du chef de cabinet aux banquiers, est celle-ci : peut-on être Jacques Bainville aujourd'hui ?
Si les époques sont propices en apparence à souligner les concordances des temps, comme le fit naguère Jean-Noël Jeanneney, il me semble au contraire que tout ou presque a changé. Certes de brillants éditorialistes demeurent et ferraillent contre les pouvoirs. Mais quel écrivain reconnu et surtout indépendant dispose quotidiennement, comme Bainville dans le journal Candide, dont la réussite inspirera la création à droite de Gringoire et, à gauche, de Marianne, d'une tribune ouverte à plus de 400 000 lecteurs? Quel historien professionnel place encore son activité de publiciste sur le même plan que son travail de recherche au point de rédiger trois papiers dans la même journée ? Quel académicien publie ainsi son journal littéraire et politique au point d'en faire ce que Michel Tournier appelait un journal « extime » ? Celui de Michel Déon, que je sache, n'a jamais été publié dans son intégralité.
Sans doute l'ironie si fine de Bainville, « paisible et salubre » comme il la décrivait, le protégeait-elle. Elle lui offrait le masque de Voltaire pour être plus authentiquement un autre Maurras. Il avait cette double compétence, historien du passé et visionnaire, qui en faisait un Janus aussi à l'aise dans le récit national de la Guerre de Cent ans que dans l'annonce tragique du funeste conflit à venir. Tragique parce qu'il n'était pas cru. « L'hitlérisme est étale », lui répondait-on impavide en 1932. On croyait alors, comme aujourd'hui, qu'il « suffit de ne pas parler de la guerre pour ne pas l'avoir ». Et Bainville de rappeler qu'il avait recueilli d'un vieux marquis, « la dernière personne vivante qui eût causé avec Balzac », cet avertissement que le romancier lui adressait: « Jeune homme, puisque vous êtes chez les Allemands, observez-les. Ce peuple a le sens de la discipline. Il fera des choses redoutables ». Cela se disait à Dresde, vers 1846.
Qui oserait afficher de nos jours cet aristocratisme démocratique - le même qu'il prêtait à Clemenceau qui, selon lui, qualifiait l'ensemble des membres de la classe politique de « ganaches » - qui le poussait à défendre un système électif de « liste d'État » par lesquelles seraient comme présélectionnés les candidats car « à chaque fournée électorale le niveau baisse » ?
Bainville, comme on le voit de nos jours, dénonçait les malversations des banquiers. Il avait compris qu'on encourageait l'épargne, comme l'éleveur engraisse les moutons : « Quand l'épargne devient capital, elle est bonne pour l'abattoir ». Bientôt chez nous l'impôt forcé à 15% sur le capital des Français ?
Mais combien rares dénoncent encore, comme Bainville, la censure dans les débats religieux qui sont tus aujourd'hui en France ? L'auteur adresse ce rappel salutaire aux plus téméraires: « Anatole France, par crainte des inquisiteurs de gauche, n'a usé du blasphème qu'en le dissimulant sous un cryptogramme ».
Nos grands intellectuels font aujourd'hui mine de se dégager, tout en poursuivant la lutte comme Régis Debray, un autre Candide engagé. Ou bien, au contraire de l'optimiste stoïcien qu'était Bainville, ils vantent le retrait et la suspension du jugement comme le fait brillamment, en épicurien et sceptique accompli, Pascal Quignard dans son dernier essai, Critique du jugement.
Pendant ce temps-là d'autres relisent peut-être Cicéron et ses leçons de fatalisme."