Prologue des Quatre nuits de Provence....
"La journée va finir sans flammes, j’ai prié qu’on n’allumât point.
Que le soir monte avec ses fumées incertaines : le détail, l’accident, l’inutile y seront noyés, il me restera l’essentiel.
Ai-je rien demandé d’autre à la vie ?
Donc, çà et là, dans ses transparences divines, traversées de soudaines opacités, le Soir léger et pur se rend, peu à peu, à la Nuit. Sur la pente gauche du ciel, le croissant couleur de perle s’élève, glisse, coule à l’autre versant, pareil aux concessions d’une rêverie fatiguée qui se replie sans hâte et ne faiblit pas sans honneur. Cette face souffrante pourrait décliner en silence. Mais l’accent de sa flamme morte insiste, de très haut, et m’impose, en quelque manière, le ressouvenir du refrain d’un beau chant entendu, il y a de longues années, et qui n’a rien perdu de sa force sur ma pensée. Ses délices renaissent, leur voix remplit mon ciel, devenu tout entier musical et sonore :
Va, mon ami, va,
La lune se lève !
Va, mon ami, va.
La lune s’en va !
L’astre, étonné, a fait une halte apparente. Ma veille est suspendue aussi, mais non le cours de mes pensées qui se précipitent, et les petits flots qu’elles roulent valent en nombre et en vertu les parcelles étincelantes dont l’éther est criblé.
Le glissement lunaire reprend. J’ai quitté la fenêtre d’où je le regardais, et m’éveille sur ma terrasse provençale, un peu scandalisé du temps que je dissipe à subir la révolution nocturne des songes : car je les reconnais pour de simples échos du passé.
Qu’on leur pardonne, ainsi qu’à moi ! Ces hôtes anciens d’une mémoire minutieuse et tenace ont d’abord été convoqués, s’il m’en souvient, comme les témoins du mouvement originaire de ma pensée : ils comparaissent devant moi pour m’aider à écrire un Mémorial intellectuel. Mais je vois bien qu’ils se moquent des témoignages et ne sont animés d’aucun désir étranger à leur joie de vivre ou plutôt de survivre.
N’étant plus rien que ce qu’ils sont et ne voulant rien d’autre, ils marchent et ils parlent, ils pleurent et ils rient sur le théâtre intérieur sans autre objet que de reparaître tels qu’ils furent, non sans se retourner de temps en temps, pour me dire qu’il ne m’est pas permis de les laisser mourir.
Pas plus que moi, ils ne s’étonnent de leur étrange résistance aux forces de ruine. Ils sont fidèles, étant vivaces, et me remplissent à mon tour de l’horreur d’un oubli qui doit les coucher avec moi. C’est pour cela que je redis à mes homuncules si vifs, en les dévisageant et en les nommant un par un :
Va, mon ami, va.
Un seul point me surprend, le charme que je trouve au jeu de mes ombres heureuses.
Mais rien n’en délivre mon cœur, il est le prisonnier de ces figurines d’enfance que durant un demi-siècle je me suis montrées, racontées et presque chantonnées, à moi, il est vrai, pour moi seul…
Va, mon ami, va,
La lune s’en va !
Qu’elle aille ! Seulement ne la suivez pas, vous autres, vieux amis, condamnés à passer comme elle ! Restez, attendez, revenez, pour revivre et briller, pour me baigner encore, pendant ces quelques nuits, d’un rayon du jour éternel.