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Comte, Maurras, Houellebecq : trois agnostiques catholiques, par Stéphane Blanchonnet

Comte, Maurras, Houellebecq : trois agnostiques catholiques

Ce n’est un mystère pour personne, Michel Houellebecq est un admirateur d’Auguste Comte, qu’il convoque sans surprise dans son entretien avec Michel Onfray. Mais récemment, c’est à Charles Maurras, disciple du fondateur du positivisme qu’il s’est intéressé, en allant à la rencontre des royalistes de l’Action française, le 1er juillet dernier à Paris. Comte, Maurras, Houellebecq : y a-t-il une filiation possible ? Nous avons demandé à un spécialiste de la pensée de Charles Maurras, Stéphane Blanchonnet, agrégé de lettres modernes et auteur en 2017 du Petit Dictionnaire maurrassien (éd. Nouvelle Marge), de se pencher sur cette question.

Un récent ouvrage de critique littéraire, d’ailleurs assez intéressant, Le Style réactionnaire de Vincent Berthelier (éd. Amsterdam, 2022), a pour sous-titre « De Maurras à Houellebecq ». Cette réunion des noms de Maurras et de Houellebecq peut surprendre et d’ailleurs, elle n’est pas très logique dans ce livre. En effet, l’auteur, qui veut parler spécifiquement du style des écrivains réactionnaires, finit pourtant par classer Houellebecq dans cette catégorie en raison… de ses opinions et des thèmes qu’il aborde ! Sur le plan du style, il est en effet assez difficile de rapprocher le poète néoclassique, que Berthelier qualifie un peu hâtivement de « puriste », et le romancier de la post-modernité, encore que ce soit sans doute possible, mais ce serait la matière d’un tout autre article ! Il y a en revanche un rapprochement net et évident à faire entre Maurras et Houellebecq : leur qualité de disciples d’Auguste Comte, notamment en ce qui concerne le rapport au catholicisme. C’est ce rapprochement que nous nous proposons d’aborder ici, et nous l’élargirons à une comparaison entre les trois écrivains, les deux disciples et leur maître, Auguste Comte. 

Comte, Maurras et Houellebecq ont d’abord en commun de voir le jour à des époques de grande césure dans l’histoire de France. On n’exagère pas en disant que chacun d’eux naît presque providentiellement au moment où le pays est plongé dans l’une des trois étapes fondamentales de son déclin, qu’ils se donneront justement pour mission de décrire et, dans des mesures assez différentes, de critiquer, dans leurs œuvres.

1868, une France déjà affaiblie

Comte naît en 1798, au moment où la France est au sommet de la puissance et du prestige qu’elle a acquis depuis Richelieu, puis Louis XIV, à tous les niveaux : démographique, politique, militaire, linguistique, littéraire, artistique, scientifique. Littéralement, elle règne sur le monde, pour paraphraser Joachim du Bellay, par sa langue, ses arts, ses armes et ses lois. La Révolution et l’Empire vont consommer en un ultime déchaînement d’énergie et de gloire tout ce capital accumulé depuis des siècles par la royauté capétienne, l’Église et le génie du peuple français – le premier peuple moderne à avoir eu la claire conscience, sans doute depuis la fin du Moyen Âge, de former une nation.

Maurras, lui, naît en 1868, deux ans avant la guerre franco-prussienne de 1870, qui verra une France, déjà considérablement affaiblie depuis 1815, se faire battre par une Allemagne qui lui ravira sa suprématie continentale, comme l´Angleterre lui avait déjà ravi la maîtrise des mers. Elle sera en outre amputée de ses provinces de l’Est, que l’Ancien Régime avait si durement arrachées au monde germanique. Enfin, elle connaîtra la guerre civile avec l’épisode de la Commune et un début de crise démographique qui conduira à une première forme de recours à l’immigration.

1956, l’année du désenchantement

Michel Houellebecq, enfin, naît en 1956, en pleine décolonisation, processus entraînant la disparition de ce motif de fierté que pouvaient représenter, à tort ou à raison, pour les Français ces immenses taches roses sur les atlas géographiques figurant leur immense empire ultramarin (même s’il était composé en grande partie des sables du Sahara, à la différence du très rentable Empire britannique), mais aussi aux prémices des quatre phénomènes qui allaient entraîner la rupture peut-être la plus profonde dans l’être français puisqu’il ne s’agissait plus seulement de déclin de sa puissance, mais de transformation de sa substance elle-même : la fin des terroirs (et donc de l’enracinement régional), la disparition presque totale de la pratique religieuse catholique (encore majoritaire au début du XXe siècle et qui donnait au pays son armature morale), l’américanisation (ou la mondialisation désormais) des mœurs, de la culture et de l’imaginaire, l’immigration de masse, enfin, et le morcellement qui en résulte – la culture française devenant elle-même un « îlot » parmi d’autres, et de moins en moins majoritaire, dans « l’archipel » hexagonal. C’est dans cette France amenuisée, désenchantée et dévitalisée qu’évoluent les personnages de Houellebecq.

Autre point commun important chez nos auteurs : tous ont perdu la foi chrétienne mais sont restés attachés à certains aspects du catholicisme. Comte affirme dans son testament : « Je me suis toujours félicité d’être né dans le catholicisme, hors duquel ma mission aurait difficilement surgi […] Mais, depuis l’âge de 13 ans, je suis spontanément dégagé de toutes les croyances surnaturelles, sans excepter les plus fondamentales et les plus universelles, d’où les Occidentaux tirèrent tous les dogmes catholiques1. » C’est presque au même âge (à 14 ans) que Maurras, en révolte contre la surdité qui vient de le frapper, mais aussi contre la lecture de Pascal, perd lui aussi la foi. Il est intéressant de noter ce qu’il en dit, bien des décennies plus tard, dans une lettre : « J’étais infirme, soit ! Mais cette vie, je l’aimais, j’aimais la santé et la force. Surdité à part, ma résistance physique, sous des aspects assez modestes et même médiocres, est au-dessus de la moyenne, qu’il s’agisse de marcher, de nager, de veiller dans mon bon temps. […] Pascal est le spectre de la maladie. Cette incompatibilité personnelle ne prouve certes rien contre son magnifique génie. Cela peut expliquer qu’il ne m’ait pas été bienfaisant, quelque admiration que m’ait toujours inspirée sa langue, sa poésie, et, de-ci de-là, sa logique2. » On le comprend, Maurras butte contre le dolorisme chrétien qui enseigne d’accepter les « croix », les épreuves, qui jalonnent nos existences pour mieux s’unir aux souffrances du Rédempteur sur sa propre Croix, dolorisme qui lui paraît en contradiction avec le catholicisme traditionnel, communautaire, joyeux, solaire (d’aucuns diraient « païen ») de son enfance provençale. Houellebecq enfin, dans un livre d’entretien avec Bernard-Henri Lévy, confie avoir fréquenté l’Église dans ses années de lycéen et d’étudiant, au point d’avoir suivi, avant de l’abandonner, une préparation au baptême pour adulte. Il en tire cette conclusion : « Un monde sans Dieu, sans spiritualité, sans rien, a de quoi faire terriblement flipper. Parce que croire en Dieu, tout bonnement, comme le faisaient nos ancêtres, rentrer dans le sein de la religion maternelle présente des avantages, et ne présente même que des avantages. […] Seulement voilà, le problème c’est que Dieu, je n’y crois toujours pas3. »

Des bases profanes

Dernier point commun : pour des raisons différentes, nos trois auteurs vont sentir la nécessité de retisser un lien avec la religion catholique, mais sur des bases profanes. Pour Comte, il s’agit du cœur de sa philosophie. Il constate que l’âge métaphysique (la modernité) a mis fin à un âge théologique, qui reposait certes sur des croyances à ses yeux irrationnelles, mais qui possédait une cohérence, une dimension organique, hiérarchique, propre à animer (au sens étymologique de « donner une âme »), à faire vivre, une civilisation. La modernité – la Révolution française en particulier – lui apparaît donc comme un moment exclusivement critique, négatif, dissolvant, dont il se donnera pour mission d’arrêter le cours anarchique pour bâtir un nouvel âge organique permettant de concilier Ordre et Progrès : l’âge positif. Et Comte s’inspirera très explicitement du catholicisme pour créer sa nouvelle religion positive, destinée au salut, par la science, de l’humanité tout entière.

Maurras, qui n’a cessé de se proclamer le disciple de Comte, propose sa propre synthèse, apparemment plus modeste. Il ne s’agit plus de sauver l’humanité entière, mais la France (et à travers elle, la civilisation gréco-latine) en s’appuyant sur le catholicisme comme « Temple des définitions du devoir » et comme tradition vivante. À ses yeux d’agnostique, comme à ceux de son maître Auguste Comte, la vérité du dogme chrétien n’est plus intelligible, mais il considère que par sa force, encore immense dans la France de la Belle Époque – la France à laquelle il s’adresse– l’Église doit être défendue comme un élément incontournable de l’identité nationale et le canal à travers lequel nous accédons à la culture antique. Dans un texte fondamental qu’il a consacré à Comte, Maurras tient d’ailleurs à préciser que sa réduction du « Grand-Être » (l’humanité) à la civilisation gréco-latine (qui est, à ses yeux, LA civilisation), n’est pas hérétique d’un point de vue positiviste : « Comme le fait très justement remarquer l’un des meilleurs disciples de Comte, M. Antoine Baumann, humanité ne veut aucunement dire ici l’ensemble des hommes répandus de notre vivant sur cette planète, ni le simple total des vivants et des morts. C’est seulement l’ensemble des hommes qui ont coopéré au grand ouvrage humain, ceux qui se prolongent en nous, que nous continuons, ceux dont nous sommes les débiteurs véritables4. »

Michel Houellebecq, lui aussi disciple revendiqué de Comte, parle, nous l’avons vu plus haut, de la foi de « nos ancêtres » avec une évidente nostalgie. Toutefois, contrairement à Maurras, qui s’adressait aux Français de 1900, il fait le constat que cette nostalgie n’est plus partagée un siècle plus tard que par une petite minorité, même s’il a exprimé sa sympathie pour cette minorité en affirmant avoir été impressionné par l’engagement de la jeunesse catholique lors des manifestations contre la loi Taubira en 20135. L’une des expressions les plus belles et les plus caractéristiques du regard porté par le romancier sur l’ancienne France se trouve dans ce passage d’Extension du domaine de la lutte consacré à la Vendée : « À l’extrémité de la plage des Sables-d’Olonne, dans le prolongement de la jetée qui ferme le port, il y a quelques vieilles maisons et une église romane. Rien de bien spectaculaire : ce sont des constructions en pierres robustes, grossières, faites pour résister aux tempêtes, et qui résistent aux tempêtes, depuis des centaines d’années. On imagine très bien l’ancienne vie des pêcheurs sablais, avec les messes du dimanche dans la petite église, la communion des fidèles, quand le vent souffle au-dehors et que l’océan s’écrase contre les rochers de la côte. C’était une vie sans distractions et sans histoires, dominée par un labeur difficile et dangereux. Une vie simple et rustique, avec beaucoup de noblesse. Une vie assez stupide, également. Je me suis ensuite dirigé vers une résidence plus récente et plus luxueuse, située cette fois tout près de la mer, vraiment à quelques mètres. […] Un sentiment déplaisant a cette fois commencé de m’envahir. Imaginer une famille de vacanciers rentrant dans leur Résidence des Boucaniers avant d’aller bouffer leur escalope sauce pirate et que leur plus jeune fille aille se faire sauter dans une boîte du style “Au vieux cap-hornier”, ça devenait un peu agaçant ; mais je n’y pouvais rien6. » Là où Comte prétendait réorganiser une religion pour l’humanité sur le modèle catholique, mais dont les dogmes seraient désormais scientifiques, là où Maurras voulait s’appuyer sur un catholicisme encore vigoureux, en tant que force sociale, pour enrayer le déclin de la civilisation, Houellebecq ne peut que constater le caractère inéluctable de ce déclin et le regretter, tout en marquant par l’adjectif « stupide », aux connotations péjoratives évidentes, mais qui signifie étymologiquement « immobile », ce qui le sépare de cette époque pour lui définitivement révolue.

Pour conclure cette rapide comparaison de nos trois auteurs, nous pouvons essayer de nous résumer en les associant par paires. Incontestablement, Maurras et Houellebecq se ressemblent et se distinguent de Comte en tant qu’ils sont les disciples et lui le maître, l’inspirateur. Mais Comte et Houellebecq se ressemblent et se distinguent de Maurras, par un intérêt plus marqué pour la science – le thème du clonage et du transhumain hante le disciple d’Aldous Huxley qu’est aussi Houellebecq. Enfin, Comte et Maurras se ressemblent et se distinguent de Houellebecq par un plus grand optimisme : ils prétendent relever le défi de la modernité et instaurer (pour Comte) ou restaurer (pour Maurras) un ordre viable là où Houellebecq paraît plutôt faire le constat froid et clinique d’un nihilisme triomphant et hélas inéluctable – « mais je n’y pouvais rien ».  

Notes

1 Testament d’Auguste Comte, 1884, p. 9, disponible sur le site Gallica de la BNF.

2 Lettre de Maurras à Leon S. Roudiez, citée par Stéphane Giocanti dans Maurras, le chaos et l’ordre, éd. Flammarion, 2006.

3 Houellebecq Michel & Lévy Bernard-Henri, Ennemis publics, coéd. Flammarion-Grasset, 2008.

4 Maurras Charles, Auguste Comte, 1903, disponible sur www.maurras.net.

5 Entretien avec Marin de Viry et Valérie Toronian, repris dans Interventions, éd. Flammarion, 2020.

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