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«Les statues qui veillent sur nous méritent notre gratitude et notre amour», par Par Bérénice Levet.

La statue de Jean-Baptiste Colbert devant l’Assemblée nationale. JOEL SAGET/AFP

Source : https://www.lefigaro.fr/vox/

Dans une magnifique méditation, la philosophe et essayiste Bérénice Levet défend les statues de nos personnages historiques que certains activistes aimeraient détruire.

 

1.jpgDans la préface à La Révolte des masses qu’il écrivit à l’attention des lecteurs français, le philosophe Ortega y Gasset raconte comment, à l’occasion d’un séjour à Paris, il s’avisa qu’il ne connaissait personne dans la capitale, « personne… hormis les statues » « Parmi elles, relate-t-il alors, je rencontrai de vieilles amitiés qui avaient stimulé ma vie intime ou en avaient été les maîtres durables. N’ayant personne avec qui parler, c’est avec elles que je m’entretins. (…) Peut-être un jour ferai-je imprimer ces Entretiens avec les statues qui ont adouci une étape douloureuse et stérile de ma vie. » Magnifique témoignage d’une expérience qui nous est devenue étrangère. Loin d’adoucir nos vies, les statues aujourd’hui les enflamment. Elles tendaient à n’être plus que le décor de nos existences, et il suffit d’une étincelle allumée aux États-Unis pour qu’elles se retrouvent contestées, vandalisées, déboulonnées ici en France.

Sans doute, non sans quelque ingratitude de vivants, ne prenions-nous plus aucun soin de nos statues, ne daignions-nous plus leur accorder un moindre regard. Elles étaient là, de leur présence massive, évidente, familière et en apparence immuable, fond sur lequel se détachaient nos existences affairées ou au pied duquel nous nous donnions rendez-vous mais sans pour autant concéder un salut à Diderot ou à Danton. Cependant, si l’habitude, l’accoutumance, émousse l’attention, elle ne détruit ni l’attachement ni la fidélité. Présences familières et par là même rassurantes, garantes de continuité et de stabilité, preuves de ce que tout «ne meurt pas sur les saisons» (Rimbaud), les statues opposent la plus farouche résistance à la société liquide. Tout passe, elles demeurent. Elles sont, de surcroît, constitutives d’un monde qui nous est commun, et commun avec les morts. Le Condorcet du quai Conti, cher à Ortega y Gasset ne dédaignerait sans doute pas que nous poursuivions la conversation avec lui. C’est pourquoi ces offensives dirigées contre Colbert, Joséphine, Faidherbe, Hugo sont vécues comme des offenses par la grande majorité des Français, indépendamment des connaissances historiques qu’ils peuvent avoir des faits incriminés. Déboulonner, débaptiser une rue sont des gestes d’une extrême brutalité.

Les militants dits antiracistes veulent que nous tournions nos regards vers ces témoins de pierre qui jalonnent nos villes et scandent nos promenades? Prenons-les au mot. Que ces passions épuratrices nous soient l’occasion de redécouvrir nos statues et, à travers elles, notre histoire. Que ces présences muettes mais impérieuses nous soient des éperons ; que chacune d’elles aiguise notre curiosité et notre soif de savoir, nous rappelle à notre amnésie historique et nous porte à rouvrir les livres d’histoire. «Les Français sont des héritiers, mais pour sauver l’héritage, il faut être capable de le conquérir à nouveau.» Entendons Raymond Aronet faisons de nos statues le point de départ de la reconquête! Un point de départ concret, charnel, incarné. Ces procureurs acharnés de la France, ces abstractions, aurait dit Camus, incarcérés dans leur prison idéologique, sont perdus pour la discussion, mais ils se nourrissent et se fortifient de nos doutes, de nos «en même temps», de notre sentiment d’illégitimité et d’abord de l’ignorance institutionnalisée. Quatre décennies d’éducation progressiste et presque autant de tyrannie de la repentance ont fait leur œuvre. Dans leur grande majorité, les moins de 50 ans vivent en étrangers dans leur propre pays, privés de l’expérience séminale, décrite avec gourmandise par François Mauriac, d’«habiter familièrement l’histoire de France», de s’y «promener comme dans un château de famille dont les moindres recoins nous eussent été connus(…) des rois fainéants à Jeanne d’Arc, de Jeanne Hachette au Grand Ferré, des camisards aux chouans, tout a été buriné à jamais dans notre cœur.»

Que savent encore de la France nos concitoyens sinon qu’elle a été et demeure, leur répète-t-on, raciste, patriarcale, sexiste, misogyne, xénophobe, islamophobe, homophobe, transphobe, cruelle aux bêtes, j’en oublie assurément? Et avec quelles armes voudrions-nous qu’ils puissent répliquer à cette rhétorique victimaire et accusatrice? «D’autant que l’âme est plus vide et sans contrepoids, écrivait Montaigne, elle se baisse plus facilement sous la charge de la première persuasion.» Regarder les statues qui balisent nos villes comme autant d’invitations au voyage dans notre passé, dans la sédimentation des siècles dont le présent est la concrétion, c’est les rendre à leur mission première, que leur confia la monarchie de Juillet d’abord, la IIIe République ensuite: une mission pédagogique.

La monarchie de Juillet hérita d’une France divisée, fracturée, décomposée par la Révolution. Elle va s’atteler à recoudre la robe déchirée, à réconcilier les deux France. « Il faut donner quelque chose à aimer, et leur donner à aimer la France », les mots sont de la philosophe Simone Weil mais ils résument le dessein de Louis-Philippe. L’époque est celle des grands historiens, tel Michelet, et c’est à l’histoire que la monarchie de Juillet confiera la tâche de cimenter le peuple français. L’établissement des statues s’inscrit, avec la galerie des Batailles de Versailles, avec la loi de Guizot sur l’enseignement de 1833 qui accorde une place éminente à l’histoire nationale, ou encore la commission du patrimoine, bientôt présidée par Mérimée, dans une constellation de mesures qui travaillent toutes à doter les Français d’un imaginaire commun. Louis-Philippe mise sur les vertus de mise en forme et en sens du récit pour forger une conscience nationale, mais aussi sur les vertus d’incarnation des images et de la statuaire. Ces témoins de pierre présentent la vertu insigne de donner un visage à l’histoire, et c’est cela qui les a rendues si précieuses à l’orléanisme comme à la IIIe République. En somme, la France post-révolutionnée est la première à donner raison à Burke, contempteur de son abstraction: sur la Déclaration des droits de l’homme, sur les «valeurs», sur l’universel, on ne construit rien, et surtout pas un peuple. L’âme humaine a besoin de réalités particulières.

«Le passant est invité à lire, déchiffrer, s’instruire et pas seulement admirer» les statues, rappelle l’historien Maurice Agulhon. Nos statues nous parlent d’une France qui, plutôt que d’enfermer chacun dans le cercle étroit de son identité, le rattachait à une réalité plus vaste que la sienne, celle de la patrie. Une France qui certes renvoyait l’identité sexuée et sexuelle, religieuse, ethnique dans la sphère privée, non toutefois pour abandonner chacun au vide identitaire, mais afin de permettre à tous de prendre part à une épopée commune. Une France, enfin, qui, si nous lui demeurions fidèles, nous armait contre cette redoutable exigence de «visibilité», en exaltant au contraire cette belle et noble vertu qu’est la discrétion. Ne pas laisser le moi privé envahir l’espace public était notre code. Et si les Français sont si attachés à la laïcité, j’incline à penser que c’est en très grande partie pour cette prescription essentielle à la vie en commun. Les statues, choses belles, fragiles et périssables… Rappelés à leur présence muette par les procureurs et fossoyeurs de la France, ne les leur abandonnons pas.

 

Bérénice Levet a en particulier publié «Le Musée imaginaire d’Hannah Arendt. Parcours littéraire, pictural et musical de l’œuvre» (Stock, 2011), «La Théorie du genre ou le Monde rêvé des anges», préfacé par Michel Onfray (Livre de poche, 2016) et «Le Crépuscule des idoles progressistes» (Stock, 2017). Dernier ouvrage paru: «Libérons-nous du féminisme!» (Éditions de l’Observatoire, 2018).

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