Sans l’histoire de Clovis, pas de sentiment national, par Hilaire de Crémiers.
Source : https://www.bvoltaire.fr/
En juillet 2010 se tenait la XIXe université d’été de Renaissance catholique, ayant pour thème l’identité nationale.
À l’occasion des 10 ans de cet événement, Boulevard Voltaire publie durant l’été, avec l’autorisation de Jean-Pierre Maugendre, président de Renaissance catholique, des extraits des actes du colloque dont le sujet demeure plus que jamais d’actualité.
Aujourd’hui, l’intervention d’Hilaire de Crémiers, fondateur du mensuel Politique Magazine et coauteur, en 2018, de l’ouvrage collectif Regards sur Maurras.
Le sentiment national a caractérisé les Français comme peuple très tôt, plus tôt que tous les autres, du moins en Europe. Il a uni ceux qui s’appelleront les Français, qui dans les premiers siècles s’appelaient les Francs. Ils étaient une minorité guerrière dans une société gallo-romaine qui existait encore. Ce sentiment est né de la manière dont les protagonistes de cette histoire se sont perçus eux-mêmes – ou dont, d’abord, ils ont été perçus par les clercs de l’époque. En quelque sorte, les Français, plus précisément ceux qui deviendront les Français, qui se sont vus associés, soit volontairement, soit plus ou moins brutalement sous les contraintes de l’Histoire, au destin commun, ont été amenés de manière singulière à s’entendre raconter leur histoire, à se la raconter à eux-mêmes et pour eux-mêmes. Et cela très tôt. Et cela sous l’influence primordiale des clercs, dans une Église gallo-romaine qui revendiquait l’exactitude de sa foi catholique.
La première histoire ou, plus exactement, le premier développement littéraire à prétention historique qui tente ce genre d’explication remonte, en effet, au VIe siècle, soit à ces fameux temps mérovingiens dont Augustin Thierry, au XIXe siècle, établira « les récits ». L’auteur en était Grégoire de Tours.
À l’encontre des sensibilités scrupuleuses, le sentiment d’appartenir à un peuple – on dira plus tard une nation – particulier, singulier, d’une certaine manière élu, entraîne Grégoire dans la manière de présenter son histoire à utiliser des procédés qui relèvent de l’amplification symbolique, mythique, poétique. […] Quand ce qui deviendra la France commence à se constituer, un sens se dégage de l’histoire et c’est ce sens que les historiens français au cours des siècles ont discerné, depuis le premier d’entre eux, notre Grégoire de Tours, jusqu’à aujourd’hui – avec, bien sûr, plus ou moins de rigueur. L’histoire devient significative ; c’est le vrai sens de l’histoire. Quand un peuple se raconte à lui-même sa propre histoire, il faut bien qu’elle ait un sens, une intelligibilité. Sinon les événements humains se perdent dans des méandres où l’on ne comprend plus rien. Et, finalement, on se dispute ; ce sont des querelles indéfinies. L’intelligence a besoin de repères ; les repères donnent le sens ; ils tracent un itinéraire. C’est extrêmement important. Car la France est peut-être le premier peuple d’Europe qui se soit ainsi, de façon aussi typique, préoccupé d’écrire sa propre histoire. Lorsque Grégoire de Tours raconte l’histoire de Clovis, il a une intention. Certes, il ne fait pas encore figurer dans son récit la Sainte Ampoule ; le baptême ne se confond pas avec le sacre que recevra, le premier, Pépin le Bref. En revanche, il est des pages extraordinairement significatives. […] Grégoire de Tours donne à l’événement une amplification prodigieuse, miraculeuse, pour le placer dans une perspective totalement signifiante. Clovis se trouve être compris, déjà à cette époque-là, comme le prince qui saura refaire de la Gaule, de ce qui était la Gaule romaine, un ensemble uni et de foi catholique. Cette histoire restera gravée dans le fond de l’esprit des clercs et alimentera leurs réflexions par la suite. Elle contribuera à produire ce qu’elle avait présenté comme acquis.
Ainsi, très tôt, une histoire et une manière de la raconter sont au départ de l’apparition, de la création d’un sentiment d’unité nationale proprement français, sans que cette expression soit employée, sans même que ce sentiment soit, à proprement parler, conçu philosophiquement ou politiquement. L’anachronisme serait abusif ; cependant, il existe une sorte de mythe fondateur qui s’ancre dans la religion, celle de la Gaule romaine qui est la religion catholique. Ce même mythe accompagne un dessein politique qui se cherche pendant de longs siècles et qui va aboutir avec les Capétiens. Ce dessein politique, comme tous les desseins véritablement politiques, s’est d’abord heurté à des difficultés qui paraissent insurmontables et, par conséquent, s’est fortifié et s’est imposé dans des épreuves. Ainsi va se forger cette conception politique nouvelle, politico-religieuse, qui accompagne et fait éclore avec le temps un sentiment nouveau d’appartenance à une communauté de destin, que l’on peut appeler justement, a posteriori, le sentiment national. S’il n’y avait pas eu les Capétiens, s’il n’y avait pas eu au fondement de tout la religion catholique, s’il n’y avait pas eu l’histoire de Clovis et tout ce qui a suivi, et si, donc, il n’y avait pas eu ces « mythes » fondateurs que les clercs ont constitués autour de ces grandes forces primordiales, il n’y aurait pas eu, dans la suite des siècles, de sentiment national français. Il est là, le sentiment national.
Le grand malheur est que les Français ne le savent plus. Vouloir dissocier ces forces les unes des autres n’amènera, par la suite, que des catastrophes. Quand les Français se chercheront un destin et voudront exalter leur nation, être des nationaux, des nationalistes, des patriotes, en dédaignant ce qui fait le nœud de leur constitution originelle, les conséquences seront dramatiques. […]