Jean Sévillia: «Benjamin Stora a une vision partielle, donc partiale, de la guerre d’Algérie», par Paul Sugy.
Stèle en mémoire des soldats disparus des Abdellys pendant la guerre d’Algérie, au Père Lachaise. Pierre-Yves Beaudouin
Source : https://www.lefigaro.fr/vox/
Emmanuel Macron a confié à l’historien Benjamin Stora une mission sur «la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie». Mais pour Jean Sévillia, l’approche de Benjamin Stora est trop complaisante à l’égard de la lecture indépendantiste des événements, propagée par le pouvoir algérien.
FIGAROVOX.- L’historien Benjamin Stora s’est vu confier par Emmanuel Macron une mission sur «la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie», ce choix vous semble-t-il judicieux?
Jean SÉVILLIA.- Ce n’est pas, me semble-t-il, le meilleur choix, même s’il n’est pas surprenant si l’on se souvient des différentes prises de position du chef de l’État à ce sujet: Emmanuel Macron avait en effet qualifié la colonisation de «crime contre l’humanité» lorsqu’il était candidat ; puis, comme président, il a ouvert la voie à une démarche pratiquement expiatoire. Il partage donc la même vision que Benjamin Stora de la présence française en Algérie: cet historien est en effet une figure officielle dans les cercles bien-pensants.
Cette mission qui lui a été confiée correspond du reste à ses vœux et à l’ambition qu’il a poursuivie à travers l’ensemble de son œuvre. Je ne m’attarderai pas, pour ma part, sur le fait qu’il ait pu être trotskiste dans sa jeunesse, car Benjamin Stora a désormais plus de soixante-dix ans et il a évolué intellectuellement depuis. Mais sur l’Algérie, il est l’homme d’une thèse, et ce choix n’est évidemment pas neutre.
Ses travaux ont épousé la relecture de la présence française en Algérie par les mouvements indépendantistes, qui la considèrent comme injuste du début à la fin. Malheureusement, Benjamin Stora n’a travaillé pour l’essentiel que sur la mémoire algérienne, avec laquelle il est en sympathie, et ne connaît pas avec une grande précision la dimension militaire de la mémoire française de la guerre d’Algérie, par exemple, puisqu’il n’a pas travaillé sur les archives de l’armée française. Ce qui fait de lui un historien, non pas des mémoires, mais de la mémoire algérienne de la guerre d’Algérie ; et non un historien impartial ayant une égale connaissance des deux camps ou même des querelles internes à ces deux camps. C’est en cela que Benjamin Stora ne me paraît pas l’homme idoine car son approche est trop ignorante de la mémoire européenne, de celle des Harkis… Il n’a pas suffisamment une vision d’ensemble: sa vision est partielle, donc partiale.
Au point d’adopter une vision biaisée des événements de la guerre d’Algérie, et de la colonisation française?
Inévitablement oui, puisque Benjamin Stora s’intéresse aux mémoires et même aux «mémoires blessées» davantage qu’aux faits historiques eux-mêmes. Ce n’est pas inintéressant, mais l’on aboutit vite avec cette approche à rendre subjectives les vérités historiques, or nous aurions besoin d’en savoir plus sur les faits. Concrètement, il apparaît par exemple étrangement compréhensif à l’égard du FLN, justifiant le choix de la «lutte armée» (que je qualifierais pour ma part de «terroriste»). Ce faisant, il légitime des faits dont l’on connaît pourtant la gravité: le FLN a posé des bombes au milieu des civils à Alger, commis des meurtres, des attentats et des enlèvements… Benjamin Stora est très silencieux sur tous ces agissements.
La question des disparus n’est pratiquement pas évoquée dans son œuvre: il y en a malheureusement eu beaucoup, et c’est aussi une réalité que l’on ne peut pas escamoter. Entre mars et l’été 1962, le FLN a enlevé de nombreux Européens afin de semer la terreur et les faire fuit, là encore, comme sur le massacre des Harkis, Benjamin Stora est d’une grande discrétion.
Il y a eu des exactions commises dans les deux camps, mais l’on ne peut pas se contenter d’une lecture hémiplégique de cette histoire. D’autant qu’implicitement, la mission confiée à Benjamin Stora paraît laisser entendre que la France est de toute façon coupable, et qu’il y aurait aujourd’hui encore des tabous: les actes de torture commis par certains soldats français sont aujourd’hui assez bien connus, mais les vrais tabous ne sont pas forcément là où l’on croit.
Ces tensions mémorielles ont été ravivées par les récentes déclarations du président algérien…
L’État algérien s’est auto-légitimé à partir d’un discours historique très largement mythologique (il parle par exemple d’un million et demi d’Algériens tués pendant la guerre: le chiffre est en réalité de 250 000 dans l’ensemble des deux camps, ce qui est déjà énorme). Son discours anti-colonialiste est entièrement à charge contre la France et passe sous silence toute l’œuvre médicale et matérielle accomplir au cours de la présence française. Par exemple, les principaux monuments historiques de la ville d’Alger ont été construits par les Européens. Cette occultation n’est pas neutre.
Je crois que l’Algérie française a fini par échouer et qu’elle était condamnée à terme ; cependant, si l’on ne fait ressortir que ses défauts et non ses réussites, on ne porte pas un regard juste sur cette période historique.
Jean Sévillia est également chroniqueur au Figaro Magazine et membre du comité scientifique du Figaro Histoire. Il est aussi l’auteur de nombreux essais historiques, dont notamment Les Vérités cachées de la guerre d’Algérie (Fayard, 2018).