Jérôme Fourquet : "Les Français ont vu l’Etat en voie de clochardisation", par Gérald Andrieu.
Source : https://www.marianne.net/
"Marianne" s'intéresse cette semaine aux Français qui, dans la période, de gré ou de force, pour le meilleur ou pour le pire, se débrouillent sans l’Etat, l’administration, les chefs, les intermédiaires... Jérôme Fourquet, directeur du pôle Opinion de l’Ifop et auteur de "L’Archipel français" (Seuil), nous en dit plus sur ces "sécessionnistes".
Marianne : Dans la période, les responsables politiques nationaux, l’Etat, l’administration sont apparus défaillants à beaucoup de Français. Ces derniers ont donc fait sans eux. Dans le monde de l’entreprise aussi, ils ont parfois fait sans leurs chefs et ces intermédiaires que sont par exemple les consultants ou les chargés de mission. Qui sont-ils ces Français qui ont pris leur autonomie ?
Jérôme Fourquet : Il faut déjà faire la différence entre autonomie choisie et autonomie subie. Dans le premier cas, on retrouvera les indépendants, les petits patrons qui étaient depuis longtemps vaccinés (si je puis dire !), qui savent qu’en temps normal il faut remplir 40 bordereaux pour pouvoir faire quoi que ce soit et qui, eux, aujourd’hui comme hier, sont toujours dans la « débrouille » et le système D. Et puis il y a ceux qui se sont tournés vers l’Etat, instinctivement, parce qu’ils n’ont que ça et qui, sans réponse, par dépit, de rage, se sont dits on va faire tout seul.
Cette autonomisation, on y a assisté dans les hôpitaux par exemple. Ce sont ces soignants, médecins, infirmières, qui ont poussé les murs et organisé des lits de réa supplémentaires. Ils ont pris les manettes parce que - pour faire court - les administratifs étaient en télétravail. Ce sont ces gérants de supérettes qui se sont autonomisés de leur tutelle en élargissant les allées entre leurs rayons, et en y accueillant des producteurs locaux venus taper directement à leur porte. Ce sont aussi ces patrons de départements et de régions - avec parfois des arrières-pensées politiques, bien sûr - qui ont dit “Cet Etat est impotent, trop lourd, donc faisons par nous-mêmes !” Mais ça n’était que le sommet de l’iceberg car il y avait aussi ces maires qui avait un Ehpad sur leur territoire, une grosse entreprise en train de couler, qui ont organisé des distributions alimentaires pour leurs concitoyens et des ateliers de confection de masques avec quelques administrés installés dans un gymnase. Des maires à qui l’Etat dit maintenant “voici les 60 et quelques pages de consignes sanitaires à respecter pour rouvrir les écoles” !
Ce “sans l’Etat” est sans doute à relativiser, notamment quand on songe au recours massif au chômage partiel qu’il a rendu possible. L’Etat a mis la main à la poche et pas qu’un peu. C’est pourtant lui qui apparaît comme le grand perdant du moment ?
Oui, le grand perdant, c’est l’Etat jacobin surplombant. C’est l’Etat central et sa haute administration. Il a été percuté par cette crise sanitaire. L’exemple type, ce sont les Agences régionales de santé. Ce à quoi nous avons assisté, c’est à son “étrange défaite” - pour reprendre le titre du magnifique livre de Marc Bloch - et ça a été un choc. Parce que, dans notre pays en temps de crise, on se tourne spontanément vers l’Etat, très présent et censé nous protéger mais qui là a pataugé. Résultat : les Français ont eu le sentiment de vivre un violent déclassement national. Ils ont vu des scènes - comme ces soignants qui, faute de surblouses, mettaient des sacs poubelles ! - qui disaient de notre Etat qu’il était en voie de clochardisation.
Notre pays a été plus proche, il faut bien le dire, de l’Espagne et de l’Italie que de l’Allemagne. Dans ce dernier pays, on le voit, les choses sont organisées par bassins de vie et les structures publiques sont apparues beaucoup plus réactives et préparées que chez nous.
Cette défiance à l’égard des dirigeants, quels qu’ils soient, politiques ou économiques, cette sécession même, ne sont pas des phénomènes nouveaux. Mais avec l’épisode du Covid, ils s’en trouvent largement renforcés. Et ils posent la question majeure de la cohésion des Français demain ?
La question est : comment les vieilles hiérarchies, qui ont été contournées dans cette période, notamment avec le télétravail, vont réagir à cette autonomisation ? Peuvent-elles revenir sur leur lieu de travail et dire : “Retour à la normale !” Certainement pas, parce qu’en face on leur répondra “Nous on a joué notre peau pour faire tourner le service ou l’entreprise pendant l’épidémie, on ne s’est pas simplement dépassé. On a besoin de reconnaissance. Et d’ailleurs, sont-elles vraiment nécessaires toutes ces procédures, toute cette paperasserie ? Quand vous n’étiez pas là, ça marchait très bien !”
Il y a eu dans cette période et il va y avoir un affrontement entre cols blancs et cols bleus.
Il y a eu dans cette période et il va y avoir un affrontement entre cols blancs et cols bleus. C’est un peu comme quand il y a une grève dans une usine et qu’elle dure. Il y a des initiatives individuelles, des personnalités qui se révèlent, des solidarités qui se créent, une atmosphère particulière qui s’installe car le collectif est soudé dans la lutte et l’adversité. C’est très dur mais il y a un côté grisant. Et puis quand sonne l’heure de la reprise, c’est souvent la gueule de bois et le retour à « l’ordre ancien » est très douloureux.
Sur un autre plan, on a aujourd’hui une Anne Hidalgo qui dit refuser le retour du “tout automobile” dans la capitale. Mais ceux qui vivent hors de Paris mais y travaillent vont lui répondre : “Je fais bien ce que je veux, je reprends ma voiture, il n’est pas question que je foute les pieds en ce moment dans un RER !”
Si on pousse le raisonnement plus loin, ceux qui ont de l’argent ne vont-ils pas choisir de s’extraire encore un peu plus du monde du commun des mortels (en privilégiant encore plus qu’avant les cliniques privées, les lieux de villégiature isolés et préservés, etc.) ? Les survivalistes et les collapsologues, eux aussi, à leur manière, ne vont-ils pas être renforcés dans leur comportement qui consiste à se préparer dans leur coin à l’effondrement final ? Et quid des banlieues, où sur fond d’insuffisante présence des services publics, des initiatives spontanées ont fleuri ici et là pour aider les plus modestes ? On le voit, la crise du Covid-19 n’a sans doute pas donné un coup d’arrêt à l’archipelisation de la société française.