Bioéthique : La France confrontée à une culture de mort (17, 1/2), par François Schwerer
Le sénat va connaître dans les jours à venir le projet de loi de bioéthique. Notre ami François Schwerer nous a adressé - avec un message de sympathie - l'ensemble des textes qu'il été amené à écrire sur cette question.
Cet ensemble constitue une véritable somme, aussi bien par son importance que par son intérêt.
Nous en avons commencé la publication le vendredi 10 janvier, et nous la poursuivrons du lundi au vendredi inclus, comme nous l'avons fait, par exemple, pour l'étude de Pierre Debray, Une politique pour l'an 2000.
Et, pour suivre et retrouver ces textes plus commodément, nous regrouperons la totalité de cette étude, vu son importance, dans une nouvelle Catégorie : François Schwerer - Bioéthique : culture de mort : vous pourrez donc retrouver donc l'ensemble de cette chronique en cliquant sur le lien suivant :
François Schwerer - Bioéthique : culture de mort...
Voici le plan de l'étude (hors Annexes et textes divers, qui viendront ensuite); nous le redonnons chaque jour, afin que le lecteur puisse correctement "situer" sa lecture dans cet ensemble :
- Les étapes de la décadence
- Un processus téléologique
1/. « Qui n’avance pas recule »
2/. De la pilule à la GPA : l’asservissement des femmes
3/. La révolte des femmes et les mouvements féministes
4/. Le transhumanisme, stade ultime de la destruction
- La stratégie progressiste
1/. La campagne médiatique préalable
2/. La modification de la loi
3/. Le recours à une novlangue
4/. Le discrédit de l’adversaire
5/. La politique des petits pas
6/. Le viol de la conscience des enfants
- « Pour une nouvelle croisade »
A - Une faible résistance
1/. Des hommes politiques sans conviction
2/. Des manifestations apparemment inefficaces
3/. Un refus de mettre en danger son propre confort
4/. Un faux respect de l’apparente liberté d’autrui
5/. Si le Seigneur ne bâtit pas, c’est en vain que s’agitent les bâtisseurs
B – Un combat dont l’enjeu dépasse le fonctionnement de la vie sociale
1/. Il est plus facile de descendre une pente que de la remonter
2/. Un combat ayant une dimension eschatologique
B – Un combat dont l’enjeu dépasse le fonctionnement de la vie sociale
1/. Il est plus facile de descendre une pente que de la remonter
Un rapide examen de la situation permet de constater que la France n’est ni seule dans cette dérive, ni même à la pointe de ce naufrage. Pour ne citer qu’eux, le Royaume-Uni, en ce qui concerne la procréation artificielle ou la Belgique en ce qui concerne l’euthanasie, sont « en avance » sur la France. L’Union européenne, apporte son concours à l’affaire (1).
Ce qu’il y a de pire c’est que ceux qui poussent à cette évolution sont tellement influencés par la dégénérescence générale qu’ils ne se rendent même plus compte que « tout est lié ». Ainsi, Jean-Louis Bourlanges, dans la tribune publiée par Le Figaro le 3 juillet 2019 pour s’inquiéter du projet de loi sur la PMA, rappelait qu’en 2004, alors qu’il était président de la Commission des Libertés au Parlement européen, il s’était opposé à la nomination au poste de Commissaire aux droits fondamentaux d’un « adversaire affiché du droit à l’orientation sexuelle ». Comme il n’y a aucune raison de croire que cet homme politique ne soit pas sincère, il est incohérent.
Dès lors, comment expliquer, sans recourir à une quelconque théorie d’un complot, le fait que le combat pour une société humaine paraisse déséquilibré ? Plus précisément, comme l’a écrit le professeur Jacques Bichot, « qu’est-ce qui fait agir de manière si efficace un ensemble de personnes qui ne sont pas véritablement liées entre elles ? Il y a certes un facteur non négligeable : la sottise. […] Mais cela ne suffit pas. Il faut comprendre ce qui amène une masse de gens disparates à agir dans le même sens, sans qu’il y ait de coordination importante, et pourtant avec une efficacité qu’atteindrait difficilement une organisation bien structurée. En économie le marché donne de tels résultats ; aurions-nous quelque chose d’analogue dans le domaine [politique] ? Mais quoi exactement ? Pour combattre l’adversaire, il faut savoir de quel armement il dispose, de quelles alliances, de quelle capacité d’agir de façon coordonnée, stratégique ».
Ne faut-il pas répondre oui à cette question ? Il existe un système qui assure cette cohérence, c'est la démocratie (2) libérale.
(1 ) : Il est à noter que Mme Ursula von der Leyen qui vient d’être désignée pour devenir la prochaine présidente de la Commission européenne et qui avait voté en faveur du mariage homosexuel, contre la majorité des membres de son parti en Allemagne, avait alors argumenté au Bundestag : « Je ne connais aucune étude qui démontre qu’un enfant élevé dans un couple gay diffère de celui élevé dans un couple hétérosexuel ». Les divers projets de Madame von der Leyen en matière de politique familiale ont toujours rencontré l’opposition de l’évêque d’Augsbourg, Monseigneur Mixa. Elle va donc prendre la tête de la Commission européenne alors que celle-ci a inscrit parmi ses priorités en mars 2019, la promotion de l’égalité LGBT.
(2) : En fait, comme nous l’expliquons dans Politique Magazine (Janvier 2020), la démocratie n’est que la cause efficiente de cette évolution qui, comme dans d’autres domaines accentue la fracturation sociale.
Les causes de la fracturation sociale
Il y a quelques années, le président Chirac avait lancé comme slogan de campagne la lutte contre la « fracture sociale » ; comme s’il n’y en avait qu’une seule, d’une seule sorte et que sa réduction puisse être l’affaire d’un quinquennat. En réalité les fractures sont multiples et touchent tous les domaines de la vie sociale. Une analyse de type aristotélicien montre que si chaque fracture a une cause matérielle spécifique, les causes formelles, efficientes et finales sont identiques. Cette analyse est indispensable à qui prétend vouloir éradiquer le mal.
La cause matérielle : le phénomène d’exclusion
Quand il parlait de la « fracture sociale », le candidat Chirac orientait le débat sur un plan essentiellement économique et faisait allusion à la fracture entre les bénéficiaires de la croissance et les exclus, entre les profiteurs du système et ceux qui en sont victimes et ne peuvent s’adapter. Mais une fracture existe aussi entre les Français imprégnés de la tradition judéo-chrétienne, ceux qui se réclament de l’islam et les tenants de la libre pensée. Une fracture est encore repérable entre les nationalistes, les européistes et les mondialistes, etc. Toutes ces fracturations de la société ont en commun de partager la population en diverses factions qui ne peuvent pas s’entendre sur un point fondamental, ce qui conduit chaque communauté à considérer les autres comme infréquentables. Chaque groupe, plutôt que d’essayer de comprendre les autres, jette sur eux l’anathème. Plutôt que de rechercher l’unité dans un dialogue plein de compréhension, il est plus facile de pratiquer l’exclusion. Mais la tentation est alors grande de vouloir réduire « la » fracture en faisant simplement disparaître du paysage visible celui qui est considéré comme un « déchet ».
La cause formelle : l’idéologie individualiste
La société ne se sent plus une communauté de personnes unies par une culture commune, partageant une histoire liant les générations les unes aux autres et se reconnaissant dans des valeurs acceptées par tous. Elle n’est plus qu’une masse informe d’individus poursuivant chacun son intérêt égoïste et la satisfaction de ses désirs immédiats promus au rang de droits. Dès lors le territoire sur lequel l’individu est venu au monde n’a pas plus d’importance qu’un autre ; l’individu n’est pas enraciné dans une patrie, il se sent citoyen du monde. La libre circulation des personnes, la libre installation en n’importe quel point du globe sont des droits fondamentaux et quiconque voudrait les limiter ou simplement les organiser, doit être combattu. Si des personnes peuvent se sentir solidaires, les individus ne sont que des entités juxtaposées qui n’ont pas à se soucier des autres. Chacun est libre… jusqu’au moment où sa liberté vient heurter celle de l’individu voisin. Naissant enfant trouvé et mourant célibataire, comme le voyait Renan, l’individu n’a pas à se soucier de son frère puisqu’il n’a pas de frère. Il n’a ni plus ni moins de valeur que l’autre avec lequel il est, au regard de la masse, parfaitement interchangeable pour peu qu’il y apporte la même utilité. Sa dignité personnelle n’est plus intrinsèque car elle dépend uniquement de la valeur ajoutée qu’il apporte à l’ensemble. A l’inverse il est devenu un élément endogène dans un réseau auquel il appartient au même titre que les autres outils à travers lesquels circulent les flux de la puissance matérielle à l’aune de laquelle la masse est jugée.
La cause efficiente : le système démocratique
Comme cette masse est gouvernée par des « élites » élues sur un projet d’idées abstraites dont la cohérence est abandonnée au profit d’un souci de « ratisser large », le pays est peu à peu dominé par les sophistes disposant des moyens de persuasion les plus performants. Les citoyens ne sont plus représentés car les élections législatives, intervenant juste après les élections présidentielles et la durée des mandats coïncidant exactement, elles ont pour but de donner au président élu une majorité qui lui permettra de faire ce qu’il entend pendant les cinq ans de son mandat. Il en résulte deux conséquences majeurs : les députés ne sont plus les représentants du peuple auprès du pouvoir mais les fonctionnaires du pouvoir, adoubés par un parti et donnés par le peuple au chef du Gouvernement pour assurer le « service après-vente » de ce qu’il décide ; ensuite les lois ne sont plus la traduction de la nécessaire adaptation de la loi naturelle aux conditions du moment mais la mise en œuvre de l’opinion changeante d’une majorité de circonstance. Et, comme toute opinion majoritaire fluctue au gré des émotions, la loi devenue instable doit, pour s’imposer, être contraignante et tatillonne. De plus, comme l’intérêt général est abusivement réputé être la somme des intérêts particuliers, ces lois sont toujours faites dans le but de favoriser les caprices de la majorité (d’ailleurs relative) du moment. Les minorités ne comptent pas ; elles n’ont que le droit de se soumettre ou de manifester leur mécontentement, au risque de nuire à tous.
La cause finale : la déification de l’homme
En fait, cet individu qui décide souverainement de ce qu’il doit faire, de la façon dont il veut vivre, de ce qu’il considère comme bien et de ce qu’il décrète mauvais, refuse de se reconnaître une créature de Dieu. Il se fait Dieu lui-même. Il s’idolâtre. Il est à soi la cause et le but de sa vie. Il se veut maître de lui, « comme de l’univers ». Il veut être et, pour lui, vivre se conjugue toujours au présent. Les exemples du passé ne comptent pas auprès de ses idées et de sa volonté ; quant au futur, il pense que c’est l’affaire de ceux qui viendront après lui. Seule la technique qui lui permet de satisfaire ses caprices est digne de considération. Dès qu’elle permet une nouvelle avancée, celle-ci doit aussitôt être mise en œuvre, peu importe les conséquences qui en découleront. L’individu qui se prend pour Dieu, veut tout, tout de suite et s’il ne peut s’approprier immédiatement ce qu’il convoite, il l’obtient à crédit (crédit, qu’il le sait, il ne remboursera jamais). La libre circulation des biens et des services, la liberté du commerce deviennent des éléments de la liturgie qu’il entretient pour encenser sa propre réussite. Etant ainsi devenu le centre de tous ses soins, sa relation à l’autre se mesure à son utilité immédiate : si l’autre lui est utile, il l’accepte ; s’il ne lui apporte rien et ne lui coûte pas non plus, il l’ignore ; s’il le gêne ou le concurrence, il le combat.
Une société fracturée
Il résulte de cette rapide présentation que la « fracture sociale » telle qu’elle est présentée par les technocrates qui se croient hommes politiques n’est que l’arbre qui cache la forêt. C’est la société tout entière qui est fracturée et les fractures sont multiples. Lorsqu’un candidat quelconque prétend lutter contre la « fracture sociale », il ne prétend en fait lutter que contre l’une des causes d’une seule de ces fractures. L’unique fracture qu’il vise est la fracture mise en exergue par des indicateurs économiques choisis (taux de chômage, croissance du PIB, âge de départ à la retraite et taux des cotisations…) sur lesquels il est facile de communiquer ; les autres sont ignorées voire aggravées. Quant à la cause sur laquelle il veut agir – ou qu’il veut masquer –, il ne s’agit que de la cause matérielle ; il n’envisage nullement de se pencher sur les autres causes : formelle ou efficiente et surtout pas finale. Il se fait élire pour lutter contre une fracture sociale et non pas contre la fracturation sociale. Il n’envisage donc pas de se conduire véritablement en politique au service du Bien commun, mais en simple défenseur de certains intérêts particuliers. Aux élections suivantes, il pourra toujours axer sa campagne sur la fracture qu’il aura laissé se creuser un peu plus entre temps.
Une fracture est repérable entre les Français imprégnés de la tradition judéo-chrétienne, ceux qui se réclament de l’islam et les tenants de la libre pensée. Une fracture est encore repérable entre les nationalistes, les européistes et les mondialistes, etc. Toutes ces fracturations de la société ont en commun de partager la population en diverses factions qui ne peuvent pas s’entendre sur un point fondamental, ce qui conduit chaque communauté à considérer les autres comme infréquentables. Chaque groupe, plutôt que d’essayer de comprendre les autres, jette sur eux l’anathème. Plutôt que de rechercher l’unité dans un dialogue plein de compréhension, il est plus facile de pratiquer l’exclusion. Mais la tentation est alors grande de vouloir réduire « la » fracture en faisant simplement disparaître du paysage visible celui qui est considéré comme un « déchet ».
Celle-ci, telle qu’elle est conçue aujourd’hui – et qui n’a rien à voir avec ce que les Grecs de l’Antiquité nommaient ainsi – est fille de la philosophie des Lumières. Cette philosophie a substitué « à la conception stoïcienne des droits de l’homme une autre fondée sur le concept de citoyen. Le citoyen, devenant, du moins en principe, l’auteur des lois qui régissent la cité, n’a pas à se soumettre à la loi naturelle. Il peut, si c’est sa volonté, la contredire et devenir Créon. Il suffit pour cela de la manipuler, comme l’avait si bien compris le docteur Goebbels, mais lui ne disposait encore que de la radio et du cinéma, tout comme Staline. Depuis les progrès techniques ont mis à la disposition des maîtres de l’opinion des moyens beaucoup plus efficaces : la télévision et maintenant la possibilité de créer à volonté des images virtuelles. Platon avait déjà pressenti cette confiscation de la démocratie. Il dénonçait les sophistes, ces professeurs qui enseignaient, au prix fort d’ailleurs, l’art de persuader l’opinion. Ce n’est pas un hasard si en grec, le mot doxa signifie, entre autres, opinion et, bien avant Platon, un philosophe Parménide avait opposé l’opinion à la vérité, qu’il comparait à deux chemins : l’un droit, que l’on suit sans peine, l’autre abrupt, escarpé, pénible. Dès l’instant que le pouvoir est livré à l’opinion, il devient possible à l’art du sophiste de substituer à la quête de la vérité une opinion, celle de celui qui se montre le plus persuasif. Il suffit de savoir de quelle manière on peut manipuler une assemblée. C’est ainsi que les Athéniens furent amenés à condamner à mort Socrate à partir de fausses accusations mais habilement présentées. Les sophistes antiques ne disposaient que de mots. Leurs modernes successeurs possèdent les images. Ce qui renforce leurs moyens de manipuler l’opinion. Il reste que toute société où l’opinion prévaut sur la vérité se livre à des tyrans d’autant plus puissants qu’ils ont, de nos jours, appris à se rendre invisibles » (1).
La démocratie est d’abord une idée qui, comme le disait Charles Maurras, soumet « au nombre la qualité, c’est-à-dire la compétence et l’aptitude ». Il aurait pu ajouter qu’elle soumet toujours à la facilité la complexité. En effet, les hommes de marketing le savent bien, plus on s’adresse à une foule nombreuse plus il faut être simple – voire simpliste –. C’est pourquoi dans tout processus démocratique, le slogan l’emporte toujours sur le raisonnement ; le résultat immédiat sur les conséquences à terme. Ainsi, les promoteurs des avancées sociétales, au nom du progrès, de l’égalité et de la liberté, ont beau jeu de répondre à ceux qui leur opposent les conséquences inéluctables de leurs décisions : vous nous faites un procès d’intention. Ils savent que l’argument suffira à emporter l’adhésion immédiate de la majorité et qu’ils ne doivent surtout pas se risquer à discuter le fond car ils risqueraient de perdre alors une partie des adhésions spontanées.
(1) : Pierre Debray, « Lettre à un jeune Européen sur le suicide de l’Occident », Cahiers de Pierre Debray, n° 1, 1998, p. 22, 23. Il ajoute, quelques lignes plus loin, « Dans la Grèce antique, le tyran était un individu. Il avait un nom. Aujourd’hui, il est anonyme, et, comme Satan, légion ». Dans ce contexte, « il est devenu quasiment impossible de répandre la vérité au-delà d’une minorité d’autant plus réduite que ceux qui la défendent ne peuvent disposer que des moyens dérisoires qu’on leur concède, car il faut bien maintenir la fiction de la liberté d’expression » (page 24).
Ceux qui promeuvent le bouleversement sociétal savent qu’il faut mieux miser sur l’horreur affective d’un drame individuel, qui permet une réaction impulsive, que faire réfléchir la foule sur les causes de ce drame et les moyens d’y remédier, au moins de le soulager.
(à suivre demain, deuxième partie de ce n° 17)