UA-147560259-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Nietzsche par temps bleu [7]

Par Rémi Hugues

images.jpgÀ l'occasion de la publication du dernier ouvrage du docteur ès Lettres et agrégé de philosophie Philippe Granarolo, intitulé En chemin avec NietzscheRémi Hugues nous propose une suite de huit articles « Nietzsche par temps bleu ». Il s'agit de tenter de nous faire découvrir ou redécouvrir l'essence de la pensée de l'auteur de Naissance de la tragédie.  Nous avons suivi ce chemin au fil des derniers jours. Il se clôturera demain lundi.. Bonne lecture !  LFAR    

Photo.png

La duperie des Lumières 

Si donc Nietzsche ne peut pas être à proprement parler rangé dans la catégorie des philosophes modernistes, il a été néanmoins abusé par les mensonges des Lumières. À deux reprises – pages 78-9 et 182-3 – notre auteur, à partir des réflexions de Nietzsche, écrit : « Prisonnier dʼun espace ethnique et dʼune chronologie mythologique qui bornaient étroitement son regard, lʼhomme des sociétés traditionnelles, même sʼil bénéficiait grâce à ces frontières dʼune force et dʼune unité de style, ne pouvait quʼêtre un animal grégaire, et pouvait difficilement éviter de chercher en dehors ou au-dessus du monde sensible lʼéternité dont il avait soif. »

Guénonlerègnedelaquantité.jpgRené Guénon contestait cette vision des choses chère aux modernes dans Le Règne de la Quantité. Il y affirme en effet : « alors quʼon vente la rapidité et la facilité croissantes des communications entre les pays les plus éloignés, grâce aux inventions de lʼindustrie moderne, on apporte en même temps tous les obstacles possibles à la liberté de ces communications, si bien quʼil est souvent pratiquement impossible de passer dʼun pays à lʼautre, et quʼen tout cas cela est devenu beaucoup plus difficile quʼau temps où il nʼexistait aucun moyen mécanique de transport. »[1] Les élites sacerdotales, les dynasties princières et certains ordres de compagnonnage étaient, si lʼon nous permet ce terme hypermoderne, « multiculturels ». 

Jaurès.jpgLa modernité, en dépit de lʼeffort quʼelle poursuit pour obtenir lʼunité par la force des opinions et des faits, tend au morcellement, à la diversité, comme le fit observer Charles Maurras dans son éditorial de LʼAction Française du 2 août 1914 : « Lʼhistoire mieux interrogée aurait dû prévenir M. Jaurès (Photo) et les socialistes qui le subissaient tous quʼils tournaient le dos à leur siècle. Lʼévolution, comme ils disent, ne va pas à lʼunité, mais bien à la diversité. […] Cette diversification  croissante emporte des risques de guerre croissants. »            

Le scepticisme chrétien, de Maurras à Granarolo 

Il y a entre ce dernier et Granarolo, outre leurs liens très forts avec le sud de la France, un point commun : une absence de foi teintée de catholicité, un agnosticisme méthodologique qui se laisse imprégner par un attachement à la culture primordiale, celle de leur milieu dʼorigine.

En atteste le point suivant : après avoir distingué deux christianismes, celui de la faute et celui de lʼenfant, notre auteur reconnaît quʼil se sent lié à ce second christianisme. Son athéisme nietzschéen ne lʼempêche pas dʼexprimer une forme dʼadhésion à un certain christianisme. Celui de Jeanne dʼArc plutôt que celui des clercs qui ont approuvé la mise à mort de la « Pucelle ».

Balzac.pngCette dichotomie renvoie à celle dʼHonoré de Balzac, qui dit : « Politiquement, je suis de la religion catholique, je suis du côté de Bossuet et je ne dévierai jamais. Devant Dieu, je suis de la religion de saint Jean, de lʼÉglise mystique, la seule qui ait conservé la vraie doctrine. »[2]

Nous constatons ainsi quʼil y a chez notre auteur une tension entre une rationalité cartésienne imposée par lʼaxiome « le surnaturel ne relève pas du pensable », et une inclination à aborder des thèmes typiquement religieux, comme lʼapocalypse, ou à avoir recours à des connotations au contenu implicitement religieux.

Le cas le plus emblématique est celui où lʼanthropologie héritée de Darwin, qui assimile lʼhomme à cette masse dʼatomes que sont les végétaux et les animaux, est dʼun coup jetée aux orties, sans ménagement aucun : commentant le livre IV de Physique dʼAristote, Granarolo admet quʼ « il ne peut y avoir du temps sans lʼâme » et surtout que « lʼhomme possède en lui une part dʼéternité » (p. 122). Mais plutôt que de voir en ceci lʼeffet de lʼexistence de Dieu, il en fait la cause du malheur de lʼhumanité – de sa conscience malheureuse pour reprendre Hegel – lorsquʼil affirme que « cette part est la cause de notre détresse. » (p. 222)

ThomasdAquin.jpgCe pessimisme fondamental de lʼauteur, qui considère page 223 la puissance de lʼhomme comme une pure négativité, devrait être tempéré par la thèse du maître de la scolastique saint Thomas dʼAquin selon laquelle lʼhomme, sʼil transforme cette puissance en faculté créatrice, peut atteindre le bonheur. Lʼart est pour lʼhomme le moyen du bonheur dans lʼici-bas, dans la mesure où il sʼinscrit dans une démarche appelée Imago Dei – imitation du Créateur –, lequel est lʼartiste par excellence, en tant que créateur de toute la beauté du monde. 

Art et bonheur 

Lʼart est une vertu opérative qui consiste en la production du Beau, entendu comme le modèle dʼun ordre reconquis. Lʼordre, explique Thomas dʼAquin dans Commentaire aux Noms divins, est avec la proportion qualité de la beauté du cosmos.

Le Cosmos a, lʼon dit, pour créateur le divin ouvrier, Dieu ; il est donc ouvrage du Créateur, monumentale symphonie de la beauté, laquelle est une propriété transcendantale de lʼÊtre. 

Il nʼest aucunement à cet égard incohérent de définir Dieu à la fois comme unité au-delà de lʼêtre, suivant les enseignements de Plotin, et comme cause exemplaire et plénitude de lʼêtre, à la suite de Thomas dʼAquin. Dans les deux cas, en raison de lʼidentité du vrai, du beau et du bien, Dieu est forcément supersubstantiale pulchrum, ou « Beau suprasubstantiel », ce qui signifie quʼil est primordialement, on lʼa vu, créateur de beauté dans le monde.  (À suivre  

[1]  Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, Paris, Gallimard, 1945, p. 143.

[2]  Cité par Paul Le Cour, LʼÉvangile ésotérique de saint Jean, Paris, Dervy, 2002, p. 161. À ce propos, il y a un travail dʼanalyse littéraire à mener : le choix de Guy de Maupassant de donner aux deux frères rivaux de son roman Pierre et Jean le nom des deux Églises distinguées par le chef de la littérature française de son époque résulte-t-il de lʼinfluence de ce dernier et de la connaissance de sa dichotomie ?

A lire de Rémi Hugues Mai 68 contre lui-même ...

(Cliquer sur l'image)

Couverture_livreM68.png

Commentaires

  • Il y a de belles choses, je trouve, dans cette série d'articles. Et intéressantes. Certes, il faut toujours aller au texte et ça ne remplace pas la lecture de Nietzsche. Mais cela la complète, l'éclaire et la rend plus accessible. Rémi Hugues lit, travaille, fait son miel de ses lectures et écrit pour nous ses réflexions documentées et parfaitement ordonnées. Ce n'est pas si répandu dans sa génération, souvent déculturée. On peut discuter de ces articles. Mais l'influence de Nietzsche ayant été considérable sur les sociétés modernes, ceux qui s'intéressent à la vraie politique, dont les royalistes, liront à coup sûr,cette étude avec profit.

  • Merci, Rémi, pour cette nouvelle série que tu nous as donnée. Certains de nos lecteurs le savent peut-être, mais il est probable que d'autres l'ignorent : Nietzsche a fait plusieurs séjours "chez nous", en Provence, à Eze, et l'on peut, en allant là-bas, "mettre ses pas dans ceux de Nietzsche" et passer un séjour qui aura le mérite de l'originalité positive, si je puis dire. J'en parle dans notre Ephéméride du 2 décembre, et je mets plus bas le lien qui amène à cette Ephéméride, en souhaitant d'avance - pensant à Gustave Thibon, si fortement uni à Nietzsche… - un bon séjour dans ces lieux à tous ceux qui viendraient marcher, à sa suite, sur "le sentier de Nietzsche" : ce sentier relie le village perché d'Èze - au sommet de sa colline, à 400 mètres d'altitude - jusqu'à Èze-sur-Mer, sur la Méditerranée. Avec de nombreuses marches assez hautes au départ, près du village d'Èze, il faut compter 50 minutes dans le sens de la descente et 1h30 dans le sens de la montée.
    Une fois quitté Èze et avant d'arriver à Èze-sur-mer, il serpente en pleine nature. Sa longueur est de 1.600 m et son dénivelé de 370 m.

    Voici le lien (et, bonne marche !) :
    http://lafautearousseau.hautetfort.com/archive/2008/10/28/ephemeride-du-2-decembre.html

Écrire un commentaire

NB : Les commentaires de ce blog sont modérés.

Optionnel