Patrimoine cinématographique • La grande illusion
Pierre Fresnay et Erich von Stroheim
Par Pierre Builly
La grande illusion de Jean Renoir (1937)
Si pacifiste que ça ?
Après une bonne dizaine de visionnages, anciens et récents, de ce chef d’œuvre de Jean Renoir, j'en suis toujours à me demander ce qui lui vaut sa réputation d’œuvre pacifiste, de brûlot subversif, qui lui a - ou lui aurait - valu interdictions diverses et mises sous le boisseau. Ou alors - et c'est plutôt même sans doute là qu'il faut chercher - parce qu'en 1937, date de sortie du film, les lourdes machines des propagandes se sont mises à accélérer et ne tolèrent plus, pour la commodité de leur fonctionnement, qu'il y ait nuances, ambiguïtés, subtilités dans la mise en scène des réalités.
Les réalités, il me semble qu'elles sont doubles ou triples, mais suffisamment intelligentes pour n'être pas révolutionnaires ! Et si nous débarrassons aujourd'hui un film qui se passe pendant la Grande guerre d'une partie des aspects conjoncturels de l'époque de son tournage, sur quelles réalités, précisément, tombons-nous ?
Qu'il existe une sorte d'Internationale « des gens bien élevés », qui transcende les appartenances nationales ?
Que la guerre peut se faire « sans haine » entre adversaires qui s'estiment ?
Que le désir, l'attirance physique, certaines frustrations peuvent entraîner des gens qui se comprennent à peine à engager une jolie (et provisoire) histoire ?
La belle affaire ! Tout cela est de l'ordre des rassurantes évidences !
Je ne vois pas, en tout cas, chez Renoir un appel à la désobéissance, une remise en question du rôle de chacun ; bien au contraire, les combattants combattent dans un respect mutuel (mais il ne faut pas méconnaître que nos combattants sont des aviateurs, des aristocrates de la bagarre, qu'ils ne sont pas soumis à la promiscuité dégradante de la tranchée !) ; chacun fait son devoir, sans détestation de l'autre (c'est généralement seulement dans les guerres civiles qu'on déteste le type d'en face, parce qu'on sait pourquoi on le hait) ; chacun joue son rôle : les prisonniers cherchent à s'évader, les geôliers à les en empêcher. Et si Rauffenstein (quel rôle aura plus fait pour la légende d'Erich von Stroheim ?) se résout à tirer sur Boeldieu (même remarque pour Pierre Fresnay), ce n'est évidemment pas de gaieté de cœur, mais parce que c'est l'ordre des choses.
En fait, chacun fait son Devoir, sans fanatisme ou joie mauvaise ; mais il n'y a pas non plus d'aspect niais et grandiloquent, comme dans le J'accuse d'Abel Gance où les morts sortent des tranchées pour demander des comptes, et moins encore de côté « lendemains qui chantent » comme dans La vie est à nous, délicieux film de propagande communiste du même Jean Renoir.
Qui pourrait dire qu'il y a de la révolte, de l'esprit « crosse-en-l'air », de la mutinerie, dans la silhouette de Maréchal (Jean Gabin) et de Rosenthal (admirable Marcel Dallio) qui gagnent la Suisse dans la neige, après avoir quitté la ferme d'Elsa (Dita Parlo) ?
Je gage même qu'après une permission de convalescence, Maréchal et Rosenthal reprendront le combat... ■
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Commentaires
Je remercie Pierre Builly d’attirer notre attention sur « la grande Illusion et sa richesse« effectivement un chef d’oeuvre. Une œuvre appartient à l’artiste et au regard que nous portons ns sur elle.
Je nuancerais un peu son propos même si une œuvre appartient à l’artiste et à chaque spectateur.
Il faut tout le génie de Jean Renoir pour porter un regard sur la grande guerre, qui nous lave de toute idéologie. Le cinéma, art du sensible , nous permet de déchiffrer les visages, mais beaucoup plus encore , quand il est bon , très bon, – de nous rendre acteurs de l’histoire, de notre histoire.
En effet, tout film a trois dimensions : la première narrative, la seconde symbolique, et la troisième réservée aux seuls chefs d’œuvre,« filmique », c’est à dire nous faisant rentrer dans l’histoire et les rêves qu’elles nous révèlent.
Les deux premières dimensions sont évidente dans « la grande illusion », notons la maestria de Renoir dans son récit, la description de l’’aristocratie à travers Pierre Frenay qui compose son rôle sans jamais le caricaturer, idem pour Eric von Stroheim bouleversant, et Renoir n’est pas en reste pour les personnage plus populaires et dans la finesse des rapports des uns et des autres, Toujours cette générosité du regard que Jean Renoir a hérité de son père., ( le peintre e) qui transcende tous les rapports de classe et de pays ennemis (Le portrait le plus émouvant d’un aristocrate émigré à Coblence est aussi de Renoir dans « La Marseillaise » un film commandité par al CGT !) la dimension symbolique étant bien sûr la réconciliation de la France et de l’Allemagne à travers un conflit qui les déchirent . La troisième dimension , la plus émouvante , celle qui a bouleversé toute une générations de spectateurs, c’est de nous faire traverser le miroir que nous tend l’histoire et de découvrir cette fraternité secrète qui peut exister entre les combattants comme le remarque bien Pierre Builly, mais aussi les peuples. L’amour qui réunit « Maréchal » ( Jean Gabin ) à cette fermière du Baden Wurtemberg va bien au-delà qu’un appel des sens, il est bien donation réciproque des corps et des âmes et qui ne nous dit, qu’il ne conclura pas par un mariage après la guerre.
La grande illusion est aux antipodes de toute idéologie, comme tout vrai film, il n’est ni pacifiste ni au service des patriotismes des uns et d es autres, mais Il est aussi un film de vraie piété sans montrer une image directe de la guerre Il nous dévoile bien en creux que ce conflit fut aussi celui de dévouements sincères et admirables.
Pour faire la paix il faut la voir dans le regard de l’autre, c’est qu’on n’a cessé de répéter sous une autre forme le pape Benoit XV atterré par ces ruisseaux de sang. C’est ce qu’a tenté sans succès Charles d’Autriche, pas vraiment suivi par les uns et les autres dans cette dynamque.
Au colloque sur les tentatives de paix en 1917 que nous avons pu tenir récemment à Paris grâce à différentes associations et au concours de l’institut hongrois, avec le professeur Soutou admirable de clarté, Hilaire de Crémiers a magnifiquement montré comment Maurras, bien qu’engagé dans le conflit, a su se répondre et se hisser à la hauteur des appels du pape Benoit XV , avec hauteur de vue qu’on aurait aimé voir chez bien des clercs en France et des anticléricaux dans l’opinion et dans les gouvernants!
Fallait –il être donc être pacifiste ou faire son devoir en 1914-1918 ? , le débat n’est plus là, mais bien à quelles conditions faire la paix. Je donnerais le mot de la fin à Marie-Noelle Tranchant, critique de cinéma au figaro qui nous a remerciés d’avoir projeté la séquence finale de la grande illusion en conclusion de colloque
« Merci pour ces très riches moments,, ils m’ont beaucoup donné à méditer. Sur le « suicide de l’Europe », la destruction de l’Europe « civilisée et civilisatrice », la chrétienté « fracturée (..)». Sur la difficile sagesse de l’Eglise au milieu du déchaînement des passions humaines. Sur « le réalisme anthropologique » de Benoît XV, essayant de sauver l’homme de ses idolâtries, nationalismes, mystique de la guerre, comme l’a dit ce remarquable abbé ( Eric Iborra ) . Sa citation d’un prêtre à des séminaristes : Sur la nécessité de préserver sa conscience individuelle pour voir au-delà des emportements collectifs – et même des engagements nécessaires ou inévitables.
Je regrette de n’avoir pu suivre l’ensemble de ce passionnant colloque, mais j’en vois les grandes lignes, et les interventions que j’ai pu suivre n’ont pas seulement un intérêt historique, elles sont éclairantes aussi pour le temps présent, qui a récolté le chaos et la brutalité.
La séquence de La Grande illusion le film de Renoir est un baume d’humanité sur ces terribles blessures.! La crèche fait écho à ces fraternisations de la trêve de Noël par-dessus les tranchées, et nous dit que la venue de Dieu incarné est seule capable de nous réconcilier. »
Je crois qu'il faut aussi remercier Henri Peter ! ...
Remercier Henri Peter ? Évidemment oui : son commentaire éclaire excellemment ce que j'ai écrit avec moins de talent.
Et je note aussi sa connaissance du cinéma ! Car peu connaissent "La Marseillaise", film qui a suivi immédiatement "La grande illusion" et qui, de fait, à partir d'une commande de la CGT donne un portrait beaucoup plus nuancé qu'on ne pourrait croire d'une partie de la période révolutionnaire (le film s'arrête à Valmy, 20 septembre 1792).