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Livres • Pierre Boutang, maurrassien libéré Entretien avec son biographe Stéphane Giocanti

 

Propos recueillis par Daoud Boughezala et Frédéric Rouvillois, repris de Causeur [1.07]

Pierre Boutang ayant littéralement appris à lire dans l’Action française, en quoi cela a-t-il conditionné son rapport au roi comme figure de l’autorité ?

Stéphane Giocanti*. Chez Boutang, l’image du roi se superpose affectivement à celle du père et à celle de Maurras – servir le roi et la France était pour lui une dette à l’égard de son propre père maurrassien appelé lui aussi Pierre Boutang ! L’intuition métaphysique s’ancre ainsi souvent dans les circonstances de l’existence. Si l’histoire personnelle de ce fils rend compréhensible sa théorie royaliste, on peut aussi l’interpréter comme une limite – que Boutang n’interroge pas vraiment. Mais ses Carnets inédits révèlent une inquiétude à propos de son destin : « Si mon père n’avait pas connu l’A.F. Pour lui. Pour moi. »
Ce lien excessif comparable à l’amour passion aura constamment laissé Boutang dans un état d’enfance : une très grande capacité d’étonnement et d’enthousiasme, mais aussi de vulnérabilité et de crainte.

Pour vulnérable qu’il fût, Boutang n’a jamais cédé aux sirènes du fascisme, à la différence de ses camarades d’Action française, Brasillach ou Rebatet. Comment l’expliquez-vous ?

La sensibilité chrétienne et une certaine idée du Pauvre, étaient déjà agissantes en 1940 lorsque Boutang détourna Maurice Clavel du doriotisme et l’amena au royalisme et à Maurras en personne. Son ancrage maurrassien contribua à détourner Boutang de la tentation fasciste ou totalitaire qui s’exerçait sur sa génération : ancré sur des principes traditionnels, le respect des mesures passées (proposées par l’histoire de la monarchie française elle-même), le fédéralisme, mais aussi sur une forme d’empirisme politique, Maurras s’oppose en son fonds au fascisme qui est à la fois jacobin et socialiste, axé sur le culte du chef, de la force, de l’État et de la jeunesse. Quant au « pauvre Brasillach », Boutang l’a en vérité peu connu, et peu aimé. Il ne lui pardonnait pas son admiration pour les défilés de Nuremberg, et s’il tenta d’obtenir des signatures pour sa grâce en 1945, c’était surtout parce qu’il savait que des personnages plus compromis que Brasillach passaient à travers les filets de l’épuration.

Sous Vichy, Boutang a condamné les persécutions antijuives tout en soutenant la Révolution nationale. Si Boutang fut révoqué de l’Éducation nationale à la Libération, est-ce en raison de ses atermoiements ?

Boutang n’a jamais exercé aucune fonction officielle à Vichy. Il s’est entremis pour faire libérer Jean Wahl des griffes allemandes en 1940, il a rejoint le Maroc dès 1941 et participé, à sa mesure, à la préparation du débarquement américain de 1942 au Maroc. Certes, Boutang a maintenu une fidélité morale au maréchal Pétain comme beaucoup de Français de son époque, mais il a objectivement servi les Américains et le général Giraud, pour lequel il a travaillé, comme chef de cabinet de Jean Rigault au ministère de l’Intérieur. Giraud était alors condamné par Vichy. Joué par l’histoire, Boutang a servi de Gaulle sans l’avoir voulu, en se plaçant du côté du monde libre. D’ailleurs, s’il fut révoqué sans pension en 1944 – et pendant vingt-trois ans – c’est en raison de la lutte acharnée entre giraudistes et gaullistes à laquelle sa contribution reste obscure. Malgré cette exclusion purement politique, il servit le drapeau jusqu’en 1945, année de sa démobilisation.

 

Boutang fut un antisémite virulent avant-guerre avant de terminer en fervent soutien d’Israël. Quel est le ressort de cette évolution ?

Boutang fut antisémite jusqu’en 1955 environ. Plusieurs articles d’avant-guerre, son pamphlet La République de Joinovici (1949), relèvent du courant antisémite qui va de Drumont à Bernanos, plus encore qu’ils ne prolongent l’antisémitisme dit « politique » de Maurras. Pourtant, en 1936, son témoin de mariage, Adrien Benveniste, était juif. L’étude de la Bible, la découverte de la mystique juive, sa lecture des commentaires de Rachi, contribuèrent à faire de lui un judéophile autour de 1955, de plus en plus loin de « l’antisémitisme d’État ». On retient cette date symbolique parce qu’elle correspond à l’année de lancement de son hebdomadaire La Nation française. Boutang évolue donc très en avance par rapport à l’Église catholique, qu’il a peut-être influencée parallèlement à Maritain. Si Boutang cherchera toujours à comprendre (non à justifier) l’antisémitisme de Maurras, au risque de contorsions parfois discutables, et si la notion de « repentance » échappe généralement à sa génération, il n’en demeure pas moins que la haine des Juifs lui est apparue comme une faute morale et un péché détestable du point de vue chrétien. En 1967, pendant la guerre des Six Jours, il soutint énergiquement Israël, et entraîna Gabriel Marcel dans son combat.

Dix ans plus tôt, Boutang a-t-il vu dans la Ve République gaulliste la monarchie républicaine dont il rêvait ?

On pourrait écrire facilement une histoire des variations gaullistes et antigaullistes de Boutang ! Ce dernier a tout d’abord appuyé de ses idées, de ses articles à La Nation française et de son influence la victoire gaulliste de 1958. Penseur de la légitimité autant que Michel Debré, Boutang a de fait inventé le « monarcho-gaullisme » dont tant d’historiens ont parlé récemment. Son adhésion relative à la Ve République n’empêcha pas Boutang de demeurer royaliste et de maintenir sa vie durant sa critique de la démocratie. Mais l’exercice de la Ve République l’a dégoûté à propos de l’affaire algérienne. En 1961-1962, ses articles sont furieusement antigaullistes. Pour autant, déchiré par les événements et par les scissions qui éclatèrent à la rédaction de la Nation française, il n’adhéra pas à l’OAS, et en condamna les méthodes. Le « mieux » apporté par les institutions de la Ve République ne suffit donc pas à Boutang, parce qu’il défend un principe politique issu non de l’opinion, mais de la légitimité, et qu’un pouvoir légitime ne peut selon lui réussir que sur la durée. Mes conversations avec lui m’ont fait comprendre que Boutang admettait l’idée d’une démocratie couronnée à l’anglaise, même si cela ne correspondait pas exactement au modèle qu’il préconisait. Il resterait à savoir si une monarchie peut s’établir selon des modèles préparés: c’est un problème de restauration

Pour conclure, pourrait-on dire de Pierre Boutang qu’il fut un philosophe catholique ?

Il fut un philosophe, un métaphysicien et (même si ce mot est rare), un ontologicien. Boutang disait que sa philosophie était croyante, et que sa foi était philosophante. On ne peut pas résoudre mieux la question, ni mieux repousser le piège des étiquettes. Je dirais pour ma part qu’il fut un penseur chrétien dont le travail parle aussi bien à un catholique qu’à un orthodoxe ou un anglican – et au-delà, à tout lecteur. Il s’est servi de Thomas d’Aquin comme d’un maître qui aurait formulé des positions équilibrées là où Boutang aurait pu facilement se laisser aller à l’hétérodoxie. Là où Boutang me semble intéressant, c’est dans son Purgatoire – roman que le grand éditeur Raphaël Sorin place à côté de l’Ulysse de Joyce et de L’homme sans qualités de Musil. Il s’agit du chef d’œuvre du roman anti-pharisien, à la fois œuvre de conversion (tout chrétien vrai se convertit chaque seconde) et louange, dans le sillage des Confessions d’Augustin. Ce Boutang-là passe encore inaperçu, alors que c’est peut-être lui qui est le plus bouleversant et le plus attachant. Derrière certaines phrases du Purgatoire, il y a des positions philosophiques ou théologiques longuement méditées, que seules des notes très savantes pourraient expliciter et référencer. Enfin, il me semble que le Boutang militant catholique est un de ses masques et l’une de ses comédies – comédies dans lesquelles il s’efforçait de croire, sur le moment. La vérité se trouve dans ses Cahiers (dont l’essentiel sera publié au Cerf d’ici un an) : Boutang ne se sent nullement meilleur que les autres – plutôt pire, parfois. Il témoigne de ses péchés, montre une incroyable vulnérabilité, qui est celle d’un enfant, et d’une inquiétude métaphysique parfois oppressante. Cela vaut mieux que certaines de ses injustices et fulminations, commises au nom d’une foi aussi robuste que celle de Bossuet. 

* Écrivain et historien de la littérature, Stéphane Giocanti vient de publier Pierre Boutang, Éd. Flammarion, 2016.

l’Action française

D. Boughezala et F. Rouvillois

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