Rétro 2015 • Civilisation, ce mot si souvent brandi en 2015 mais dont le sens profond nous échappe largement
A la question de savoir quel a été le moment le plus important de l’année 2015, il me semble qu’il ne s’agit pas d’un événement en particulier, mais plutôt d’un mot : celui de civilisation. Ce mot avait beaucoup été utilisé au lendemain des attentats du 11 septembre. On parlait alors du choc des civilisations, en écho au célèbre livre de Samuel Huntington.
Depuis plus d’un an, la progression dans l’horreur des islamistes de Daech a amené nos hommes politiques à adopter l’idée d’une « défense de la civilisation ». Après Nicolas Sarkozy au mois de janvier dernier, Manuel Valls a franchi le Rubicon en évoquant à son tour la guerre de civilisation au mois de juin : « Nous ne pouvons pas perdre cette guerre parce que c’est au fond une guerre de civilisation. C’est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons ». Le 14 juillet dernier, ce fut au tour de François Hollande de nous expliquer que nous étions face à des groupes qui « veulent remettre en cause les civilisations ». Par l’utilisation du pluriel, l’affaire se compliquait quelque peu... De son côté, et bien avant tout le monde, Christiane Taubira se réjouissait du changement de civilisation opéré par le mariage entre personnes de même sexe. Une civilisation serait donc à géométrie variable. Mais au fond qu’est-ce donc que la civilisation ?
En son temps, c’est-à-dire au début du XXe siècle, l’historien et journaliste Jacques Bainville (1879-1936) tenta de la définir en se posant la question de son avenir. Il le fit en 1922, c’est-à-dire au lendemain de la Grande Guerre, considérée à l’époque comme le plus grand traumatisme de l’histoire européenne. Il rappelait à juste titre que le mot de civilisation s’était répandu en Europe au XIXe siècle, c’est-à-dire à une époque de progrès scientifique, industriel et commercial : « La conception du progrès indéfini concourut à convaincre l’espèce humaine qu’elle était entrée dans une ère nouvelle, celle de la civilisation absolue. » Mais, pour Bainville, confondre progrès et civilisation était une erreur : le progressisme lyrique de Victor Hugo et le scientisme d’Auguste Comte ont été ensevelis dans la boue des tranchées de 1914. La guerre de masse rappela à l’espèce humaine que le progrès n’était pas si indéfini… A l’orgueil et à l’ivresse s’étaient substituées la mort et les souffrances, la peur et les angoisses. Conscient de la fragilité du monde dans lequel il vivait, Bainville constatait : « Nous voulons bien croire encore, par un reste d’habitude, au progrès fatal et nécessaire. Mais l’idée de régression nous hante, comme elle devait hanter les témoins de la décadence de l’empire romain. »
La civilisation n’a donc rien à voir avec le progrès. Elle était pour lui comme la santé, destinée à un équilibre instable : « C’est une fleur délicate. Elle dépend de tout un ensemble de conditions économiques, sociales et politiques. Supprimez quelques-unes de ces conditions : elle dépérit, elle recule ». Et il ajoutait plus loin : « La réalité que l’on avait oubliée ou méconnue et qui se rappelle à nous cruellement, c’est que la civilisation, non seulement pour se développer, mais pour se maintenir, a besoin d’un support matériel. Elle n’est pas dans les régions de l’idéalisme. Elle suppose d’abord la sécurité et la facilité de la vie qui suppose à son tour des Etats organisés, des finances saines et abondantes. » Et c’est ici que Bainville donne la définition de la civilisation. Elle est, écrit-il, « un capital. Elle est ensuite un capital transmis. Car les connaissances, les idées, les perfectionnements techniques, la moralité se capitalisent comme autre chose. Capitalisation et tradition, - tradition c’est transmission, - voilà deux termes inséparables de l’idée de civilisation. »
Il peut paraître étonnant de la part de Bainville, historien et spécialiste des relations internationales, d’associer l’idée de civilisation en partie à des nécessités économiques. Pourtant, c’est oublier qu’il fut, dans l’histoire de la presse, un des tous premiers journalistes économiques, collaborateur du journal libéral Le Capital. A cet égard, il offre bien des leçons pour notre temps et n’aurait pas été dépaysé sous la présidence de François Hollande et le gouvernement de Manuel Valls : il blâmait les rigueurs du fisc qui empêchait l’investissement ; il souriait de la fuite des capitaux en rappelant l’histoire de Voltaire que l’on considérerait aujourd’hui comme un exilé fiscal ; il soutenait le sort des classes moyennes « qui sont le plus solide support de la civilisation » contre l’Etat-providence. Il a même fustigé ces socialistes qui menacent la finance quand ils sont dans l’opposition, pour mieux la solliciter arrivés au pouvoir : « On menace, on épouvante d’abord les capitaux, on court ensuite après eux. On montre le poing aux banques dans l’opposition. Au pouvoir, et quand le Trésor est à sec, on sollicite l’aide des banquiers. » Dans une émission de radio, Jean d’Ormesson, à qui l’on demandait ce qu’impliquait « Changer de politique », le slogan de la soirée électorale du 13 décembre dernier, lança laconique : « Le seul salut ne peut venir que de l’entreprise. » Un constat très bainvillien en somme que ne semble pas comprendre notre gouvernement.
Néanmoins, l’enseignement de Bainville a ses limites. En effet, il aurait été surpris par les fractures sociale et sociétale de notre époque, tout comme par le développement du communautarisme. La France du début du XXe siècle, c’est-à-dire la France de la IIIe République gardait une identité forte incarnée dans l’éloquence de ses hommes politiques, de ses gens de Lettres et ses hommes de presse. C’était un temps aussi où l’on respectait le professeur dont le rôle était de transmettre un savoir et non d’éduquer des enfants. La IIIe république entretenait aussi le culte du passé. De tout le passé, sans exception. A La Sorbonne, l’amphithéâtre Louis Liard qui date des premières années du régime républicain, un des plus beaux d’Europe, incarne cette conception assumée de notre histoire : on y voit le portrait en pied de Richelieu au-dessus de la chaire principale et, dans les médaillons, on reconnaît Pascal, Bossuet, Descartes, Racine, Molière et Corneille. L’âme française. Bainville pleurerait de voir que la civilisation est aujourd’hui aux mains d’amateurs plaçant le latin comme un « enseignement de complément » selon le jargon du Ministère de l’Education nationale.
Bainville, qui associait nécessités de la politique intérieure et défis de la politique étrangère, croyait aux permanences dans l’histoire. Pour cette raison, son œuvre, qui ne cesse de puiser des exemples dans le passé, reste profondément contemporaine. C’est peut-être pour cette raison que depuis sa mort en 1936, elle a été rééditée par les plus grandes maisons de la place parisienne[1]. Si Bainville avait vécu de nos jours, il aurait été classé dans le camp des « déclinistes » aux côtés de Zemmour, Lévy, Rioufol ou de Villiers. Pourtant, il rappelait que « le pessimisme, cause de découragement pour les uns, est un principe d’action pour les autres. L’histoire vue sous un aspect est une école de scepticisme ; vue sous un autre aspect, elle enseigne la confiance. » L’année 2015, elle, nous aura enseigné une leçon oubliée, celle de la fragilité des temps. Il ne tient qu’à nous de redonner à notre civilisation toute sa force. •
[1] Bainville, La Monarchie des Lettres (anthologie), Robert-Laffont, coll. Bouquins, 1184 pages, 30,50€.