Impossible décentralisation ?, par Jean-Baptiste Donnier
« Voici une très belle chose sous un très méchant mot », écrivait Charles Maurras dans L’idée de la décentralisation en 1898. Le mot de « décentralisation » pourrait bien, en effet, contenir en lui les pièges dans lesquels la chose semble condamnée à se perdre, alors même que la nécessité n’en est plus guère contestée.
Parler de décentralisation donne l’impression d’un mouvement certes inverse à la centralisation, mais obéissant à la même méthode. Décentraliser consisterait à défaire par le haut, au moyen d’une politique volontariste, la centralisation imposée de la même manière. Or, pour paraphraser Joseph de Maistre, une décentralisation véritable ne saurait être une centralisation en sens contraire, mais devrait être, plutôt, le contraire de la centralisation. Il faudrait pour cela retrouver le sens des réalités qui constituent la nation française et, au-delà du « méchant mot » de décentralisation, la vérité de l’idée.
Le sens des réalités
Loin de sortir tout armée du cerveau de quelque démiurge, la France se constitua à partir de réalités physiques et historiques qui lui préexistaient. Pendant tous les siècles de la monarchie capétienne, il n’est pas d’exemple de création ex nihilo d’une seule circonscription territoriale. Nos 36 000 communes épousent les limites des paroisses et nos anciennes provinces et autres pays sont directement issus des cités et des pagi gallo-romains sur lesquels s’étaient déjà formés nos antiques diocèses et métropoles ecclésiastiques. Au fur et à mesure de la formation de l’unité française, chaque réunion au domaine de la Couronne intégrait un territoire tel qu’il était, avec ses institutions, ses lois et ses frontières. Certes, le pouvoir royal pouvait déléguer dans ces territoires, pour le représenter et y défendre le bien commun, des « procureurs » ou « commissaires » dont la compétence territoriale ne coïncidait pas toujours avec les limites des provinces ou des pays auprès desquels ils exerçaient leurs fonctions. Ce fut le cas, à partir du xvie siècle, des intendants. Mais, d’une part, les domaines de compétence assignés de la sorte à l’action de l’état ne faisaient que se superposer, sans les supprimer, aux entités territoriales préexistantes et, d’autre part, le représentant du Roi ne pouvait guère imposer sa volonté aux institutions locales sans provoquer de très vives réactions. L’ancienne France, « hérissée de libertés », ne laissait à l’action de l’état qu’une marge de manœuvre souvent très réduite.
Tout change avec la Révolution, qui engage d’emblée un processus de centralisation dont nous ne sommes jamais sortis. Il est significatif de constater que, dès le début, l’Assemblée constituante qui, comme l’indique le nom qu’elle s’est donné, prétend « constituer » la France en état, le fait en créant les départements. Le mouvement est lancé immédiatement puisque c’est le 22 décembre 1789 que l’Assemblée Nationale constituante décrète qu’il « sera fait une nouvelle division du royaume en départements ». à partir de ce moment, le processus de centralisation est enclenché car c’est d’en haut, de la loi et, par conséquent, de la volonté de ceux qui la font, que procèdent non seulement les divisions territoriales de l’état mais aussi les pouvoirs conférés à leurs organes.
Ce processus centralisateur, mis en place dès 1789, ne fera que s’amplifier par la suite sous l’effet d’une contrainte politique trop souvent occultée par l’historiographie révolutionnaire. à partir de la Législative (octobre 1791), jusques et y compris à la constitution de l’an VIII (1799), le pouvoir fut constamment exercé par des minorités, souvent issues de coups d’état, qui trouvèrent dans la centralisation le moyen inespéré d’imposer leur volonté à l’ensemble d’un pays pour le moins récalcitrant. La centralisation apparut de la sorte aux pouvoirs successifs comme un instrument particulièrement efficace de gouvernement qui permettait, avec des moyens relativement limités, de « tenir » le pays.
Après la Révolution, aucun gouvernement n’osa se passer des moyens qu’il pensait puiser dans cette centralisation qui, depuis 1789, avait démontré son aptitude à servir tous les pouvoirs. Ni la Restauration, malgré les tentatives du baron de Vitrolles ou les velléités de Villèle, ni la monarchie de Juillet, malgré l’extension des pouvoirs des conseils généraux en 1833 et 1838, n’engagèrent une véritable politique de décentralisation. Pourtant, l’idée de décentralisation gagnait de plus en plus d’esprits dans tous les partis.
L’idée de décentralisation
Révolutionnaire dans son principe, la centralisation fut d’abord combattue par les tenants de la contre-révolution. Mais l’idée de décentralisation s’imposa peu à peu au-delà des clivages politiques. Ainsi, le Programme de Nancy publié en 1865 par un groupe de notables lorrains dont certains étaient royalistes et d’autres républicains, présente un projet de décentralisation tendant en particulier à émanciper les communes de la tutelle préfectorale. En 1871, c’est toutefois un député légitimiste, Claude-Marie Raudot, qui dépose sur le bureau de l’Assemblée nationale une proposition de loi de décentralisation qui ne sera pas adoptée mais qui manifeste néanmoins l’émergence dans le champ politique de l’idée de décentralisation. Au même moment, des auteurs comme Auguste Comte et Frédéric Le Play défendent également des projets de décentralisation tandis qu’en Provence, le Félibrige qui se forme autour de Frédéric Mistral illustre une décentralisation culturelle qui ne sera pas sans prolongements politiques. Le fédéralisme du jeune Maurras en est directement issu.
Pourtant, malgré les progrès de l’idée, la chose fut sans cesse repoussée et la centralisation ne cessa de progresser. De territoriale, elle en vint même à étendre ses tentacules à tous les corps sociaux, au point qu’il n’est plus guère d’activité qui ne relève de nos jours d’un ministère qualifié « de tutelle », du travail à l’agriculture, du commerce à l’industrie, de la culture à l’université. Comble du paradoxe, la décentralisation elle-même s’est parfois vu attribuer un « ministère de tutelle », avec à sa tête un ministre de l’intérieur et de la décentralisation !
Ce simple constat montre suffisamment ce que les lois dites de décentralisation de 1982 ont d’illusoires. Elles n’ont eu en réalité pour effet que de diffuser dans les collectivités locales, tel un cancer qui se généralise, le principe de la centralisation. Au lieu de n’avoir qu’un état centralisé, nous avons aujourd’hui une multitude d’échelons administratifs, tous plus centralisés les uns que les autres dans la mesure où ils n’ont de cesse de dépouiller du maximum de prérogatives les échelons inférieurs, dans le seul but de conforter ou d’étendre le pouvoir de ceux qui s’en sont emparé.
Pouvait-il en être autrement ? Sans doute pas dès lors que l’élection constitue la source unique de légitimité de tous les pouvoirs. Aucun pouvoir élu ne peut accepter, sans remettre en cause la source de sa propre légitimité, que l’élection d’organes véritablement décentralisés échappent à son contrôle. Une décentralisation authentique, qui ne soit pas uniquement une centralisation inversée, passe dès lors par la réintroduction dans l’état d’une autre source de légitimité.
Commentaires
Il est intéressant de savoir que la France de 1789 qui cumula beaucoup de réformes en très peu de temps avait été "anticipée" par les derniers cabinets du roi. C'est en 1764 que d'Argenson avait demandé la division du royaume en départements, proposition rejetée (bien sûr) par les Parlements.
De leur côté, Calonne avait de nombreux projets inaboutis dans ses tiroirs. Turgot, pareil. Si Louis XV est mort trop tôt pour accomplir la rénovation de l'appareil d'Etat - Maupéou put quand même saquer les parlements - Louis XVI n'était intéressé par aucune réforme de fonds et n'avait pas la "fibre budgétaire", l'expédition d'Amérique à titre gratuit en est la meilleure preuve.
La monarchie d'ancien régime est morte deux fois, en 1774 et en 1791, mais elle était déjà en cours de centralisation dans les faits.
Dès les Bourbons, le royaume de France avait été mis en transe de normalisation (l'édit de Nantes est un bon exemple) et elle atteindra la caporalisation générale du pays sous Napoléon, pour se maintenir jusqu'aux lois gaullistes de planification. Ce dont il s'agit aujourd'hui quand on aborde le sujet est plutôt de choisir entre la landérisation du territoire et une déconcentration du jacobinisme, les métropoles faisant capitale. Le vieil Etat-nation devient suspect.
Je ne pense pas que le citoyen français soit mûr pour les responsabilités civiques qu'exige la landérisation. Il est déjà incapable de vivre dans une démocratie naturelle à la proportionnelle. Le sera-t-il jamais ? Le jacobinisme gagnera toujours à la fin chez nous.
La "landérisation" fait référence au système fédéral allemand.
Or, ce système ne peut servir de modèle à la France, dès lors
qu'il est directement issu de la propre histoire de l'Allemagne
qui n'a rien à voir avec la nôtre.
Si l'Allemagne est un système fédéral constitué de Länder, que
l'on compare souvent à tort à nos régions, c'est parce que
l'Allemagne est en réalité un Empire (le Saint Empire romain
germanique) constitué préalablement d' Etats souverains
devenus Länder.
Pour que ces Etats consentent à se réunir en un seul Etat
allemand, le système institutionnel de l'Allemagne ne pouvait
être que fédéral, et les Länder devaient pouvoir détenir des
compétences étendues avec un pouvoir réglementaire, ce qui
n'est pas le cas en France.