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Crise mondiale, la démission de l’intelligence

(Chronique économique de François Reloujac, parue dans le numéro 100 de Politique magazine, octobre 2011)

 

        Pas un jour sans que l’actualité nous rappelle la réalité d’une crise économique et financière qu’il est désormais permis de qualifier de « systémique ». Et si le problème était faussé depuis des décennies ?

        Depuis plus de quatre ans, le monde assiste impuissant au développement inexorable d’une crise protéiforme dont aucun expert ne semble vraiment comprendre les rouages et les enchaînements et face à laquelle aucun homme politique n’est en mesure d’imaginer des solutions. Si les politiques, de réunions en sommets, illustrent jusqu’à la caricature l’adage selon lequel il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul, les experts explorent désormais toutes les facettes des doctes personnages moliéresques tels que Diafoirus dont ils vont jusqu’à adopter le langage : et voilà pourquoi l’économie est malade ! Il est vrai que, depuis quarante ans, les experts et autres savants économistes raisonnent (résonnent ?) sur des prémisses devenues fausses pour n’avoir pas tenu compte des bouleversements que les politiques, sous des prétextes divers, ont imposé à un monde qu’ils croyaient définitivement riche....

 

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        Pas un jour sans que l’actualité nous rappelle la réalité d’une crise économique et financière qu’il est désormais permis de qualifier de « systémique ». Et si le problème était faussé depuis des décennies ?

        Depuis plus de quatre ans, le monde assiste impuissant au développement inexorable d’une crise protéiforme dont aucun expert ne semble vraiment comprendre les rouages et les enchaînements et face à laquelle aucun homme politique n’est en mesure d’imaginer des solutions. Si les politiques, de réunions en sommets, illustrent jusqu’à la caricature l’adage selon lequel il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul, les experts explorent désormais toutes les facettes des doctes personnages moliéresques tels que Diafoirus dont ils vont jusqu’à adopter le langage : et voilà pourquoi l’économie est malade ! Il est vrai que, depuis quarante ans, les experts et autres savants économistes raisonnent (résonnent ?) sur des prémisses devenues fausses pour n’avoir pas tenu compte des bouleversements que les politiques, sous des prétextes divers, ont imposé à un monde qu’ils croyaient définitivement riche. Il est vrai que lesdits politiques, les yeux rivés sur l’horizon des prochaines élections, ne savent qu’imaginer pour disposer d’une trésorerie abondante qui leur permettra de financer leurs multiples campagnes et, pour cela, d’embaucher les publicitaires qui ont fait leurs armes dans le lancement de savonnettes. Du coup, arrivés au pouvoir sans vision politique réaliste, ils n’ont d’autre souci que de suivre la mode. Or, quand un aveugle conduit un groupe de « non-voyants » qui se tiennent par la main, on sait fort bien où cela peut conduire… Le drame premier de cette époque est la démission de l’intelligence. Dans un monde où le raisonnement déductif sur des abstractions uniquement appréhendées à partir de symboles mathématiques a supplanté jusqu’à la méthode expérimentale – qui impose de toujours vérifier ses hypothèses –, il ne faut pas s’étonner de constater que les conclusions scientifiques et les conséquences qu’on en tire au plan légal ne collent plus toujours avec le réel. Quelques exemples pris dans la vie économique d’aujourd’hui suffiront pour comprendre que, sans une remise en cause radicale des modes de raisonnement, il est vain de croire que « la crise » sera rapidement surmontée. Sans vouloir prétendre à l’exhaustivité, il convient d’examiner succinctement quelques éléments fondamentaux qui expliquent en partie l’inefficacité de toute décision politique : le rôle de l’euro, monnaie unique d’une Europe inachevée ; celui d’une comptabilité élastique reposant sur la « valeur de marché » pour piloter une Bourse désorientée ; enfin celui d’une monnaie dénaturée gérée par des banques dégénérées.

 

L’euro, monnaie unique d’une Europe inachevée

 

        Mettre en place une monnaie unique dans un ensemble qui ne constitue pas ce que les économistes considèrent comme une zone monétaire optimale, pas même un espace économique homogène, suppose d’accepter le jeu de mécanismes stabilisateurs automatiques. Il suffit, en effet, que l’un des membres de la communauté économique connaisse un accident pour que les conséquences lui soient insupportables puisque l’outil monétaire n’est plus à disposition. En d’autres termes, aucun pays ne peut jouer sur une dévaluation pour relancer ses exportations. La monnaie, au-delà des trois fonctions que lui assignait déjà Aristote (instrument de mesure de la valeur, d’échange et de réserve de valeur), s’est vu attribuer au fil des ans tout au long du xxe siècle, une quatrième fonction, celle d’instrument de redistribution des richesses. Si elle n’est pas utilisée de la même façon en tous points de la zone monétaire unique dans laquelle elle circule, il ne faut pas s’étonner de voir certaines régions s’enrichir au détriment des autres. Par exemple, pas de monnaie unique sans une politique sociale unique. C’est-à-dire que si un des pays de la zone adopte les trente-cinq heures, les six semaines de congés payés et la retraite à soixante ans, il ne faut pas s’étonner qu’il ait un handicap vis-à-vis d’un autre pays où la durée légale du travail s’élève à quarante heures, où les salariés n’ont droit qu’à quatre semaines de congés payés et où les « seniors » travaillent jusqu’à soixante-sept, voire soixante-neuf ans. Il en résultera inexorablement un transfert de richesses, sous quelque forme que ce soit, d’un État vers l’autre. Pour rééquilibrer le fonctionnement économique de l’ensemble, il est inéluctable que ceux qui travaillent plus soient amenés à partager avec ceux qui travaillent moins, c’est-à-dire les subventionnent. Ce qui est vrai des différences de régime social est vrai du régime de la prise en charge des dépenses de santé ainsi que du régime fiscal.

 

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        Si cet ensemble est ouvert sur le monde et si les échanges se font sans contrainte entre cette zone monétaire non optimale et le reste du monde, les entreprises dont le siège est installé dans l’un des pays membres de la zone n’ont le choix qu’entre deux solutions : ou elles délocalisent leur production dans les pays où les charges sociales et salariales sont les plus faibles, ou elles cherchent à acquérir par tous les moyens une position dominante au sein de la zone de façon à pouvoir devenir compétitives sur le reste du monde. 

        Pratiquée uniquement à l’échelle d’un pays membre de la zone, cette politique conduit les économies à diverger : quand les uns voient grossir le nombre des chômeurs assistés, les autres deviennent peu à peu créanciers de leurs partenaires. Mais comment expliquer à l’opinion publique que ceux qui travaillent plus doivent payer pour ceux qui travaillent moins ? Comment expliquer à ceux qui ont moins de besoins individuels et plus de besoins collectifs que leurs partenaires ne sont pas en train de les ruiner ? 

        Comment pousser les populations à renoncer à ce qu’elles considèrent comme des acquis sociaux uniquement parce que leurs voisins ne bénéficient pas des mêmes avantages ?

        Une monnaie unique au sein d’une zone où chacun reste maître de sa politique sociale impose soit une solidarité étroite entre tous les peuples, soit des réajustements permanents (« défaut » partiel de certaines économies à des périodes régulières… pour remplacer les réajustements monétaires désormais interdits). Si aucun de ces palliatifs n’est accepté, soit la monnaie unique, soit l’unité de la zone est menacée à moins que ce ne soit les deux !

        Dans une vision classique de la question, la comptabilité avait pour objet de retracer l’activité d’une entreprise pour en appréhender la valeur à un instant donné. En droit civil français, cette valeur était nécessaire pour connaître l’étendue du patrimoine de l’entreprise et conséquemment la garantie que les créanciers de l’entreprise auraient d’être remboursés au cas où des difficultés insurmontables surgiraient. Dans ces conditions, la comptabilité se devait d’être prudente et de déterminer la valeur minimale des biens, d’où la comptabilisation en valeur historique et les mécanismes d’amortissement et de provision.

        Par la suite, cette comptabilité a été utilisée pour déterminer la faculté contributive de chaque entreprise assujettie à l’impôt. Les Pouvoirs publics ont alors veillé à ce que les amortissements et les provisions ne soient pas calculées de façon trop importante, ni les stocks de façon trop faible, ce qui aurait risqué de faire disparaître la matière imposable. De même, ils ont poussé à quelques révisions de ces valeurs historiques. Mais, jusque là, il n’y avait pas d’incompatibilité entre ces deux objectifs puisqu’il s’agissait toujours de constater des évolutions passées et de déterminer, à des moments privilégiés de l’année, une valeur instantanée.

        Les créanciers des entreprises, quand ils examinaient le bilan de celles-ci, cherchaient donc à apprécier la garantie qu’ils avaient d’être remboursés. Cette garantie reposait sur la possibilité pour eux de récupérer les montants prêtés au cas où il faudrait liquider l’entreprise débitrice. Petit à petit, sous la pression d’une vision plus sociale qui conduit à vouloir toujours maintenir en activité les entreprises, on a demandé à la comptabilité, non plus de permettre d’évaluer la garantie qu’offrait l’entreprise en cas de liquidation, mais d’évaluer sa capacité à rembourser dans le futur. Dès lors, la comptabilité n’a plus eu comme seule mission de retracer le passé mais elle a été investie en plus – et pas simplement à la place – de la mission de prévoir l’évolution future. Les actifs n’ont plus été enregistrés uniquement à leur valeur d’origine, ils ont fait l’objet d’une comptabilisation en « valeur de marché » voire, en cas de dysfonctionnement des marchés, en « valeur de modèle ».

        Cette évolution comptable est allée de pair avec le développement du recours à la Bourse. Mais la Bourse a, elle aussi, changé de nature. Elle n’est plus simplement le lieu où les entreprises viennent chercher des capitaux pour financer leurs investissements, elle est surtout le lieu où les créanciers des entreprises viennent « revendre » les crédits qu’ils ont octroyés. Au début, il s’agissait simplement de permettre à tout créancier qui devait, pour une raison économique quelconque, recouvrer la liquidité de ses créances, de trouver un autre créancier de substitution. Il fallait donc organiser la « profondeur » de ces marchés de façon que tout créancier en mal de liquidités puisse, à tout moment, trouver en face de lui une contrepartie. Peu à peu, ce rôle de contrepartie est devenu primordial ; or, le but économique de cette contrepartie a toujours été de maximiser des plus-values en réalisant ces opérations. Les Pouvoirs publics ont favorisé ce système en allégeant la fiscalité sur les plus-values, en autorisant la multiplication de ces opérations financières (par la titrisation ou encore le mécanisme des offres publiques d’échange), en mettant à la disposition des marchés des liquidités toujours plus importantes à des taux de plus en plus faibles.

 

Une monnaie dénaturée gérée par des banques dégénérées

 

        Au terme de cette évolution, on constate que les marchés financiers sont dominés par une toute petite poignée d’opérateurs qui, grâce à de puissants ordinateurs réagissant au milliardième de seconde, vendent sur une place les titres qu’ils achètent sur une autre. La Bourse n’est donc plus, principalement, l’endroit où les entreprises se refinancent, mais le lieu où la spéculation fait rage. Les cours instantanés de Bourse ne dépendent plus des prévisions à moyen terme de la situation des entreprises en particulier, ou de celle de l’économie en général, mais des rumeurs qui se développent puisqu’il s’agit de tirer profit de toutes les différences qui peuvent apparaître en tel ou tel point. 

 

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        Or, plus les mouvements sont nombreux et plus la valeur des titres apparaît comme volatile ; plus la valeur des titres est volatile, plus les allers et retours peuvent rapporter gros ; plus la valeur des titres fluctue, plus elle est sujette aux rumeurs. De mécanisme de financement des entreprises, la Bourse est ainsi devenue une caisse de résonance, un système qui amplifie toutes les fluctuations du système économique, tous les espoirs et toutes les inquiétudes.

        Aucune des dérives précédentes n’aurait pu se produire si la nature même de la monnaie n’avait pas changé au siècle dernier, sans qu’aucun économiste n’en tire les conséquences. Le 15 août 1971, le président Nixon a décidé de rompre le lien qui existait entre le dollar et l’or. Depuis, la monnaie n’a plus de valeur objective, indépendante. Toutes les monnaies du monde sont définies par rapport au dollar et le dollar l’est par rapport à lui-même. 

        Au moment où le président Nixon a pris sa décision – pour financer la guerre du Vietnam – la valeur du dollar était gagée sur la capacité de production des États-Unis, la première économie du monde. Force est de constater que la valeur du dollar est désormais gagée sur la capacité de consommation des Américains. 

        C’est que, petit à petit, les Américains ont créé des dollars pour continuer à vivre au-dessus de leurs moyens ; c’est la loi de la facilité. Le dollar « nouveau » avait permis de financer la guerre du Vietnam, il pouvait bien permettre de financer la consommation des citoyens. Tant que les créanciers acceptaient d’être payés en dollars, il n’y avait pas de problèmes… sauf que, d’un côté, les dettes s’accumulaient et, de l’autre, le stock des créances enflait lui aussi.

        Les Américains ne se sont pas contentés d’imposer leur monnaie au monde, ils ont aussi exporté leur mode de vie, surtout dans les pays développés. Et, dans un monde où, mondialisation oblige, les salaires n’augmentaient pas, on pouvait sans risquer l’inflation créer de la monnaie et distribuer des crédits à la consommation. 

        C’est ainsi que le crédit à la consommation s’est substitué au salaire pour soutenir la consommation… au risque de multiplier les cas de surendettement.

         Les banques dont les fonctions étaient de gérer la monnaie pour le compte des Pouvoirs publics, d’accorder des crédits à l’économie et, pour cela, de collecter et conserver des dépôts, ont été prises dans une spirale infernale. La masse des crédits distribués a eu tendance à augmenter plus vite que celle des dépôts collectés. Les risques qui en ont résulté ont rendu insuffisants les fonds propres mobilisés en garantie. Les Pouvoirs publics ont alors autorisé les banques à « sortir » de leur bilan certains crédits accordés, grâce au mécanisme de la titrisation. 

        Mais en cédant les créances, elles ont aussi cédé les risques et, en les agrégeant, elles ont rendu le système totalement opaque. La masse des crédits s’est envolée comme jamais auparavant, rendant la crise encore plus grave et difficile à surmonter. Cependant, comme l’a écrit E. Le Boucher dans Les Échos du 26 septembre 2011, « l’endettement [excessif] n’est pas la racine du mal, il est l’analgésique qui a permis d’éviter de regarder le mal en face ». Ce qu’il oublie d’ajouter, c’est qu’un analgésique est toujours une drogue et que l’on peut mourir d’une overdose.

 

Pour une nouvelle théorie générale de la monnaie

 

        Il n’est pas utile d’aller plus loin. Il suffit de constater que les remèdes à la crise envisagés par les hommes politiques comme les expertises des économistes modernes ne reposent que sur les théories keynésiennes ou sur des analyses libérales. Mais Keynes, tout comme les libéraux, raisonnait en économie fermée et avec une monnaie dont la valeur était objectivement fixée par rapport à un étalon externe indépendant ; de plus, il ne s’intéressait qu’au court terme. Depuis que le président Nixon a rompu ce lien, aucune théorie générale n’a été entreprise. Aucune vérification des concepts sur lesquels on raisonne n’a été menée. D’autant plus que l’on applique indistinctement ces concepts dans des systèmes culturels différents : pour les uns, à la suite de F. Hayek, la monnaie n’est qu’une marchandise comme une autre, dont la valeur peut fluctuer et qui est distribuée par des établissements qui peuvent faire faillite tandis que, pour d’autres, la monnaie est un lien social géré par un système dont aucun élément ne doit défaillir. Pour les premiers, chaque agent économique étant le mieux à même de savoir ce qui est bon pour lui, doit être laissé libre d’agir à sa guise tandis que pour les seconds, les agents économiques n’ayant pas tous la même compétence ni la même puissance, il est indispensable de protéger les plus faibles. Selon que l’on accepte l’une ou l’autre de ces prémisses, les concepts économiques ne conduisent pas au même résultat. Hélas, malgré ces différences fondamentales, on cherche une solution unique pour construire ce que Gorbatchev appelait autrefois le « village planétaire ». On utilise les mêmes mots, mais ils ne couvrent pas les mêmes réalités. ■

Commentaires

  • François RELOUJAC livre une analyse tout à fait pertinente.

    Cependant, il serait intéressant de connaître sa position sur ce que de nombreux économistes suggèrent, à savoir maintenir l'euro comme monnaie commune extérieure, tout en rétablissant à l'intérieur les monnaies nationales, ce qui constituerait un troisième palliatif à ceux énoncés :
    les réajustements monétaires ayant été précisément rendus impossibles par l'adoption d'une monnaie unique et non commune.

    " Une monnaie unique au sein d’une zone où chacun reste maître de sa politique sociale impose soit une solidarité étroite entre tous les peuples, soit des réajustements permanents (« défaut » partiel de certaines économies à des périodes régulières… pour remplacer les réajustements monétaires désormais interdits). Si aucun de ces palliatifs n’est accepté, soit la monnaie unique, soit l’unité de la zone est menacée à moins que ce ne soit les deux ! "

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