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  • Mai 68...

              C'est bien connu, et nous en avons tous fait l'expérience: il y a des jours où l'on se dit qu'on aurait mieux fait de rester couchés ! A l'inverse, et nous en avons aussi tous fait l'expérience, il y a des jours, comme çà, où sans que l'on s'y attende le moins du monde, on a une bonne surprise. C'est ce qui arrive aujourd'hui avec ce texte puissant, publié par Patrice de Plunkett sur son blog: http://plunkett.hautetfort.com

              Nul n'a pu, aussi distrait soit-il, ne pas se rendre compte que les différents médias nous bombardaient depuis longtemps déjà de commémorations sur Mai 68, et pas toujours d'un grand intérêt...: or voilà une réflexion qui, pour le coup, fera date. Nous la publions donc dans son intégralité car, son auteur nous pardonnera notre familiarité, ce texte "vaut vraiment le coup".

              Et c'est peu de le dire....

           LA REPENTANCE N'EST PAS DANS L'AIR

    Liquider Mai 1968 : vaste programme, eût dit de Gaulle.  Il faut voir où l’on met les pieds.

    Peut-on regarder 68 comme un drame politique dont on pourrait dresser le bilan, à la façon des Livres noirs du communisme et du colonialisme ? 

    Ce serait une erreur.

    J’en témoigne. J’avais vingt ans cette année-là et j’étais sur le terrain. Etudiants « réacs » [1]  de Nanterre et du Quartier latin, nous nous sommes bien amusés –  mais sans y croire une seconde ! Nous ne sommes pas allés sur les Champs-Elysées le 30 mai. Pas un instant nous n’avons gobé que « les rouges » voulaient « prendre le pouvoir ». Ni que la « révolte étudiante » était « dirigée et exploitée par des meneurs au service d’une puissance sans visage qui agit partout à la fois dans le monde », comme l’écrivait alors Mauriac dans son bloc-notes... La panique bourgeoise nous faisait rire. La droite jouait à la contre-révolution, mais il n’y avait pas de révolution ; les cris de guerre des gauchistes sonnaient faux, leurs slogans avaient l’air d’un décor. La société qu’ils dénonçaient n’existait pas. Le danger qu’ils proclamaient (la « fascisation du capitalisme ») était imaginaire et absurde.

    Mais nous qui étions dans le bain, contrairement à la droite, nous sentions qu’il y avait tout de même un esprit du mouvement de Mai : et que cet esprit était autre chose que son apparence.

    On devinait un volcan qui n’était pas politique [2].

    Sous les gesticulations pseudo-marxistes courait en réalité une fièvre irrésistible d’individualisme, vouée à brûler tout ce qui paraissait freiner encore un peu  le règne de l’ego.

    Mai 68 allait aider – sans le vouloir –  à installer une société consumériste, fondée sur l’exploitation commerciale des pulsions du Moi les plus déshumanisantes : une société où le travail allait devenir aussi flexible que la morale,  comme  dans  le  film  de  Ken  Loach It’s a free world [3]. Cette société allait fusionner la gauche et la droite comme des gérantes du même hypermarché. Pierre Legendre l’écrira en 2001 : « Notre société prétend réduire la demande humaine aux paramètres du développement, et notamment à la consommation »[4] .

    Pour que la société puisse devenir ce terrain vague, il fallait raser les ultimes valeurs supérieures à l’individu, les dernières « haies », les vestiges d’un art de vivre plus ancien que la bourgeoisie moderne.

    Cette destruction fut l’œuvre de l’esprit de 68.  Il a agi comme un incendie. Ce n’était pas difficile : les « haies » étaient desséchées par le néant moral des Trente Glorieuses...  « Notre mode de vie focalisé sur le confort et l’utilitaire ne satisfait pas la jeune génération », affirmait en 1967 le journaliste italien Giorgio Bocca. Son diagnostic surestimait le mobile des jeunes, mais il était presque exact sur un point : la faillite éthique des vieux.

     

    La prophétie de Boutang

     

    Quelqu’un avait vu cette faillite plus nettement, en France, deux ans avant 1968. C’était le philosophe Pierre Boutang, et sa vision [5] a l’air d’une prophétie lorsqu’on la relit en 2008 :

    « Une part de la réalité de l’homme est en train de s’évanouir, ou changer de sens ; subissant à la fois les techniques de massification (perdant de plus en plus son visage, la ressemblance avec Dieu) et la rhétorique de l’humanisme le plus vague et dégoulinant, le citoyen des démocraties modernes et développées a laissé tomber […] sa réalité d’homme, vivante et en acte. Il a cessé d’agir comme père, d’exercer comme un père une autorité familiale (or nul n’est homme s’il n’est père, dit Proudhon). […] Pour cela, les fils s’éloignent (même en restant là) et haïssent ou méprisent  à la fois le fils que fut leur père, et le père qu’il n’est pas. Leur ‘‘protéïsme’’, leur capacité de désir de prendre toutes les formes animales, jusqu’au refus du visage humain et de la détermination sexuelle, n’est que le constat d’absence, mais d’absence molle et pesante, d’un être de l’homme, à l’image de Dieu, chez l’adulte. »

    Ce texte de 1966 était une prémonition du processus de Mai 68 :

    - d’abord la nullité morale des pères, bourgeoisie « traditionnelle » déboussolée qui s’attirait le mépris des enfants ;

    - puis la dislocation psychologique des enfants, « jusqu’au refus du visage humain et de la détermination sexuelle ».

    En mai 2008 ces enfants ont la soixantaine. Leur refus de naguère est devenu l’esprit d’une néo-bourgeoisie : l’âme d’un monde sans âme, où la droite et la gauche desservent par roulement  – à des heures différentes – le rayon des « nouvelles mœurs » à l’enseigne du Grand N’importe Quoi.  Le philosophe Bernard Stiegler conclut [6] à leurs torts partagés : 

    « On a souligné un paradoxe à propos de Mai 68 : on a pensé que le capitalisme était porté par la droite, qui défend les ‘‘valeurs traditionnelles’’, et que c’est un mouvement de gauche (Mai 68) qui a voulu symboliquement détruire ces valeurs. Mais en réalité, ce qui a réellement organisé cette destruction des valeurs, c’est le capitalisme… Le capitalisme est contradictoire avec le maintien d’un surmoi… Une société sans surmoi s’autodétruit. Le surmoi, c’est ce qui donne la loi comme civilité. Un récent rapport du préfet de la Seine-Saint-Denis expliquait la violence dans les cités par cette absence de surmoi, qui se traduit alors par le passage à l’acte… »

    Selon la formule d’un autre philosophe de 2008, Jean-Claude Michéa, il est « impossible de dépasser le capitalisme sur sa gauche ». Ainsi les postures dominantes aujourd’hui sont libérales-libertaires : elles cultivent les transgressions « qui servent à la bonne marche des affaires » ; « elles rompent les solidarités effectives, en isolant plus encore l’individu dans une monade où se perd ‘‘le goût des autres’’, où il n’est plus qu’un rouage. [7] »

    En détruisant le français et l’histoire à l’école, par exemple, les pédagogues post-68 ont fait table rase au profit de l’idéologie marchande  – qui exploite l’amnésie et parle en basic english.

     

    Mai 68, portier du matérialisme mercantile

     

    Mai 68 n’est donc pas l’antithèse de 2008.

    Il n’est pas l’inverse de notre société libérale-libertaire (ou ultralibérale, c’est la même chose).

    Il n’est pas l’opposé de « notre monde postmoderne avec sa politique cacophonique et vide, et sa contre-culture devenue marché de masse » [8]… 

    Au contraire : 68 en fut le point de départ ! Fausse révolution, vraie pulvérisation. Transformation de la société en une dissociété : le tout-à-l’ego. Mutation de l’homme « familial enraciné » en « individu dans la foule », sans attaches ni foyer stable... Mai 68 a lancé l’idée que toute stabilité était « fasciste », et cette diabolisation du durable [9] a fleuri en tous domaines. L’économique y a vu son intérêt.  Le capitalisme s’y est reconnu.  Ayant  succédé  aux pères  bourgeois, les fils bourgeois ont séparé la bourgeoisie et les « valeurs traditionnelles ». Ils ont transposé 68 dans le business, comme le pubard ex-trotskiste incarné par Maurice Bénichou dans une merveille de film passée inaperçue en 1997 :  La Petite Apocalypse de Costa Gavras.  Ce fut l’époque où l’ex-mao François Ewald devenait le philosophe du Medef, sous la houlette d’un autre soixante-huitard passé au néocapitalisme : Denis Kessler.

    Ainsi a surgi  ce que Luc Boltanski et Ève Chiapello, dans leur enquête parue à la fin de la dernière année du XXe siècle, ont appelé Le nouvel esprit du capitalisme [10]:

    « Nous avons voulu comprendre plus en détail […] pourquoi la critique […] s’éteignit brutalement vers la fin des années 70, laissant le champ libre à la réorganisation du capitalisme pendant presque deux décennies […], et pour finir, pourquoi de nombreux soixante-huitards se sentirent à l’aise dans la nouvelle société qui advenait, au point de s’en faire les porte-parole et de pousser à cette transformation. »

    Quelle physionomie a cette nouvelle société ? Stiegler l’indique : « Puisque le désir est le moteur qui nous fait vivre et nous meut (ce qui détermine en profondeur notre comportement), le capitalisme de consommation cherche par tous les moyens à en prendre le contrôle pour l’exploiter comme il exploite les gisements pétrolifères : jusqu’à épuisement de la ressource… » 

    Mais d’abord, cette forme de capitalisme devait « détourner la libido des individus de ses objets socialement construits par une tradition, par les structures prémodernes comme l’amour de Dieu, de la patrie, de la famille. »

    Boltanski et Chiapello (1999) confirmeront ainsi la vision de Boutang  (1966)  sur  l’absence inéluctable du « père » et du familial  – matrice de toute société –  dans la société nouvelle :

    « La famille est devenue une institution beaucoup plus mouvante et fragile, ajoutant une précarité supplémentaire à celle de l’emploi et au sentiment d’insécurité. Cette évolution est sans doute en partie indépendante de celle du capitalisme, bien que la recherche d’une flexibilité maximale dans les entreprises soit en harmonie avec une dévalorisation de la famille en tant que facteur de rigidité temporelle et géographique, en sorte que […] des schèmes similaires sont mobilisés pour justifier l’adaptabilité dans les relations de travail et la mobilité dans la vie affective… [11] » 

     

    Alors que son idéologie prétendait « contester la société de consommation », 68 a préparé le terrain au triomphe absolu de cette société. Car le centre nerveux de l’esprit de 68 n’était pas idéologique, mais psychologique, sous la forme d’un double rejet :

    - le rejet du familial  (avec une virulence dont se souviennent les lecteurs du Charlie Hebdo  des grandes années) ;

    - le rejet du spirituel (avec la même virulence, n’en déplaise à feu Maurice Clavel qui fut seul à voir le Saint-Esprit sur les barricades du 3 mai).

    Rejeter le familial et le spirituel, c’était rejeter l’essentiel de la condition humaine et nous soumettre à un sort injuste : « nous forcer à passer nous-mêmes à côté de notre propre vie, et ainsi laisser la promesse de vie s’enfuir dans la banalité  pour finir dans le vide [12] ».   Une telle mutilation révoltait Patrick Giros, qui allait mourir à la tâche au service des SDF : « Rendez-vous compte, cette logique soixante-huitarde, que je connais parce que je suis un des fils de 68, eh bien les premières victimes qu’elle fait ce sont les petits, les jeunes, les fragiles, ceux qui ont une famille explosée, ou des fragilités psychologiques… [13] »

    Or ce rejet soixante-huitard du spirituel et du familial, est aussi le centre nerveux de la société consumériste. Celle-ci réduit le monde humain à la consommation matérielle individualiste  (une fuite en avant égocentrique : une vie réduite à l’insatisfaction acheteuse). Elle ampute l’existence de dimensions qui sont les clés de la condition humaine.

    Là est l’imposture de Mai 1968 : s’être présenté comme l’ennemi de la société de consommation, alors qu’il anéantissait tout ce qui freinait le triomphe de celle-ci.

    L’esprit de 68 a vomi tout ce qui n’était pas le caprice individuel (d’où le célèbre slogan : « il est interdit d’interdire »). Il ouvrait ainsi la voie au matérialisme mercantile. Celui-ci allait se substituer à tout, en  installant :  1. le caprice individuel comme ressort du marketing ; 2. le marketing comme seul lien du vivre-ensemble...  Ainsi les slogans de 68 furent récupérés en bloc par le marketing, et ce fut la naissance de la sous-culture des années 1980-2000 : plus besoin de chercher le sens de la vie, il suffisait d’être « soi-même », de « penser avec son corps », de se contenter d’exister, de « bouger »  – et finalement, d’acheter.  Le marketing ne demandait rien de mieux aux consommateurs : ne plus se poser de questions, devenir dociles et ductiles. 

    Ces noces de Mai et du Marché auraient horrifié, dix ans plus tôt, les soixante-huitards extrêmes : ceux qui rêvaient d’abolir l’argent, d’en revenir au troc et de proclamer « l’An 01 » avec le dessinateur Gébé. Pourtant c’est ce qui est advenu... Cela n’aurait pas étonné le vieux Marx, qui félicitait le capitalisme (cent trente ans plus  tôt) de son pouvoir de destruction-innovation :   

    « La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. […] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux […] se dissolvent […] Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée. [14] »

     

    Les sociaux et les mondains

     

    Alors, critiquer Mai ?  Oui. Mais n’en faisons pas un prétexte.  Ne disons pas que tout va bien aujourd’hui ; ou qu’il suffirait, pour que tout aille mieux, de liquider l’esprit de 68.

    Je préfère être avec Benoît XVI, lorsqu’il demande que l’on change le modèle économique  global [15].

    Et avec les évêques de la planète catholique, lorsqu’ils appellent à lutter contre « des injustices qui crient vers le ciel » [16].

    Et avec les anciens soixante-huitards qui ont lancé en France l’économie solidaire… Ceux-là ont su ne pas suivre l’esprit de 68 dans son transfert ultralibéral.  En se faisant entrepreneurs sociaux, ils ont à la fois pris le contrepied du matérialisme mercantile et de 1968 (la « déconstruction » ravageuse).

    La fusion de 1968 et du consumérisme ne légitime pas le consumérisme ; le triomphe actuel du consumérisme ne nous dispense pas de chercher des solutions pour en sortir.

    À gauche de la gauche, quelques-uns  commencent à voir le rôle de l’esprit de 1968 dans l’hypermarché qu’est la société présente. Ainsi le journal La Décroissance  [17] donnant la parole au maire de Grigny (Rhône), René Balme, qui accuse le slogan « interdit d’interdire » d’avoir ouvert un boulevard à la marchandisation de tout : en effet, dit-il, la libre concurrence « ne doit être bridée par rien »… Le psychiatre Jean-Pierre Lebrun ajoute : « Beaucoup de gens sont aujourd’hui dans une grande confusion, car ils croient être débarrassés des interdits. Si plus rien n’est interdit, plus rien ne veut rien dire. » Selon Lebrun, spécialiste des comportements,  la « stratégie néolibérale » disloque la condition humaine en niant que les limites soient « utiles et fondatrices » ; elle fait ainsi « sauter les verrous les uns après les autres » : « Le néolibéralisme […] dans son versant consumériste donne l’illusion que l’on peut avoir accès facilement à la satisfaction de  nos prétendus besoins, et cela sans aucun renoncement. Mais la vie humaine ne se résume ni à cette satisfaction, ni à ces prétendus besoins. »

    Beaucoup de gens trouvent que la société de consommation ne pose aucun problème. Ce n’est pas mon avis, mais ce que vous venez de lire n’est qu’un regard personnel.

    Il y a d’autres regards...

    Leur diversité et leur confrontation sont un service que rend ce livre. Car l’heure vient de réparer l’un des pires dégâts collatéraux de Mai : avoir pollué l’exercice du débat dans ce pays.  L’esprit de 68 ajoute en effet à ses caractéristiques celle d’être futile et manichéen en même temps. Il brandit la dérision, mais il voit le monde en noir et blanc. Camp du Bien contre camp du Mal ! Dans ce climat, les nuances disparaissent et l’échange d’idées devient impossible : il n’y a que des imprécations, des anathèmes contre les horreurs ultimes et les abominables relents dont on affuble l’adversaire. Personne n’est plus en mesure d’analyser les données, de faire la part des choses. Quarante ans après 68 on est toujours dans cette ornière : quand le professeur Alain Badiou proclame, en chaire, que  « Sarkozy est le nouveau nom du pétainisme » [18], c’est 1968 qui continue ; toujours la manie de l’exorcisme (« CRS - SS ») substitué au raisonnement...   Et quand Jean-François Kahn fait rire tout le monde en 2007 avec cette entrée de son Abécédaire mal pensant [19]: 

    «  – ‘‘Abject’’ : équivalent à ‘‘contestable’’ dans les livres de Bernard-Henri Lévy »…

    …les lecteurs songent-ils que la démesure dans l’invective est un legs de Mai 68 ? 

    En 2006, je dînais dans une grande ville française avec le patron d’un quotidien régional et sa femme. Lui et moi avions presque le même âge. L’épouse était plus jeune.  Après nous avoir écoutés évoquer le joli mois de mai, elle nous a coupé la parole :

    –  Au fond, la génération de 1968, vous emme

  • Rod Dreher : « Si nous ne sommes pas prêts à souffrir, nous sommes perdus », par BENJAMIN BOIVIN pour le maga­zine : « L

    Rod Dre­her est par­mi les commen­ta­teurs chré­tiens de ten­dance conser­va­trice les plus connus en Occi­dent, du moins aux États-Unis. Il s’est sur­tout fait connaitre outre-mer avec son livre Le pari béné­dic­tin, qui pro­pose une réflexion sur l’avenir des chré­tiens en Occi­dent. Il a accep­té de répondre à nos ques­tions sur son der­nier ouvrage, Résis­ter au men­songe : vivre en chré­tiens dis­si­dents, paru chez Artège en avril dernier. 

    9.pngDepuis le début de la crise sani­taire les com­men­ta­teurs poli­tiques s’indignent dès que l’on parle de l’évolution de notre socié­té vers un sys­tème tota­li­taire, on nous rap­pelle inlas­sa­ble­ment que les lois sont votées au par­le­ment (crou­pion) et que le conseil consti­tu­tion­nel, tota­le­ment insoup­çon­nable d’une moindre allé­geance au pou­voir, valide les déci­sions, nous sommes donc en démo­cra­tie, fer­mez le ban. Rod Dre­her, d’outre Atlan­tique nous rap­pelle que le livre pro­phé­tique d’Aldous Hux­ley « le meilleur des mondes » nous explique que le par­fait tota­li­ta­risme est celui du condi­tion­ne­ment habile qui nous fait dési­rer nos fers. Dans ce docu­ment il n’est pas ques­tion de COVID, mais de cette notion à laquelle il fau­dra doré­na­vant nous habi­tuer : Le tota­li­ta­risme mou, qui s’applique ici à la révo­lu­tion socié­tale anti-chré­tienne et qui ins­tru­men­ta­lise l’être humain. (AF)

    L’un des traits dis­tinc­tifs de votre nou­veau livre est la place accor­dée aux témoi­gnages de chré­tiens dis­si­dents de l’ancien bloc sovié­tique. Pou­vez-vous com­men­cer par nous dire ce qui vous a ins­pi­ré l’écriture de ce livre ? S’agit-il en quelque sorte d’un pro­lon­ge­ment de votre « pari bénédictin » ? 

    Oui, c’est une conti­nua­tion du pari béné­dic­tin, même si je ne l’avais pas pré­vu ain­si. Le pari béné­dic­tin est un livre pour les chré­tiens qui vivent dans un monde où le chris­tia­nisme s’effondre. Un monde qui devient moins chré­tien. Il s’agit de savoir com­ment résis­ter à la déca­dence de l’Église. Résis­ter au men­songe est un livre sur la manière de résis­ter à l’hostilité venant de l’extérieur de l’Église, d’une socié­té qui nous per­sé­cute de plus en plus. C’est quelque chose qui pro­gresse à un rythme cho­quant, cer­tai­ne­ment aux États-Unis ; et je pense qu’au Cana­da, cela va encore plus vite et plus loin. 

    J’ai eu l’idée de ce livre, il y a envi­ron cinq ou six ans. Un jour, j’ai reçu un appel télé­pho­nique d’un méde­cin amé­ri­cain, un catho­lique, qui m’a dit : « Écou­tez, vous ne me connais­sez pas, mais je dois racon­ter cette his­toire à un jour­na­liste. Je pense que c’est important. » 

    Il m’a par­lé de sa mère, qui est assez âgée et qui vit avec lui et sa femme. Au début de sa vie, elle avait pas­sé plu­sieurs années dans un camp de pri­son­niers dans sa Tché­co­slo­va­quie natale, où elle était accu­sée d’être une espionne du Vati­can. Pour­quoi ? Parce qu’elle conti­nuait d’aller aux réunions de prière de sa paroisse catho­lique. Les com­mu­nistes l’ont donc mise en pri­son. Après sa sor­tie, elle a émi­gré en Amé­rique, a ren­con­tré son père et a pas­sé le reste de sa vie aux États-Unis. Mais ici, vers la fin de sa vie, la vieille femme a dit : « Mon fils, les choses que je vois se pas­ser en Amé­rique aujourd’hui me rap­pellent ce qui se pas­sait quand le com­mu­nisme est arri­vé dans mon pays ». 

    Quand le doc­teur m’a dit cela, j’ai pen­sé : « Ma mère est vieille, elle regarde beau­coup les infor­ma­tions à la télé­vi­sion, elle est très alar­mée par les choses qu’elle y voit. Peut-être que c’est ce qui se passe avec cette vieille femme. » Mais je me suis pro­mis que chaque fois que je ren­con­tre­rais quelqu’un du bloc sovié­tique, je lui deman­de­rais : « Alors, est-ce que les choses que vous voyez aujourd’hui vous rap­pellent ce que vous avez lais­sé der­rière vous ? » Cha­cun d’entre eux répon­dait : « Oui. » Si vous par­lez avec eux assez long­temps, vous décou­vri­rez qu’ils sont très en colère parce qu’aucun Amé­ri­cain ne les prend au sérieux, parce que nous, en Amé­rique du Nord, pen­sons que cela ne peut pas arri­ver ici. 

    Mais ces gens savent ce qu’ils voient et ils ont aus­si du mal à l’accepter, car cela ne res­semble pas exac­te­ment à ce qu’ils ont lais­sé der­rière eux. Dans la plu­part des cas, ils ont lais­sé der­rière eux des États poli­ciers, où les gens allaient en pri­son pour leurs convic­tions, où la police secrète les espion­nait en per­ma­nence, où l’on ne pou­vait faire confiance à per­sonne, etc. Ce n’est pas ce qui se passe ici. Du moins, pas encore. 

    Mais ce qu’ils constatent, c’est que les gens ont peur de dire ce qu’ils pensent vrai­ment par crainte non pas d’aller en pri­son, mais par crainte de perdre leur emploi, de voir leur répu­ta­tion pro­fes­sion­nelle rui­née, de perdre des membres de leur famille et des amis. Ils voient cer­tains livres être trai­tés comme s’ils étaient toxiques, être effec­ti­ve­ment inter­dits, même si aucune loi n’a été adop­tée pour inter­dire des livres. Et ils voient des gens être sépa­rés sur la base de leur race, de leur iden­ti­té sexuelle, etc. 

    Cela leur rap­pelle ce qui se pas­sait dans le vieux pays : si le gou­ver­ne­ment qua­li­fiait quelqu’un de « bour­geois » ou d’un autre nom indi­quant qu’il était oppo­sé à la révo­lu­tion, alors vous ne deviez rien dire d’autre à son sujet, il était consi­dé­ré comme un enne­mi du peuple. On voit ce qui se passe aujourd’hui quand on traite les gens de racistes, d’homophobes ou de trans­phobes. C’est la même chose. Et c’est pour­quoi j’ai appe­lé ça du tota­li­ta­risme mou. Il n’est pas dur au sens de la per­sé­cu­tion, comme c’était le cas dans le bloc sovié­tique, mais c’est tout de même un tota­li­ta­risme parce qu’il insiste sur le fait qu’il n’y a qu’une seule façon de com­prendre le monde, et que les gens doivent être punis s’ils ne la par­tagent pas. 

    Vous par­lez sou­vent de tota­li­ta­risme mou. Com­ment le défi­nis­sez-vous ? Dans quelle mesure se dis­tingue-t-il du tota­li­ta­risme au sens clas­sique, notam­ment par rap­port à l’expérience sovié­tique ? Parle-t-on de tota­li­ta­risme au sens fort ou plu­tôt au sens analogique ?

    Je pense qu’il est plus proche de la réa­li­té, mais il y a plu­sieurs rai­sons pour les­quelles je le qua­li­fie de mou. 

    Tout d’abord, il n’y a pas de gou­lags, il n’y a pas de police secrète, donc on ne peut pas vrai­ment dire que ce soit proche du tota­li­ta­risme dur du bloc sovié­tique. Néan­moins, les gens ont tou­jours peur pour leur emploi, ils ont tou­jours peur de dire ce qu’ils pensent. Toutes ces carac­té­ris­tiques qui étaient pré­sentes dans la socié­té sovié­tique sont de plus en plus pré­sentes dans nos démo­cra­ties libérales. 

    Si vous regar­dez la défi­ni­tion du tota­li­ta­risme, il n’est pas stric­te­ment néces­saire qu’il y ait un gou­ver­ne­ment auto­ri­taire der­rière. Tout ce dont vous avez besoin, c’est d’une socié­té dans laquelle une seule idéo­lo­gie est auto­ri­sée, et où chaque aspect de la vie est idéo­lo­gique. C’est pour­quoi nous pou­vons l’avoir dans une démo­cra­tie libérale. 

    Le gou­ver­ne­ment des États-Unis — et le gou­ver­ne­ment du Cana­da, pour autant que je sache — ne vous pour­sui­vra pas pour avoir cru ou dit des choses cho­quantes, mais vous pou­vez quand même payer un lourd tri­but, parce que les grandes entre­prises vous pour­sui­vront, les uni­ver­si­tés vous pour­sui­vront, la foule de Twit­ter vous atta­que­ra, votre Église pour­rait vous atta­quer, etc. Vous n’avez pas besoin d’aller en pri­son pour perdre beau­coup en offen­sant l’idéologie domi­nante, que nous appe­lons « woke ».

    Un deuxième aspect de la mol­lesse est le fait que tout est fait au nom de la com­pas­sion. Nous n’avons pas le droit de dire quoi que ce soit qui puisse être consi­dé­ré comme une cri­tique des per­sonnes trans, par exemple, car si nous le fai­sons, nous pour­rions les pous­ser au sui­cide. C’est ce qu’on nous dit. Nous n’avons pas le droit de cri­ti­quer Black Lives Mat­ter parce que nous devons être com­pa­tis­sants envers les Afro-Amé­ri­cains qui ont souf­fert de discrimination. 

    Il défi­nit la com­pas­sion comme le fait d’être d’accord sans dévia­tion avec un pro­gramme idéo­lo­gique par­ti­cu­lier. Par consé­quent, les per­sonnes qui n’affirment pas l’idéologie du genre, par exemple, ne peuvent pas faire preuve de com­pas­sion, quelle que soit leur dou­ceur envers les per­sonnes trans. C’est une forme de contrôle poli­tique. Lorsque vous voyez à quel point les gens sont ter­ri­fiés au sein des uni­ver­si­tés, des entre­prises, de tant d’institutions de notre socié­té, que vous voyez à quel point ils sont ter­ri­fiés à l’idée de s’opposer à ce pro­gramme idéo­lo­gique, cela vous indique qu’il se passe quelque chose de totalitaire. 

    Il est beau­coup plus dif­fi­cile de résis­ter à ce type de tota­li­ta­risme, car si vous l’acceptez, vous vous sen­tez bien. 

    Notre idée du tota­li­ta­risme est for­te­ment ins­pi­rée de celle de 1984 de George Orwell. Ce à quoi nous avons affaire main­te­nant, ce tota­li­ta­risme mou, res­semble beau­coup plus au Meilleur des mondes d’Aldous Hux­ley. Dans Orwell, l’État oblige les gens à se confor­mer en leur fai­sant craindre de souf­frir. Dans la dys­to­pie d’Huxley, l’État oblige les gens à se confor­mer en contrô­lant leurs plai­sirs. Il leur donne des diver­tis­se­ments constants, des drogues constantes, du sexe. Tout ce que vous vou­lez pour vous rendre heu­reux, l’État vous le donnera. 

    Mus­ta­pha Menier, une figure majeure du roman, appelle cela le chris­tia­nisme sans larmes. C’est beau­coup plus ce à quoi nous sommes confron­tés aujourd’hui, l’idée que la pire chose à laquelle nous pou­vons faire face est l’anxiété, que la souf­france est la pire chose au monde. Tout ce qui sou­lage la souf­france est donc jus­ti­fié. Il est beau­coup plus dif­fi­cile de résis­ter à ce type de tota­li­ta­risme, car si vous l’acceptez, vous vous sen­tez bien. 

    Dans votre livre, vous expri­mez un cer­tain nombre d’inquiétudes à l’égard des grandes entre­prises. Est-elle au pro­gres­sisme contem­po­rain ce que l’État était aux tota­li­ta­rismes du pas­sé, notam­ment sovié­tique ? Com­ment cela fonctionne-t-il ?

    En par­tie, oui. Ce qui rend le tota­li­ta­risme mou si inté­res­sant pour moi en tant que phé­no­mène par rap­port au tota­li­ta­risme pas­sé, c’est que, pour l’instant du moins, il n’implique pas vrai­ment l’État. Il implique plu­tôt la plu­part des ins­ti­tu­tions de la socié­té civile. 

    Nous avons vu cette idéo­lo­gie tra­ver­ser les ins­ti­tu­tions de la socié­té civile en Amé­rique du Nord, les uni­ver­si­tés, les médias, le droit, la méde­cine et ain­si de suite, mais la plus grande chose qu’elle a conquise, ce sont les grandes entre­prises, parce que les entre­prises sont si puis­santes dans notre culture consu­mé­riste que si elles décident de pro­mou­voir une idéo­lo­gie, elles dis­posent d’immenses res­sources pour le faire. 

    Dans le tota­li­ta­risme mou, les entre­prises jouent le rôle joué par l’État dans le tota­li­ta­risme dur.

    Pen­dant la majeure par­tie de ma vie, le monde des affaires s’est tenu à l’écart de tout ce qui était contro­ver­sé parce qu’il sup­po­sait que c’était mau­vais pour les affaires. Mais vers 2010, les entre­prises ont com­men­cé à deve­nir vrai­ment progressistes. 

    En 2015, juste avant la déci­sion Ober­ge­fell — la déci­sion de la Cour suprême des États-Unis léga­li­sant le mariage homo­sexuel — l’État de l’Indiana a adop­té une loi qui aurait don­né aux per­sonnes reli­gieuses une cer­taine pro­tec­tion s’ils étaient pour­sui­vis pour dis­cri­mi­na­tion. Cela n’aurait pas garan­ti qu’ils gagnent, mais cela leur aurait don­né un argu­ment pour défendre leur liber­té reli­gieuse. Les grandes entre­prises ont atta­qué mas­si­ve­ment l’État de l’Indiana. Une coa­li­tion de socié­tés comme AppleSales­force — de grandes socié­tés — a dit à l’État de l’Indiana : « Si vous n’abrogez pas cette loi, vous serez sévè­re­ment sanc­tion­nés ». L’État a abro­gé la loi et aucun autre État n’a essayé d’adopter ce type de loi depuis lors, même si la loi de l’État était cal­quée sur une loi fédé­rale amé­ri­caine exis­tante qui avait été adop­tée en 1993. 

    Ce fut le Water­loo du conser­va­tisme social en Amé­rique, car pour la pre­mière fois, les entre­prises se sont oppo­sées de manière très dure à cet acte d’une légis­la­ture démo­cra­ti­que­ment élue, l’obligeant à se rétrac­ter pour des rai­sons socia­le­ment pro­gres­sistes. Depuis lors, le monde des affaires est deve­nu encore plus « woke », non seule­ment en ce qui concerne les per­sonnes LGBTQ+ mais aus­si, bien sûr, en ce qui concerne l’identité raciale. En ce sens, dans le tota­li­ta­risme mou, les entre­prises jouent le rôle joué par l’État dans le tota­li­ta­risme dur.

    Dans la pre­mière par­tie de votre livre, vous vou­lez infor­mer vos lec­teurs des dan­gers d’un tota­li­ta­risme mou. Dans la seconde par­tie, vous cher­chez à les y pré­pa­rer. Quels sont les prin­cipes à suivre pour se défendre contre la menace d’un tota­li­ta­risme mou tel que décrit dans votre livre ? 

    Comme vous le dites, la deuxième moi­tié du livre porte sur ce sujet. Il s’agit d’histoires racon­tées par des dis­si­dents catho­liques, pro­tes­tants et ortho­doxes qui l’ont vécu et qui ont des conseils à nous don­ner. La chose la plus impor­tante que nous puis­sions faire est de com­prendre que nous devons défendre la véri­té, quoi qu’il nous en coute. Si nous ne croyons pas que la véri­té est la chose la plus impor­tante, alors nous nous per­sua­de­rons de n’importe quoi, nous accep­te­rons de capi­tu­ler devant n’importe quoi. 

    Le titre du livre Résis­ter au men­songe pro­vient d’un essai que Sol­je­nit­syne a écrit à ses par­ti­sans en Rus­sie en 1974, juste avant que les Sovié­tiques ne l’expulsent. Il leur disait : « Écou­tez, nous n’avons pas le pou­voir de faire quoi que ce soit contre ce gou­ver­ne­ment tota­li­taire, mais la seule chose que nous pou­vons faire est de refu­ser de dire des choses aux­quelles nous ne croyons pas ». Et il leur a don­né

  • Après le Nigeria, la Côte d'Ivoire dépasse l'Angola en richesse par habitant, par Ilyes Zouari.

    Après avoir récem­ment dépas­sé le Nige­ria, pre­mier pro­duc­teur afri­cain de pétrole, la Côte d’I­voire vient de réa­li­ser l’ex­ploit de dépas­ser en richesse par habi­tant l’An­go­la, second pro­duc­teur conti­nen­tal de pétrole, avec une pro­duc­tion envi­ron trente fois supé­rieure, et second pro­duc­teur afri­cain de dia­mants. Cette per­for­mance est le résul­tat des nom­breuses réformes accom­plies au cours de la der­nière décen­nie, ain­si que d’une poli­tique active de diversification.

    3.jpgSelon les don­nées récem­ment publiées par la Banque mon­diale, la Côte d’I­voire affi­chait un PIB par habi­tant de 2 326 dol­lars début 2021, dépas­sant ain­si désor­mais l’An­go­la dont la richesse par habi­tant, en baisse depuis quelques années, s’é­ta­blis­sait à 1 896 dol­lars. Par ailleurs, la Côte d’i­voire conti­nue à creu­ser l’é­cart avec le Nige­ria (2 097 dol­lars) ou encore avec le Kenya (1 838 dollars).

    Une grande per­for­mance due à une crois­sance record

    Cette évo­lu­tion consti­tue un véri­table exploit pour la Côte d’I­voire, dont les acti­vi­tés extrac­tives (hydro­car­bures et indus­tries minières) demeurent encore assez modestes, notam­ment par rap­port à l’An­go­la. Ce pays, à la popu­la­tion com­pa­rable (33 mil­lions d’ha­bi­tants contre 27 mil­lions pour la Côte d’I­voire), est en effet le deuxième pro­duc­teur afri­cain de dia­mants, après le Bots­wa­na (et le qua­trième mon­dial), ain­si que le deuxième pro­duc­teur de pétrole avec une pro­duc­tion qui se situe encore, et mal­gré une baisse régu­lière ces der­nières années, à envi­ron 1,2 mil­lion de barils par jour, contre envi­ron 35 mille seule­ment pour la Côte d’I­voire. Une faible pro­duc­tion ivoi­rienne qui est éga­le­ment très loin der­rière celle du Nige­ria (près de 2 mil­lions de barils/jour, soit envi­ron 50 fois plus), qu’elle avait aus­si et récem­ment dépas­sé, et qui devrait éga­le­ment, tout comme l’An­go­la, être bien­tôt devan­cé par le Séné­gal et le Came­roun, qui affichent sou­vent des taux de crois­sance deux ou trois fois plus élevés.

    L’im­por­tante pro­gres­sion de la Côte d’I­voire résulte de la très forte crois­sance que connaît le pays depuis plu­sieurs années. Sur la période de neuf années allant de 2012 à 2020, période suf­fi­sam­ment longue pour pou­voir éta­blir des com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales, la Côte d’I­voire a réa­li­sé la plus forte crois­sance au monde dans la caté­go­rie des pays ayant un PIB par habi­tant supé­rieur ou égal à 1 000 dol­lars, avec une crois­sance annuelle de 7,4 % en moyenne. Plus impres­sion­nant encore, elle se classe deuxième toutes caté­go­ries confon­dues, pays très pauvres inclus, fai­sant ain­si mieux que 30 des 31 pays au monde qui avaient un PIB par habi­tant infé­rieur à 1 000 dol­lars début 2012. La Côte d’I­voire n’est alors dépas­sée que par l’É­thio­pie, qui a connu une crois­sance annuelle de 8,9 % en moyenne. Une per­for­mance qui résulte essen­tiel­le­ment du très faible niveau de déve­lop­pe­ment de ce pays d’A­frique de l’Est, qui était le deuxième pays le plus pauvre au monde début 2012, et qui en demeure un des plus pauvres avec un PIB par habi­tant de seule­ment 936 dol­lars début 2021 (soit au début de l’ac­tuelle guerre civile).

    De son côté, et sur cette même période de neuf années, l’An­go­la a enre­gis­tré une crois­sance de seule­ment 0,9 % en moyenne annuelle, tan­dis que le Nige­ria a affi­ché une pro­gres­sion annuelle de 2,3 %. De même, il est à noter que la crois­sance ivoi­rienne a éga­le­ment été lar­ge­ment supé­rieure à celle de l’A­frique du Sud, géant minier du conti­nent (pre­mier pro­duc­teur afri­cain de char­bon, de fer, de man­ga­nèse ou encore de nickel, deuxième pro­duc­teur d’or…), et dont la hausse annuelle moyenne du PIB s’est éta­blie à seule­ment 0,4 % sur la période.

    Par ailleurs, il est à signa­ler que la Côte d’I­voire est récem­ment deve­nue le pre­mier pays afri­cain de l’his­toire (et le seul encore aujourd’­hui) dis­po­sant d’une pro­duc­tion glo­ba­le­ment assez modeste en matières pre­mières non renou­ve­lables, du moins jus­qu’à pré­sent, à dépas­ser en richesse un pays d’A­mé­rique his­pa­nique, à savoir le Nica­ra­gua dont le PIB par habi­tant attei­gnait 1 905 dol­lars début 2021 (hors très petits pays afri­cains de moins de 1,5 mil­lion d’ha­bi­tants, majo­ri­tai­re­ment insu­laires). La Côte d’I­voire est d’ailleurs sur le point de devan­cer éga­le­ment le Hon­du­ras, dont le PIB par habi­tant se situait à 2 406 dollars.

    Dans un autre registre, il est à noter que les per­for­mances éco­no­miques de la Côte d’I­voire se sont accom­pa­gnées d’une maî­trise de l’en­det­te­ment, avec un niveau de dette publique qui s’é­ta­blis­sait à seule­ment 45,7 % du PIB début 2021, selon le FMI, contre non moins de 127,1 % pour l’An­go­la, qua­trième pays le plus endet­té d’A­frique mal­gré ses énormes richesses. Le niveau d’en­det­te­ment de la Côte d’I­voire demeure éga­le­ment lar­ge­ment infé­rieur à celui de pays comme l’A­frique du Sud (77,1 %), le Gha­na (78,0 %) ou encore le Kenya (68,7 %). 

    Enfin, la forte crois­sance de l’é­co­no­mie ivoi­rienne s’est éga­le­ment accom­pa­gnée d’un bon contrôle de l’in­fla­tion, qui s’est située à seule­ment 0,8 % en moyenne annuelle sur la période 2012 – 2019 (8 années), contre non moins de 16,3 % et 11,6 % pour l’An­go­la et le Nige­ria, res­pec­ti­ve­ment. Deux pays dont les popu­la­tions les plus fra­giles ont été gran­de­ment péna­li­sées par la forte hausse du prix des pro­duits de base. Les graves dif­fi­cul­tés éco­no­miques de l’An­go­la et du Nige­ria se sont notam­ment tra­duites par une impor­tante dépré­cia­tion de leur mon­naie natio­nale, qui ont res­pec­ti­ve­ment per­du envi­ron 85 % et 60 % de leur valeur face au dol­lar depuis 2014 (et, depuis sa créa­tion, plus de 99 % de sa valeur pour la mon­naie nigé­riane). Une situa­tion qui a notam­ment pour consé­quence une forte dol­la­ri­sa­tion de l’é­co­no­mie de ces deux pays, c’est-à-dire une large uti­li­sa­tion du dol­lar pour les tran­sac­tions éco­no­miques au détri­ment de la mon­naie natio­nale, consi­dé­rée comme risquée.

    Réformes et diver­si­fi­ca­tion active

    Les résul­tats de la Côte d’I­voire s’ex­pliquent par les pro­fondes réformes réa­li­sées par le pays afin d’a­mé­lio­rer le cli­mat des affaires et d’at­ti­rer les inves­tis­seurs, ain­si que par une poli­tique de diver­si­fi­ca­tion des sources de reve­nus et de grands tra­vaux d’infrastructure. 

    Suite à de nom­breuses réformes admi­nis­tra­tives, juri­diques et fis­cales, la Côte d’I­voire a réus­si à ins­tau­rer un cadre pro­pice à l’en­tre­pre­na­riat local et aux inves­tis­se­ments étran­gers. Le pays a ain­si fait un bond consi­dé­rable dans le clas­se­ment inter­na­tio­nal rela­tif au cli­mat des affaires, publié chaque année par la Banque mon­diale, en pas­sant de la 167e place en 2012 à la 110e pour l’an­née 2020. Même si elle demeure moins bien clas­sée que des pays comme le Maroc (53e) ou l’A­frique du Sud (84e), la Côte d’I­voire fait tou­te­fois désor­mais lar­ge­ment mieux que le Nige­ria (131e), l’An­go­la (177e) ou encore l’É­thio­pie (clas­sée 159e, avant le début de la guerre civile). Au pas­sage, il convient de rap­pe­ler que la maî­trise de l’in­fla­tion, élé­ment ayant une inci­dence cer­taine sur l’en­vi­ron­ne­ment des affaires, n’est hélas pas prise en compte dans l’é­la­bo­ra­tion du clas­se­ment annuel de la Banque mon­diale, ce qui n’est pas à l’a­van­tage de la Côte d’I­voire où l’in­fla­tion est bien plus faible que dans les pays pré­cé­dem­ment cités.

    Ces réformes se sont accom­pa­gnées de la réa­li­sa­tion de grands tra­vaux à tra­vers le pays (routes, ponts, trans­ports publics – comme le futur tram­way d’A­bid­jan, cen­trales élec­triques, réseaux de télé­com­mu­ni­ca­tions, loge­ments sociaux…), ain­si que d’une poli­tique active de diver­si­fi­ca­tion des sources de reve­nus, en s’ap­puyant notam­ment sur le déve­lop­pe­ment du sec­teur agri­cole, des indus­tries de trans­for­ma­tion, ou encore de la pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té. Déjà pre­mier pro­duc­teur mon­dial de cacao depuis long­temps, la Côte d’I­voire s’est ain­si éga­le­ment his­sée au cours de la der­nière décen­nie au pre­mier rang mon­dial pour la pro­duc­tion de noix de cajou, et au pre­mier rang afri­cain (et qua­trième mon­dial) pour le caou­tchouc natu­rel, dont elle assure désor­mais près de 80 % de la pro­duc­tion conti­nen­tale, suite à un quin­tu­ple­ment de la pro­duc­tion natio­nale. Le pays est éga­le­ment le second pro­duc­teur afri­cain d’huile de palme (der­rière le Nige­ria), et est récem­ment deve­nu le deuxième pro­duc­teur conti­nen­tal de coton (après le Bénin). Par ailleurs, le pays dis­pose d’un sec­teur halieu­tique assez impor­tant, étant notam­ment le pre­mier pro­duc­teur afri­cain de thon. 

    Paral­lè­le­ment à la hausse de la pro­duc­tion agri­cole, le pays a éga­le­ment por­té une atten­tion par­ti­cu­lière à la trans­for­ma­tion locale de la pro­duc­tion, source d’une valeur ajou­tée bien plus impor­tante pour le pays, dont elle contri­bue éga­le­ment à l’in­dus­tria­li­sa­tion. Ain­si, et grâce à la mul­ti­pli­ca­tion des usines de trans­for­ma­tion, encou­ra­gées par un cadre pro­pice à l’in­ves­tis­se­ment, la Côte d’I­voire trans­forme aujourd’­hui loca­le­ment (tous stades de trans­for­ma­tion confon­dus) les deux tiers de sa pro­duc­tion de caou­tchouc natu­rel et de thon, près du quart de sa pro­duc­tion de cacao et envi­ron 12 % sa pro­duc­tion de noix de cajou. Le pays a d’ailleurs pour objec­tif d’aug­men­ter encore ces niveaux de trans­for­ma­tion locale, et notam­ment dans les filières cacao et noix de cajou, pour les­quelles il espère atteindre un niveau de 50 % d’i­ci 2025. Très récem­ment, en juin der­nier, la plus grande des usines de trans­for­ma­tion de noix de cajou du pays vient jus­te­ment d’en­trer en pro­duc­tion. Une usine qui se dis­tingue comme étant la plus moderne du monde dans son domaine, avec un taux d’au­to­ma­ti­sa­tion de plus de 90 %, et qui devrait même deve­nir la plus grande usine de trans­for­ma­tion au monde après la construc­tion d’une uni­té de valo­ri­sa­tion des coques pour la pro­duc­tion d’électricité.

    La pro­duc­tion d’élec­tri­ci­té est d’ailleurs un des domaines dans les­quels le pays a for­te­ment inves­ti au cours de la der­nière décen­nie, avec pour résul­tat une hausse de deux tiers de la pro­duc­tion natio­nale (assor­tie d’une part gran­dis­sante pour les éner­gies renou­ve­lables : solaire, bio­masse, hydro­élec­tri­ci­té…). Dis­po­sant désor­mais du troi­sième plus grand sys­tème de pro­duc­tion élec­trique du conti­nent, selon la Banque mon­diale, le pays est même deve­nu un des prin­ci­paux expor­ta­teurs en la matière à l’é­chelle conti­nen­tale, ache­mi­nant envi­ron 11 % de sa pro­duc­tion vers six pays d’A­frique de l’Ouest. Au niveau natio­nal, le taux de cou­ver­ture est pas­sé de 33 % des loca­li­tés ivoi­riennes début 2012 à plus de 75 % aujourd’­hui, cou­vrant ain­si plus de 90 % de la popu­la­tion (même si une par­tie mino­ri­taire de la popu­la­tion de ces loca­li­tés ne béné­fi­cie pas encore de l’élec­tri­ci­té à domicile).

    L’élec­tri­fi­ca­tion du pays consti­tue en effet un élé­ment de grande impor­tance pour la réus­site de toute poli­tique de déve­lop­pe­ment éco­no­mique et social. Outre les acti­vi­tés pré­cé­dem­ment citées, elle est aus­si cru­ciale pour le déve­lop­pe­ment du sec­teur des nou­velles tech­no­lo­gies, ou encore pour la mise en place d’un réseau sco­laire éten­du et per­for­mant à tra­vers le pays, soit deux domaines eux aus­si en forte pro­gres­sion. À titre d’exemple, les pre­miers ordi­na­teur et télé­phone por­table (intel­li­gent) assem­blés loca­le­ment ont été pré­sen­tés aux médias en juin der­nier, ce qui consti­tue un cas encore assez rare en Afrique sub­sa­ha­rienne. Quant à l’é­du­ca­tion, les cinq der­nières années ont vu l’ou­ver­ture d’au­tant de classes à tra­vers le pays qu’au cours des vingt années pré­cé­dentes. Une accé­lé­ra­tion qui s’ex­plique, notam­ment, par la sco­la­ri­sa­tion ren­due obli­ga­toire à par­tir de la ren­trée 2015 pour les enfants âgés de 6 à 16 ans.

    Grâce à la diver­si­fi­ca­tion des sources de reve­nus, les acti­vi­tés direc­te­ment liées aux indus­tries extrac­tives (hydro­car­bures et indus­tries minières), et mal­gré l’aug­men­ta­tion de leur pro­duc­tion au cours des der­nières années, ne repré­sentent aujourd’­hui qu’en­vi­ron 30 % des expor­ta­tions de biens du pays, dont l’é­co­no­mie est ain­si plus robuste et rési­liente face aux crises inter­na­tio­nales que celles de l’An­go­la, du Nige­ria ou encore de l’A­frique du Sud. En effet, ces acti­vi­tés pèsent pour envi­ron 98 % des expor­ta­tions ango­laises de biens et 93 % de celles du Nige­ria, ou encore pour près de 60 % des expor­ta­tions sud-afri­caines. En d’autres termes, les acti­vi­tés non direc­te­ment liées aux indus­tries extrac­tives repré­sentent envi­ron 70 % des expor­ta­tions ivoi­riennes de biens, alors qu’elles ne sont à l’o­ri­gine que d’en­vi­ron 40 % des expor­ta­tions de l’A­frique du Sud, et d’en­vi­ron 7 % et 2 % seule­ment de celles du Nige­ria et de l’An­go­la, res­pec­ti­ve­ment. Grâce à sa plus grande soli­di­té, l’é­co­no­mie ivoi­rienne a ain­si enre­gis­tré une crois­sance éco­no­mique de 6,4 % en moyenne sur la période de six années 2015 – 2020, mar­quée notam­ment par la baisse consi­dé­rable – et pro­ba­ble­ment durable – du cours des hydro­car­bures, tan­dis que le Nige­ria, l’An­go­la et l’A­frique du Sud ont affi­ché res­pec­ti­ve­ment des taux de 0,7 %, ‑1,6 % et ‑0,5 % (la crois­sance néga­tive de ces deux der­niers s’ex­pli­quant éga­le­ment par l’é­pui­se­ment de cer­tains gisements).

    Par ailleurs, il est à noter que la diver­si­fi­ca­tion de l’é­co­no­mie ivoi­rienne s’est éga­le­ment accom­pa­gnée d’une diver­si­fi­ca­tion des par­te­naires éco­no­miques du pays, dont la Chine est désor­mais le pre­mier par­te­naire com­mer­cial avec une part de 9,4 % du com­merce exté­rieur en 2019 (devant la France, deuxième, avec une part de 8,1 %). La pré­sence chi­noise se mani­feste sur­tout au niveau des impor­ta­tions du pays, dont elle a four­ni 17,2 % des besoins cette même année, devant le Nige­ria (13,5 %, essen­tiel­le­ment des hydro­car­bures), et loin devant la France, qui arrive troi­sième (10,7 %). La Chine demeure tou­te­fois un très modeste client de la Côte d’I­voire, dont elle n’a absor­bé que 2,9 % des expor­ta­tions en 2019, se clas­sant ain­si à la 14e posi­tion, loin der­rière les Pays-Bas qui se placent en pre­mière posi­tion, devant les États-Unis et la France. 

    Enfin, la diver­si­fi­ca­tion de l’é­co­no­mie ivoi­rienne devrait éga­le­ment se ren­for­cer avec le déve­lop­pe­ment atten­du du sec­teur tou­ris­tique, encore embryon­naire. En effet, et contrai­re­ment aux pays fran­co­phones que sont le Maroc et la Tuni­sie, deux des des­ti­na­tions phares du tou­risme sur le conti­nent, la Côte d’I­voire et plus glo­ba­le­ment l’A­frique fran­co­phone sub­sa­ha­rienne ont lar­ge­ment et lon­gue­ment délais­sé ce sec­teur à fort poten­tiel, fai­sant ain­si presque igno­rer au reste du monde l’exis­tence d’une faune, d’une flore et de pay­sages excep­tion­nels et com­pa­rables à ce qui peut être obser­vé dans cer­tains pays anglo­phones du conti­nent. Une situa­tion fort regret­table pour un pays qui ne manque pour­tant pas d’a­touts en la matière, notam­ment grâce à ses plages, ses parcs natio­naux ou encore sa basi­lique Notre-Dame de la Paix de Yamous­sou­kro (plus grand édi­fice chré­tien au monde, qua­si-réplique de la basi­lique Saint-Pierre de Rome, et dont l’exis­tence même est igno­rée par la qua­si-tota­li­té des chré­tiens des pays du Nord, y com­