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  • Theresa May et Brexit : la fin du dogme libéral ...

     

    Par Alexis Feertchak

    Les réflexions de Pierre-Henri d'Argenson dans cet entretien pour FIGAROVOX [9.08] pourront être utilement rapprochées des analyses de François Lenglet que nous avons publiées hier. Elles vont dans le même sens. Ici, Pierre-Henri d'Argenson commente la décision de Theresa May de créer un comité gouvernemental chargé de la stratégie industrielle du Royaume-Uni. Il y voit une rupture politique considérable qui met fin aux dogmes libéraux de toute-puissance du marché. Mais qui condamnera aussi, à terme, les rigidités de l'Union européenne. Et plus encore, le dogme mondialiste de répartition planétaire du travail : production manufacturière au Sud, économie dite de la connaissance pour les pays dits occidentaux. Ainsi, le vent est peut-être en train de tourner sur le monde : le monde des idées; mais aussi celui des politiques, des économistes et l'univers entrepreunarial. On nous excusera d'y insister mais ce qui est souligné dans ces entretiens, ce sont des évolutions ou révolutions d'une grande importance - pour nous quasi stratégique - que notre Ecole de pensée active ne peut ni ne doit ignorer. Elles comportent leur dose d'incertitudes mais surtout d'espoir. Ce n'est pas si courant.   Lafautearousseau

     

    Après avoir tenu un discours aux couleurs sociales lors de sa nomination à Downing Street, Theresa May a annoncé le 2 août dernier que son gouvernement allait lancer un grand plan de relance et de stratégie industrielles. Que pensez-vous de cette déclaration ?

    Theresa May n'a pas précisément annoncé de plan de relance, mais la création d'un comité gouvernemental chargé de mettre en œuvre une stratégie industrielle au service de l'emploi et de la réduction des inégalités (« an economy that works for everyone, with a strong industrial strategy at its heart »). Il ne s'agit donc ni de la traditionnelle relance budgétaire keynésienne ni d'un grand emprunt de soutien aux filières stratégiques, mais de la construction très colbertiste d'une politique économique, pilotée au plus haut niveau de l'Etat britannique, destinée non seulement à rebâtir les fondamentaux de son économie mais aussi à garantir que la richesse créée ne sera pas accaparée par les « privileged few », dixit Mme May.

    Cette annonce révèle donc en réalité trois ruptures profondes : la rupture avec le mythe de « l'économie de la connaissance », qui était au cœur de la « stratégie de Lisbonne » des années 2000, et qui pensait illusoirement fonder la croissance de l'Europe sur les seuls biens et services « à haute valeur ajoutée » et transférer sans dommages son industrie aux pays émergents. La rupture avec le dogme libéral attribuant au marché la capacité d'obtenir forcément de meilleurs résultats économiques que la planification étatique. Enfin la rupture avec le darwinisme social anglo-saxon, qui considérait comme légitime que le laisser-faire économique permette aux riches de devenir encore plus riches tandis que les laissés-pour-compte des friches industrielles s'installaient dans le chômage et la pauvreté.

    Le Brexit est-il synonyme pour les Britanniques d'un retour en force du volontarisme étatique, en rupture avec l'idée d'un monde politique en retrait en matière économique ?

    Concrètement, Theresa May vient de ressusciter le Commissariat général au Plan, ce qui ne manque pas de sel, s'agissant d'un gouvernement conservateur britannique supposément « libéral »… Nous n'y avons pas prêté attention, mais cela fait déjà quelques années que les excès du libre-marché mondialisé sont dénoncés par des intellectuels et des économistes au Royaume-Uni, ainsi qu'aux Etats-Unis, comme en témoignent les succès de Donald Trump et de Bernie Sanders. En 2014, le journaliste James Meek a publié un livre passé inaperçu en France, intitulé Private Island: why Britain now belongs to someone else où il dévoile comment les grands services publics britanniques (poste, réseaux ferrés, eau, logement social, électricité, santé) ont été privatisés au profit d'entités étrangères, avec des résultats globalement désastreux, faisant par-là le procès de vingt années de thatchérisme et de néolibéralisme. Le Brexit n'est donc pas seulement le fruit d'une manipulation populiste tombée sur son jour de chance, mais procède d'un mouvement profond de remise en cause des dogmes économiques sur lesquels les gouvernements libéraux, de droite comme de gauche, avaient assis leurs certitudes. Sans conteste, nous assistons là à une révolution économique et politique.

    Les patrons britanniques qui avaient été majoritairement hostiles au Brexit soutiennent ce plan de relance industrielle. C'est notamment le cas de l'Association britannique des fabricants (EEF), la principale fédération patronale de l'industrie britannique. On est loin de l'apocalypse annoncée avant le référendum. Que cela vous inspire-t-il ?

    Les patrons britanniques ont évidemment de bonnes raisons de se réjouir, pas seulement pour l'argent public qui sera à un moment ou un autre injecté dans leurs usines, mais surtout parce que cet argent pourra prendre la forme d'aides d'Etat jusque-là interdites par les traités européens. L'objectif affiché par Theresa May est parfaitement clair : redonner à l'économie britannique des avantages compétitifs décisifs dans la mondialisation, y compris, et même surtout, vis-à-vis de ses voisins du continent. En fait, le Brexit ne pose pas tant problème aux Britanniques qu'à l'Union européenne, qui craint dès à présent le jour où le Royaume-Uni, après avoir négocié un accord de libre accès au marché européen, fera en même temps jouer des mécanismes d'attractivité fiscale ou sociale qui ne manqueront pas d'exacerber d'autres velléités de sortie de l'UE.

    Le Brexit a immédiatement et symboliquement ébranlé les institutions européennes. Ne peut-il pas y avoir une seconde onde de choc si cette stratégie industrielle volontariste se transforme en succès économique et politique pour le Royaume-Uni ?

    Le Royaume-Uni va être observé à la loupe dans les années qui viennent, car ce sera un laboratoire de la renationalisation économique, de la réindustrialisation et des relations commerciales bilatérales. Si le succès est au rendez-vous, le Brexit sonnera le glas du postulat selon lequel la construction européenne ne peut s'accomplir que par l'homogénéisation totale des économies européennes sous la coupe de l'administration bruxelloise (les Etats américains ont, dans de nombreux domaines, des législations distinctes, cela n'empêche pas les Etats-Unis d'être la première puissance économique mondiale). Sur le plan extérieur, le Royaume-Uni va s'engager dans un cycle de négociations commerciales bilatérales où il tentera de préserver au mieux ses intérêts, secteur par secteur. C'est typiquement ce que nous ne pouvons plus faire, dès lors que la Commission impose à tous les Etats-membres des règles de concurrence et des accords de libre-échange qui ne sont pas forcément adaptés à chaque économie. D'une façon ou d'une autre, si la stratégie économique britannique finit par porter ses fruits, le cadre ultra-rigide de l'Union européenne apparaîtra comme intenable à de nombreux pays, à commencer par la France, en particulier si les Britanniques arrivent en sus à rééquilibrer le partage des richesses entre le monde ouvrier et les métiers surrémunérés du digital et de la finance.

    Au-delà de la question européenne, n'est-ce pas aussi la fin d'un monde, celui de l'ère ultra-libérale symbolisée par Margaret Thatcher et d'une mondialisation où les pays du Sud sont l'usine du pays et ceux du Nord les gardiens des savoirs et des technologies ?

    Oui, nous n'avons que trop tardé à prendre conscience de l'impossibilité de fonder une croissance économique durable sur cette répartition entre la haute technologie au Nord et les usines au Sud. Il y a deux raisons à cela : la première, c'est qu'elle suppose d'accepter, et donc de financer le chômage de masse de tous les gens qui ne trouvent pas leur place dans cette « économie de la connaissance », tout simplement parce que cette dernière nécessite peu de main d'œuvre (et encore moins à l'avenir, avec la robotisation-numérisation annoncée de nombreux métiers). La seconde, c'est que l'avantage technologique durable ne se conquiert qu'à la faveur d'investissements massifs dans la recherche fondamentale, non rentable pour le secteur privé (ce que font les Etats-Unis, entre autres, avec la DARPA). Pour financer ces investissements, vous avez besoin d'un secteur économique traditionnel qui fonctionne bien. Autrement dit, un pays dépourvu de base industrielle ne peut pas maintenir un avantage technologique de haut niveau, même dans les secteurs totalement numérisés. La force des pays émergents est précisément de pouvoir aujourd'hui concurrencer l'Occident sur presque toute sa gamme de produits à haute valeur ajoutée, après avoir aspiré son industrie manufacturière. Nous disposons certes encore d'avantages comparatifs, à commencer par un système éducatif de qualité, associé à une culture entrepreneuriale et créative, mais nous continuons en revanche d'être pénalisés par des schémas idéologiques périmés.   

    Pierre-Henri d'Argenson est haut-fonctionnaire, ancien maître de conférences en questions internationales à Sciences Po.  

    Alexis Feertchak           

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    François Lenglet : Avec Trump et le Brexit, c'est la mondialisation du protectionnisme !

     

  • POUTINE ET ERDOGAN A SAINT-PETERSBOURG ou la revanche de Carl Schmitt

     

    Par Mathieu Slama Publié le 09/08/2016 à 18h20

    Vladimir Poutine et Recep Erdogan viennent de confirmer avec éclat le rapprochement de leurs deux pays. Mathieu Slama, explique ici en lisant Carl Schmitt comment ces deux figures autoritaires sont une réponse à la dépolitisation du monde libéral [Figarovox, 9.08]. Qu'on veuille bien lire cet entretien et l'on comprendra pourquoi nous avons écrit le 27 mai dernier, à propos de son premier livre : « Nous prévenons les lecteurs de Lafautearousseau ; ces réflexions sont importantes. Il faudra être attentifs désormais aux publications de Mathieu Slama ! ». Nous confirmons. LFAR 

     

    205055832.jpgIl y a quelque chose de très peu surprenant, finalement, dans le rapprochement à l'œuvre entre le président russe Vladimir Poutine et le président turc Recep Erdogan. A y regarder de plus près, et en mettant de côté la relation historique entre la Turquie et les Etats-Unis, la Turquie d'Erdogan a infiniment plus de points communs avec la Russie de Poutine qu'avec l'Occident. Le rapport au sacré et à la tradition religieuse de leurs pays (orthodoxie pour Poutine, islam pour Erdogan), la dimension verticale (voire autoritaire) de l'exercice du pouvoir, le soutien massif (et visible) d'une population mobilisée: ces éléments rapprochent les deux hommes beaucoup plus qu'ils ne les séparent.

    On le sait, Poutine a engagé depuis plusieurs années un combat quasi-métaphysique contre la vision du monde occidentale libérale et universaliste. Il estime, non sans quelques arguments valables, que cette vision du monde méconnaît voire méprise ce qui constitue le cœur du politique, c'est-à-dire l'existence de communautés particulières inscrites dans des trajectoires historiques qui leur sont propres.

    Il y a dans ce discours, mais aussi plus généralement dans les attitudes de Poutine et Erdogan, des éléments qui font fortement écho aux thèses du grand juriste allemand Carl Schmitt (1888 - 1985), auteur d'un des livres de théorie politique les plus décisifs du XXème siècle, La notion de politique (1932 pour sa dernière version). Précisons, avant de poursuivre, que Schmitt s'est compromis de façon dramatique avec le nazisme, après avoir pourtant défendu la République de Weimar contre Hitler, et ce de façon incontestable au moins jusqu'en 1936.

    Que dit Schmitt ? Que le monde libéral méconnaît ce qui est au cœur de l'existence politique : la distinction ami - ennemi, c'est-à-dire la potentialité d'un conflit qui met en jeu l'existence même d'un peuple et d'une communauté. Pour Schmitt, l'individualisme libéral tel qu'il s'est développé en Occident est une négation de la politique car il introduit une « praxis politique de défiance à l'égard de toutes les puissances politiques et tous les régimes imaginables », « une opposition polémique visant les restrictions de la liberté individuelle par l'Etat ». Schmitt en conclut qu'il n'y a pas de politique libérale, seulement une « critique libérale de la politique ». Le système libéral, poursuit Schmitt, exige « que l'individu demeure terminus a quo et terminus ad quem » ; « toute menace envers la liberté individuelle en principe illimitée, envers la propriété privée et la libre concurrence se nomme violence et est de ce fait un mal ». « Le peuple », dans la conception libérale, « sera d'une part un public avec ses besoins culturels et d'autre part tantôt un ensemble de travailleurs et d'employés, tantôt une masse de consommateurs ». Dans cette perspective, « la souveraineté et la puissance publique deviendront propagande et suggestion des foules », c'est-à-dire qu'elles seront décrédibilisées. Avec le libéralisme démarre ce que Schmitt appelle « l'ère des neutralisations et des dépolitisations ». Il n'est pas non plus inutile de rappeler la première phrase célèbre d'un autre ouvrage de Schmitt, Théologie politique (1922) : « Est souverain celui qui décide de la situation d'exception ». Une conception de la décision politique fort éloignée, il va sans dire, de la conception de l'Etat de droit issue des théories libérales européennes.

    On comprend bien, à la lecture de cette critique très puissante du libéralisme, combien ces thèses résonnent fortement aujourd'hui. Le monde occidental s'est lentement mais sûrement dépolitisé, refusant de se confronter aux décisions fondamentales par peur de remettre en cause les libertés individuelles (il y a certes des raisons très profondes à cela, notamment les traumatismes liés aux expériences totalitaires du XXème siècle). La souveraineté politique, c'est-à-dire la capacité d'un peuple de décider de son destin historique et de s'opposer le cas échéant à d'autres peuples, a disparu pour laisser place à une conception universaliste du monde dans laquelle chaque individu appartient au genre humain avant d'appartenir à des communautés particulières. Mais, prévient Schmitt, « qui dit Humanité veut tromper ». « Le monde politique », ajoute-t-il, « n'est pas un universum mais un pluriversum » ; le cas contraire signifierait la disparition de l'Etat et du politique - et la domination d'une puissance sur toutes les autres. C'est là tout le cœur du problème de l'universalisme : l'Occident se prétend seul juge de ce qu'il faut faire et de ce qu'il ne faut pas faire, selon ses propres critères. Il suffit de constater la manière dont les Occidentaux réagissent à l'attitude d'Erdogan après le putsch raté - et la manière dont ils jugent, avec une constance métronomique, les penchants autoritaires de Poutine.

    Notre propos ici n'est pas de défendre Poutine et Erdogan. Néanmoins, chacun à leur manière (et avec des excès évidents qu'il ne s'agit pas de nier), ils incarnent une vision encore politique de l'histoire humaine. Ils refusent le modèle libéral occidental et assument un certain décisionnisme qui peut entrer en contradiction avec la protection de certaines libertés individuelles. Ils défendent la souveraineté nationale face aux ambitions universalistes occidentales. Erdogan a eu ce mot très symbolique après le putsch raté qui le visait : « La souveraineté appartient à la nation ». Et Poutine avait rappelé il y a quelques années que la souveraineté nationale était une condition de vie ou de mort pour les Russes. Les deux hommes d'Etat construisent une mythologie nationale fondée sur la potentialité du conflit et sur l'irréductibilité des communautés humaines (même si Erdogan, notons-le, retourne habilement contre l'Occident ses propres valeurs démocratiques, comme cette semaine dans un entretien étonnant dans le journal Le Monde).

    Schmitt avait cette formule frappante qu'il empruntait à un poète allemand : « L'ennemi est la figure de notre propre question ». Il n'est pas interdit, en effet, d'apercevoir dans Poutine ou Erdogan deux figures-miroirs qui nous confrontent à un immense et terrible renoncement : celui de la politique. 

    Mathieu Slama

    Essayiste
     
    Né en 1986, Mathieu Slama intervient de façon régulière dans les médias, notamment dans le FigaroVox sur les questions de politique internationale. Un des premiers en France à avoir décrypté la propagande de l'Etat islamique, il a publié plusieurs articles sur la stratégie de Poutine vis-à-vis de l'Europe et de l'Occident. Son premier livre, La guerre des mondes, réflexion sur la croisade de Poutine contre l'Ocident vient de sortir aux éditions de Fallois.
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  • Idées • Eric Zemmour : « L'homme qui n'aimait pas notre Révolution »

     

    Par Eric Zemmour

    Une réédition remarquable du classique de Burke. Depuis deux siècles, les droits de l'homme sont devenus  notre religion. Pour le meilleur et pour le pire. Surtout pour le pire, d'ailleurs, comme on le voit aujourd'hui. Deux remarques à propos de cette brillante recension d'Eric Zemmour [Figarovox - 2.11]. La première est que le terme conservateur - que revendiquent très couramment les intellectuels appelés souvent néo-réacs - n'a plus le sens péjoratif qu'il avait jadis dans les milieux royalistes ou patriotes (« c'est un mot qui commence mal ...»), il ne se rattache plus à l'idéologie libérale ou bourgeoise de la droite parlementaire, il signifie plutôt attachement à ce que nous aurions appelé en un temps, au sens profond, la Tradition.  A conserver ou à retrouver. Notre seconde remarque est une réserve lorsque Zemmour écrit que « les libertés anciennes ont été détruites en France par la monarchie elle-même ». Ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette affirmation doit, selon nous, être fortement relativisé : rien de comparable entre les libertés anciennes que la monarchie a pu détruire et l'œuvre du rouleau compresseur idéologique du jacobinisme révolutionnaire encore à l'œuvre aujourd'hui. Les plus ultras partisans de la décentralisation et des libertés se satisferaient volontiers aujourd'hui des libertés de toutes sortes dont était toujours hérissée la France à la veille de la Révolution.  Lafautearousseau    

     

    522209694.4.jpgC'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures soupes ; dans les grands textes du passé qu'on comprend le mieux la situation politique contemporaine. La dernière réédition du classique Réflexions sur la Révolution en France d'Edmund Burke l'atteste une nouvelle fois avec éclat. Il faut dire que le travail éditorial est admirable : préface brillante de Philippe Raynaud ; appareil critique exhaustif et passionnant ; sans oublier divers discours ou lettres de Burke qui attestent que, jusqu'à sa mort en 1797, celui-ci n'a jamais cessé de ferrailler contre notre Révolution.

    On se souvient de la thèse de Burke : les « droits de l'homme » n'existent pas ; il ne connaît que les « droits des Anglais ». On songe aussitôt à Joseph de Maistre, qui, lui non plus, n'avait jamais rencontré d'« hommes », mais des Italiens, des Russes et même, grâce à Montesquieu, des Persans. Ce ne sera pas la seule fois que le libéral conservateur anglais se retrouve sur la même ligne que le réactionnaire savoyard. Pas la seule fois qu'il inspirera tous les conservateurs avec son éloge chaleureux des « préjugés ».

    Pour Burke, les libertés sont un héritage, un patrimoine hérité de ses ancêtres. De sa tradition et de son Histoire. Burke est le premier à prendre « la défense de l'Histoire contre le projet révolutionnaire de reconstruction consciente de l'ordre social », nous explique notre préfacier didactique. Cette querelle dure jusqu'à nous. Nous vivons encore sous l'emprise de ces révolutionnaires qui ne se lassent jamais de « faire table rase du passé », pour qui tout est artificiel, tout peut être construit par volonté et par contrat, même la nation, même la famille, jusqu'au choix de son sexe désormais.

    Burke comprend tout de suite les potentialités tyranniques du nouveau quadrilatère sacré des concepts à majuscule : « Philosophie, Lumières, Liberté, Droits de l'Homme » ; et les violences de la Terreur qui s'annoncent, « conséquences nécessaires de ces triomphes des Droits de l'Homme, où se perd tout sentiment naturel du bien et du mal ». Burke tire le portrait, deux siècles avant, de nos élites bien-pensantes contemporaines qui n'ont que le mot « République » à la bouche, pour mieux effacer la France : « Chez eux, le patriotisme commence et finit avec le système politique qui s'accorde avec leur opinion du moment » ; et de ces laïcards qui réservent toute leur fureur iconoclaste au catholicisme, quel qu'en soit le prix à payer : « Le service de l'État n'était qu'un prétexte pour détruire l'Église. Et si, pour arriver à détruire l'Église, il fallait passer par la destruction du pays, on n'allait pas s'en faire un scrupule. Aussi l'a-t-on bel et bien détruit. »

    Burke est le père spirituel de tous les penseurs antitotalitaires du XXe siècle, en ayant pressenti que les hommes abstraits des « droits de l'homme » désaffiliés, déracinés, arrachés à leur foi et à leur terre, hommes sans qualités chers à Musil, seraient une proie facile des machines totalitaires du XXe siècle.

    Mais Burke, avec son œil d'aigle et sa prose élégante, est aussi passionnant par ses contradictions et ses limites. Burke parle d'abord aux Anglais de son temps. Il n'est pas un conservateur comme les autres. Il a pris le parti des « Insurgents » américains contre l'Empire britannique. C'est un libéral qui croit en une société des talents et des mérites. Mais il combat ses propres amis qui soutiennent les révolutionnaires français au nom d'une démocratisation des institutions anglaises. Burke se fait le chantre des inégalités sociales et rejette la conception rousseauiste de la participation des citoyens au pouvoir. Il n'est pas républicain ; il n'admet pas que la souveraineté nationale assure la liberté des citoyens. Il donne raison à Napoléon, qui écrira dans quelques années à Talleyrand : « La Constitution anglaise n'est qu'une charte de privilèges. C'est un plafond tout en noir, mais brodé d'or. »

    Il décèle avec une rare finesse l'alliance subversive entre gens d'argent et gens de lettres, qui renversera en France l'aristocratie d'épée et l'Église. Burke a déjà deviné ce que Balzac décrira. Mais il faut, à la manière des marxistes d'antan, lui rendre la pareille : Burke est l'homme de l'aristocratie terrienne anglaise qui s'est lancée dans l'industrie au XVIIIe siècle et entend bien soumettre politiquement les classes populaires pour permettre les conditions de « l'accumulation capitaliste ». Il défend une authentique position de classe. Mais sa position de classe donnera la victoire à l'Angleterre dans la lutte pour la domination mondiale.

    Burke est un conservateur libéral ; il accepte l'arbitrage suprême du marché ; il est proche d'Adam Smith et est le maître de Hayek. Mais comme tous les conservateurs, son éloge nostalgique de « l'âge de la chevalerie », de « l'esprit de noblesse et de religion », son émotion devant les charmes de Marie-Antoinette seront emportés comme fétu de paille par la férocité du marché, ce que Marx appelait « les eaux glacées du calcul égoïste ». Il ne veut pas voir ce que Schumpeter reconnaîtra : le capitalisme détruit « non seulement les arrières qui gênaient ses progrès, mais encore les arcs-boutants qui l'empêchaient de s'effondrer ».

    Burke est anglais et sa réponse est anglaise. Mais la Révolution de 1789 est française. La monarchie anglaise n'a pas eu la même histoire que la monarchie française. Les libertés anciennes ont été détruites en France par la monarchie elle-même. D'abord pour émanciper le roi de l'Église et des féodaux, puis, pour arracher le pays aux guerres de Religion. La Glorious Revolution de 1688 s'est faite au nom de la religion protestante et de la défense des libertés aristocratiques.

    Deux histoires, deux conceptions de la liberté. Mais Burke préfigure et annonce le sempiternel regret des libéraux français et de toutes nos élites depuis deux siècles : que la France ne soit pas l'Angleterre. Ce regret n'a jamais été consolé ni pardonné: après avoir tenté pendant deux siècles de corriger le peuple de ses défauts ; après s'être efforcées de l'angliciser, de l'américaniser, de le « protestantiser », les élites hexagonales ont fini par abandonner le peuple français à son indécrottable sort « franchouillard » et le jeter par-dessus bord de l'Histoire. Au nom de l'universalisme et des droits de l'homme. Burke avait eu raison de se méfier. 

    Réflexions sur la révolution en France. Edmund Burke, Les Belles Lettres, 777 p., 17 €.

    Eric Zemmour           

  • Société & Culture • Madame la maire, et ta sœur ? Une insulte à la langue et au sens communs

     

    Par Jean-Paul Brighelli 

    On s'éloigne ici passablement du thème de la politesse traité précédemment. Mais on a la verdeur de la langue de Brighelli, la vigueur de sa plume, la rudesse bienvenue, décapante, de son expression, pour moquer, non sans arguments sérieux et même techniques, la « féminisation des noms de métiers, fonctions grades ou titres », le féminisme vulgaire en général, et quelques autres choses encore qui abîment notre langue, bafouent notre culture ou avilissent notre société. Il emploie pour ce faire quelques vocables assez grossiers qui choqueront peut-être certains, mais le sont, pourtant, beaucoup moins, dans le fond, que ce qu'il dénonce. Il a bien raison de le faire et l'on s'en félicite.  Lafautearousseau  

     

    bonnetd'âne.jpg13 novembre 2016. « François Hollande et Anne Hidalgo, la maire de Paris, inaugure six plaques commémorant les attentats du 13 novembre 2015 » — disent les médias à l’heure même où j’écris.

    Passons sur le fait que les médias (ni les plaques commémoratives) ne précisent au nom de quelle idéologie des terroristes ont assassiné des gens au hasard des rues. Mais « la » maire…

    En décembre 1986, Frédéric Dard-San-Antonio sort la Fête des paires. L’occasion de rejouer en titre d’une ambiguïté maintes fois moquée dans l’œuvre du plus grand écrivain de langue française des trente dernières années du XXème siècle : j’ai encore le souvenir très vif d’un autre roman de la série où parlant de deux individus, il précisait : « Ils sortent du même maire, mais pas de la même paire »…

    Le 6 octobre 2014, Julien Aubert, député UMP, a été sanctionné financièrement pour avoir donné du « Madame le président » à Sandrine Mazetier qui présidait l’Assemblée ce soir-là. Rappelé à l’ordre, mais récidiviste malgré tout, Julien Aubert s’est entendu dire par son interlocutrice courroucée : « Monsieur Aubert, soit vous respectez la présidence de la séance, soit il y a un problème. C’est madame LA présidente ou il y a un rappel à l’ordre avec inscription au procès-verbal ». « Faites un rappel à l’ordre. Moi j’applique les règles de l’Académie française », lui a répondu Julien Aubert. Finalement sanctionné, l’élu du Vaucluse sera privé, pendant un mois, de 1.378 euros, soit le quart de l’indemnité parlementaire. 

    À noter que ce n’était pas le premier accrochage entre ces deux-là. Au mois de janvier 2014, Julien Aubert avait déjà appelé Sandrine Mazetier (qui proposa jadis de débaptiser les écoles maternelles parce qu’elles trouvait que l’adjectif réduisait la femme à sa fonction reproductrice) « Madame le vice-président » — ce à quoi le député de la huitième circonscription de Paris avait cru bon d’ironiser en répliquant à celui qui avait masculinisé son titre : « Monsieur la députée, vous étiez la dernière oratrice inscrite. »

    Trait d’humour, mais faute réelle contre la langue. « Député », lorsqu’il s’agit d’un représentant à l’Assemblée nationale, est une fonction, et si son genre apparent est le masculin, son genre réel est le neutre — le latin avait les trois genres, mais le français n’en a conservé que deux, confondant globalement le masculin et le neutre. Seules des féministes bornées (et non, les deux termes ne sont pas forcément synonymes, Madame de Merteuil est pour moi l’exemple-type dans la fiction de ce que peut être une féministe intelligente, et Elisabeth Badinter dans la vie réelle) l’idée de confondre le masculin — à valeur générique — et le mâle.

    L’Académie a d’ailleurs réagi à cette polémique picrocholine en précisant (« La féminisation des noms de métiers, fonctions grades ou titres », mise au point publiée le 10 octobre 2014) que si elle « n’entend nullement rompre avec la tradition de féminisation des noms de métiers et fonctions qui découle de l’usage même », « elle rejette un esprit de système qui tend à imposer, parfois contre le vœu des intéressées, des formes telles que professeure, recteure, sapeuse-pompière, auteure, ingénieure, procureure, etc., pour ne rien dire de chercheure, qui sont contraires aux règles ordinaires de dérivation et constituent de véritables barbarismes. » Et de rappeler que Georges Dumézil et Claude Lévi-Strauss, appelés dès 1984 en consultation au chevet des féministes outr(ag)ées, après avoir noté « qu’en français comme dans les autres langues indo-européennes, aucun rapport d’équivalence n’existe entre le genre grammatical et le genre naturel » (et l’on pouvait faire confiance à Georges Dumézil pour dire des choses exactes sur les langues indo-européennes), avaient déclaré :

    « En français, la marque du féminin ne sert qu’accessoirement à rendre la distinction entre mâle et femelle. La distribution des substantifs en deux genres institue, dans la totalité du lexique, un principe de classification permettant éventuellement de distinguer des homonymes, de souligner des orthographes différentes, de classer des suffixes, d’indiquer des grandeurs relatives, des rapports de dérivation, et favorisant, par le jeu de l’accord des adjectifs, la variété des constructions nominales… Tous ces emplois du genre grammatical constituent un réseau complexe où la désignation contrastée des sexes ne joue qu’un rôle mineur. Des changements, faits de propos délibéré dans un secteur, peuvent avoir sur les autres des répercussions insoupçonnées. Ils risquent de mettre la confusion et le désordre dans un équilibre subtil né de l’usage, et qu’il paraîtrait mieux avisé de laisser à l’usage le soin de modifier. »

    Les deux auteurs, non sans quelque malice, soulignaient d’ailleurs qu’en français, c’est le féminin qui est le genre « marqué », ou intensif — et le masculin le genre « non marqué », ou extensif. Et que « pour réformer le vocabulaire des métiers et mettre les hommes et les femmes sur un pied de complète égalité, on devrait recommander que, dans tous les cas non consacrés par l’usage, les termes du genre dit « féminin » — en français, genre discriminatoire au premier chef — soient évités ; et que, chaque fois que le choix reste ouvert, on préfère pour les dénominations professionnelles le genre non marqué. »

    En clair, non seulement « professeure » ou « auteure » sont des barbarismes répugnants, mais dire « la députée », « la ministre » — ou « la maire » — est une faute contre la République — en ce que justement la loi ne fait pas de différence entre les citoyens, et même qu’elle condamne toute discrimination à ce niveau. C’est ce qui a motivé en 1793 l’exécution d’Olympe de Gouges, qui outre ses tendances girondines avait, en proclamant « les droits de la femme et de la citoyenne », commis un crime contre le bon sens, confondant « l’homme » (« homo », en latin) de la Déclaration des droits de 1789 et le mâle (« vir »), objet de ses répulsions. Guillotiner était peut-être une sanction un peu lourde pour une confusion linguistique, d’autant que la Révolution avait omis de faire des femmes des citoyennes à part entière — mais le temps n’était pas aux demi-mesures.

    Loin de moi, bien entendu, l’idée d’infliger une peine aussi lourde aux journalistes du Monde ou de Libé, qui ont traité Theresa May de « première ministre » (et la seconde, c’est qui ?), au vice-président de l’Assemblée ou au ministre de l’Education — fonctions temporaires qui existeront après leurs actuelles détentrices. Si l’usage féminise volontiers les métiers, « il résiste à étendre cette féminisation aux onctions qui sont des mandats publics ou des rôles sociaux distincts de leurs titulaires et accessibles aux hommes et aux femmes à égalité, sans considération de leur spécificité. » Vouloir à toute force dire « vice-présidente » ou « la ministre » relève d’un sexisme borné qu’un sentiment républicain vrai doit éteindre dans l’œuf.

    Ces complaisances linguistiques sont l’écho servile d’un certain féminisme contemporain, promu par les « chiennes de garde » et par Mme Vallaud-Belkacem lorsqu’elle était ministre des Droits des femmes. Pas le féminisme des suffragettes, ni celui de Beauvoir ou même de Gisèle Halimi. Pas celui d’Annie Le Brun, surréaliste spécialiste de Sade (dont les héroïnes n’ont pas attendu Osez le féminisme pour « oser le clito »), qui défendant son pamphlet Lâchez tout (1977) le 10 janvier 1978 sur le plateau d’Apostrophes, dénonçait déjà « le terrorisme idéologique de la femellitude » et le « corporatisme sexuel qui nivelle toutes les différences pour imposer la seule différence des sexes ». Le féminisme imbécile de celles et ceux qui croient qu’un vagin qui monologue dit forcément des choses intelligentes — ou plus intelligentes que celles que lâche un type con comme une bite, si je puis ainsi m’exprimer.   

    PS. Ce qui précède est adapté d’un ouvrage sur la langue française écrit l’été dernier, qui aurait dû paraître en novembre, puis en février, et qui ne paraîtra peut-être jamais, l’éditeur tenant apparemment à me faire payer le fait que je n’applaudisse pas frénétiquement tout ce qui sort de la Gauche au pouvoir. Ainsi va l’édition en cette France démocratico-fasciste.

    Bonnet d'âne

    Le blog de Jean-Paul Brighelli

  • Vivre et mourir à Marseille ? Bienvenue dans la nouvelle France

     

    Une recension de Jean-Paul Brighelli qui anime le blog Bonnet d'âne hébergé par Causeur. Et un saisissant tableau !

     

    985859-1169345.jpgPoncif : les Marseillais ont avec leur ville une relation passionnelle. Amour et haine. Ils se savent différents. Issus — et ce n’est pas une formule — de la « diversité » : Provençaux, Catalans (un quartier porte leur nom), Corses (près de 130 000), Italiens divers et d’été, Arméniens réfugiés ici dans les années 1920, Pieds-Noirs de toutes origines, en particulier des Juifs séfarades, Arabes de tout le Maghreb, et depuis quelques années Comoriens (plus de 100 000) et Asiatiques — les Chinois occupent lentement le quartier de Belsunce comme ils ont, à Paris, occupé Belleville, au détriment des Maghrébins qui y prospéraient.

    Bien. Vision idyllique d’une ville-mosaïque, où tous communient — si je puis dire — dans l’amour du foot et du soleil…
    Mais ça, dit José d’Arrigo dans son dernier livre, ça, c’était avant.

    Dans Faut-il quitter Marseille ? (L’Artilleur, 2015), l’ex-journaliste de l’ex-Méridional, où il s’occupait des faits divers en général et du banditisme en particulier, est volontiers alarmiste. Marseille n’est plus ce qu’elle fut : les quartiers nord (qui ont débordé depuis lulure sur le centre — « en ville », comme on dit ici) regardent les quartiers sud en chiens de faïence. Et les quartiers sud (où se sont installés les Maghrébins qui ont réussi, comme la sénatrice Samia Ghali) se débarrasseraient volontiers des quartiers nord, et du centre, et de la porte d’Aix, et des 300 000 clandestins qui s’ajoutent aux 350 000 musulmans officiels de la ville. Comme dit D’Arrigo, le grand remplacement, ici, c’est de l’histoire ancienne. Marseille est devenu le laboratoire de ce qui risque de se passer dans bon nombre de villes. Rappelez-vous Boumédiène, suggère D’Arrigo : « Un jour, des millions d’hommes quitteront l’hémisphère Sud pour aller dans l’hémisphère Nord. Et ils n’iront pas là-bas en tant qu’amis. Parce qu’ils iront là-bas pour le conquérir. Et ils le conquerront avec leurs fils. Le ventre de nos femmes nous donnera la victoire. » « Les fanatiques, dit D’Arrigo, ont gagné la guerre des landaus ». Le fait est que partout, on rencontre des femmes voilées propulsant fièrement leurs poussettes avec leurs ventres à nouveau ronds. Si ce n’est pas une stratégie, ça y ressemble diablement. D’autant que c’est surtout l’Islam salafiste qui sévit ici. Et à l’expansion du fondamentalisme, observable à vue d’œil dans les gandouras, les barbes, les boucheries hallal, le « sabir arabo-français aux intonations éruptives issues du rap », les voiles, les burqas qui quadrillent la ville, répond un raidissement de la population autochtone — y compris des autochtones musulmans, ces Maghrébins de première ou seconde génération, qui, voyant la dérive des jeunes qui les rackettent et les menacent, en arrivent très consciemment à inscrire leurs enfants dans les écoles catholiques et à voter FN : « Ce sont les Arabes qui ont porté le FN au pouvoir dans les quartiers nord, pas les Européens ».

    Marseille est effectivement devenue terre d’Islam, Alger évoque sans rire la « wilaya de Marsylia », et, dit l’auteur en plaisantant (mais le rire est quelque peu crispé), ce sera bientôt « Notre-Dame-d’Allah-Garde » qui dominera la ville. Je l’ai raconté moi-même ici-même à maintes reprises. La burqa, ici, c’est tous les jours, partout. Au nez et à la barbe de policiers impuissants : il y a si peu d’agents de la force publique que c’en devient une plaisanterie.

    Et l’image que j’évoquais plus haut d’une ville cosmopolite est désormais clairement un mythe : Marseille est une ville où les diverses « communautés » s’ignorent (version rose) ou se haïssent — version réaliste. Marseille, ville pauvre où 50% des habitants sont en dessous du seuil d’imposition (contre 13% à Lyon, si l’on veut comparer), « n’en peut plus de ces arrivées incessantes de gens venus d’ailleurs, et venant ici rajouter de la misère à la misère ». Ici on ne se mélange plus. On s’observe, et parfois on tire. « Marseille est devenue une redoutable machine à désintégrer après avoir été durant un siècle une ville d’immigration et d’assimilation à nulle autre pareille. »
    Qu’il n’y ait pas de malentendu sur le propos de l’auteur. Il n’est pas dans la nostalgie d’une Canebière provençale et d’un Quai de Rive-Neuve où César et Escartefigue jouaient à la pétanque (un mythe, ça aussi). Il regrette la ville de son enfance (et de la mienne), où tous les gosses allaient en classe et à la cantine sans se soucier du hallal ou du casher, et draguaient les cagoles de toutes origines sans penser qu’elles étaient « impures ».

    Responsabilité écrasante des politiques, qui durant trois décennies ont systématiquement favorisé ceux qu’ils considéraient comme les plus faibles. Marseille a été le laboratoire de la discrimination positive, et aujourd’hui encore, les réflexes des politiciens qui financent des associations siphonneuses de subventions sont les mêmes. « On a substitué à la laïcité et à l’assimilation volontaire, qui naguère faisait autorité, le communautarisme et le droit à la différence ». « Cacophonie identitaire » et « défrancisation », « désassimilation ».

    Comment en est-on arrivé là ? L’auteur dénonce avec force la substitution, à des savoirs patiemment instillés, du « péril de cette époque insignifiante gavée de distractions massives : le vide, le vertige du vide ». Je faisais il y a peu la même analyse, à partir du livre de Lipovetsky.

    D’où la fuite de tous ceux qui, « dès qu’ils ont quatre sous, désertent la ville et s’installent à la campagne ». Vers Saint-Maximin, Cassis, ou autour d’Aix — ou plus loin : des milliers de Juifs par exemple ont fait leur Alya et sont partis en Israël, et les Corses se réinstallent dans les villages de leurs parents. Mais « dans ces conditions, des quartiers entiers de Marseille risquent de se ghettoïser. » Ma foi, c’est déjà fait.

    Et si la ville n’a pas explosé, c’est qu’il y règne un « ordre narcotique » auquel veillent les trafiquants, peu soucieux de voir s’instaurer un désordre peu propice au petit commerce du shit — une activité parallèle qui génère chaque année des dizaines de millions d’euros. L’Etat en tout cas n’existe plus déjà dans 7 arrondissements sur 16, où les gangs, narco-trafiquants infiltrés de djihadistes potentiels, font régner l’ordre — c’est-à-dire le désordre des institutions. Quant à l’école, « elle a sombré ». Effectivement, les truands ne voient pas d’un bon œil que certains leur échappent en tentant de s’instruire. D’ailleurs, ceux qui y parviennent sont les premiers à « quitter Marseille ».

    Les solutions existent — à commencer par un coup de balai sur cette classe politique phocéenne corrompue jusqu’aux os, qui entretient un système mafieux en attendant qu’il explose. La candidature d’Arnaud Montebourg en Mr Propre, évoquée par D’Arrigo, me paraît improbable : il n’y a ici que des coups à prendre. L’arrivée aux commandes de Musulmans modérés est plus probable : le Soumission de Houellebecq commencera ici.

    Et pour que les bonnes âmes qui croient que ce blog est islamophobe cessent de douter, je recopie, pour finir, une anecdote significative — mais le livre en est bourré, et Marseille en fournit tous les jours.

    « À la Castellane, la cité de Zinedine Zidane, les policiers sont appelés de nuit par une mère affolée. Sa fillette de 10 ans est tombée par mégarde du deuxième étage et elle a les deux jambes brisées. Il faut la soigner de toute urgence et la conduire à l’hôpital. L’ambulance des marins-pompiers et la voiture de police qui l’escorte sont arrêtées par le chouf [le guetteur, pour les caves qui ne connaissent pas l’argot des cités] douanier à l’entrée de la cité. Lui, il s’en moque que la gamine meure ou pas. Il va parlementer une demi-heure avec les policiers et les pompiers et les obliger à abandonner leurs véhicules pour se rendre à pied au chevet de la blessée. « Je rongeais mon frein, raconte un jeune flic qui participait au sauvetage, je me disais dans mon for intérieur, ce n’est pas possible, ces salauds, il faut les mater une fois pour toutes, j’enrageais de voir un petit caïd de banlieue jouir avec arrogance de son pouvoir en nous maintenant à la porte. Ce qu’il voulait signifier, ce petit con, c’était très clair : les patrons, ici, c’est nous. Et vous, les keufs, vous n’avez rien à faire ici… » »

    À bon entendeur…

    Faut-il quitter Marseille ? Prix : 18,00 €

     

    Jean-Paul Brighelli - Bonnet d'âne

     

  • L'aventure ... selon Charles Maurras, mission des intellectuels d'aujourd'hui ?

     

    Ce texte est la conclusion de l'Avenir de l'intelligence. Iimmense petit livre selon Boutang - qui fut édité en 1905, il y a 110 ans, et écrit alors que Maurras avait autour de 35 ans. Il n'y a pas d'analyses plus actuelles car leur souci est le salut de notre société en tant que civilisation. Elles envisagent la part essentielle que les intellectuels (ce que Maurras appelle l'Intelligence) pourraient y prendre. Retour à une pensée qui sauve, selon le mot de Boutang ? Mission de nous remettre sur le chemin qui mène chez nous selon l'énoncé de Platon cité par Jean-François Mattei ? C'est bien de cela qu'il s'agit.

    Nous avons souvent évoqué depuis quelques mois cette réaction conservatrice de nombre d'intellectuels importants, de droite et de gauche, fort différents entre eux, mais tous partie prenante d'une sévère critique de la société contemporaine et de notre système politique et médiatique, que nous voyons se développer, s'amplifier en France ces temps-ci.  

    Les deux derniers chapitres de l'Avenir de l'Intelligence précédant celui que nous publions, s'intitulent L'âge de fer - celui où nous sommes - et Défaite de l'intelligence - titre qui rappelle curieusement celui d'un des livres d'Alain Finkielkraut. Dans cette conclusion, Maurras décrit avec d'ailleurs quelque précision, ce qu'il appelle l'Aventure. Il y exprime une espérance et y envisage une forme de stratégie de réalisation de cette espérance qui devrait intéresser au plus haut point ceux pour qui toute pensée qui ne se traduit pas en actes est une défaillance. A dire vrai, nous dédions ce texte fondateur aux intellectuels français d'aujourd'hui. LFAR   

     

    À moins que…

    Je ne voudrais pas terminer ces analyses un peu lentes, mais, autant qu'il me semble, réelles et utiles, par un conte bleu. Cependant il n'est pas impossible de concevoir un autre tour donné aux mouvements de l'histoire future. Il suffirait de supposer qu'une lucide conscience du péril, unie à quelques actes de volonté sérieuse, suggère à l'Intelligence française, qui, depuis un siècle et demi, a causé beaucoup de désastres, de rendre le service signalé qui sauverait tout.

    Elle s'est exilée à l'intérieur, elle s'est pervertie, elle a couru tous les barbares de l'univers ; supposez qu'elle essaye de retrouver son ordre, sa patrie, ses dieux naturels.

    Elle a propagé la Révolution ; supposez qu'elle enseigne, au rebours, le Salut public.

    Imaginez qu'un heureux déploiement de cette tendance nouvelle lui regagne les sympathies et l'estime, non certes officielles, ni universelles, mais qui émaneraient de sphères respectées et encore puissantes.

    Imaginez d'ailleurs que l'Intelligence française comprenne bien deux vérités :

    • ni elle n'est, ni elle ne peut être la première des Forces nationales,

    • et, en rêvant cet impossible, elle se livre pratiquement au plus dur des maîtres, à l'Argent.

    Veut-elle fuir ce maître, elle doit conclure alliance avec quelque autre élément du pouvoir matériel, avec d'autres Forces, mais celles-ci personnelles, nominatives et responsables, auxquelles les lumières qu'elle a en propre faciliteraient le moyen de s'affranchir avec elle de la tyrannie de l'Argent.

    Concevez, dis-je, la fédération solide et publique des meilleurs éléments de l'Intelligence avec les plus anciens de la nation ; l'Intelligence s'efforcerait de respecter et d'appuyer nos vieilles traditions philosophiques et religieuses, de servir certaines institutions comme le clergé et l'armée, de défendre certaines classes, de renforcer certains intérêts agricoles, industriels, même financiers, ceux-là qui se distinguent des intérêts d'Argent proprement dits en ce qu'ils correspondent à des situations définies, à des fonctions morales. Le choix d'un tel parti rendrait à l'Intelligence française une certaine autorité. Les ressources afflueraient, avec les dévouements, pour un effort en ce sens. Peut-être qu'une fois de plus la couronne d'or nous serait présentée comme elle le fut à César.

    Mais il faudrait la repousser. Et aussi, en repoussant cette dictature, faudrait-il l'exercer provisoirement. Non point certes pour élever un empire reconnu désormais fictif et dérisoire, mais, selon la vraie fonction de l'Intelligence, pour voir et faire voir quel régime serait le meilleur, pour le choisir d'autorité, et, même, pour orienter les autres Forces de ce côté ; pareil chef-d'œuvre une fois réussi, le rang ultérieurement assigné à l'Intelligence dans la hiérarchie naturelle de la nation importerait bien peu, car il serait fatalement très élevé dans l'échelle des valeurs morales. L'Intelligence pourrait dire comme Romée de Villeneuve dans le Paradis :

    e ciò gli fece
    Romeo, persona umile e peregrina
     

    « et Romée fit cela,
    personne humble et errant pèlerin. »

    En fait, d'ailleurs, et sur de pareils états de services, le haut rôle consultatif qui lui est propre lui reviendrait fatalement par surcroît.

    Les difficultés, on les voit. Il faudrait que l'Intelligence fît le chef-d'œuvre d'obliger l'Opinion à sentir la nullité profonde de ses pouvoirs et à signer l'abdication d'une souveraineté fictive ; il faudrait demander un acte de bon sens à ce qui est privé de sens. Mais n'est-il pas toujours possible de trouver des motifs absurdes pour un acte qui ne l'est point ?

    Il faudrait atteindre et gagner quelques-unes des citadelles de l'Argent et les utiliser contre leur propre gré, mais là encore espérer n'est point ridicule, car l'Argent diviseur et divisible à l'infini peut jouer une fois le premier de ces deux rôles contre lui-même.

    Il faudrait rassembler de puissants organes matériels de publicité, pour se faire entendre, écouter, malgré les intérêts d'un État résolu à ne rien laisser grandir contre lui ; mais cet État, s'il a un centre, est dépourvu de tête. Son incohérence et son étourderie éclatent à chaque instant. C'est lui qui, par sa politique scolaire, a conservé à l'Intelligence un reste de prestige dans le peuple ; par ses actes de foi dans la raison et dans la science, il nous a coupé quelques-unes des verges dont nous le fouettons.

    Les difficultés de cette entreprise, fussent-elles plus fortes encore, seraient encore moindres que la difficulté de faire subsister notre dignité, notre honneur, sous le règne de la ploutocratie qui s'annonce. Cela, n'est pas le plus difficile ; c'est l'impossible. Ainsi exposé à périr sous un nombre victorieux, la qualité intellectuelle ne risque absolument rien à tenter l'effort ; si elle s'aime, si elle aime nos derniers reliquats d'influence et de liberté, si elle a des vues d'avenir et quelque ambition pour la France, il lui appartient de mener la réaction du désespoir. Devant cet horizon sinistre, l'Intelligence nationale doit se lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de beau avant de sombrer. Au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles lois de l'univers, pour le salut de l'ordre, pour la durée et les progrès d'une civilisation menacée, toutes les espérances flottent sur le navire d'une Contre-Révolution. 

     

    Charles Maurras

  • Les habits neufs du Président Juncker ... vus par Régis de Castelnau dans Causeur

     

    Nous sommes d'accord avec l'analyse qui suit. Nous entendrons par démocratique ce qui tient au sentiment profond des peuples et à la souveraineté des Etats. Et non pas ce qui tient de la démocratie idéologique à la française, au régime des partis, à la tyrannie de la doxa politico-médiatique, au Système ... LFAR

     

    J’ai appris qu’on surnommait « Juncker the drunker » le Président de la Commission Européenne. Surnom que sa jovialité active à base, d’embrassades, de claques affectueuses, et de mimiques intempestives semblent justifier. Il paraît que Tsipras avait prévenu François Hollande et Angela Merkel avant l’annonce du référendum. Mais pas Jean-Claude Juncker, « qui plongé dans un profond sommeil n’avait pas décroché ». En pleine montée de la tension dans la crise grecque, le président de la commission, probablement autour de 3 g, ronflait comme un sonneur. Finalement réveillé, il est arrivé tard pour exprimer chagrin et déception. Son vin gai est devenu triste. 

    Il est vrai que l’Union Européenne semble assez dévêtue, et le Président de la Commission avec. Jérôme Leroy a exprimé la surprise que l’on pouvait ressentir devant la violence des réactions du mainstream face à une démarche de simple bon sens démocratique. Celle d’un Premier ministre grec ayant reçu un mandat et souhaitant le faire revalider par son peuple. Et pour aussi sortir de l’ambiguïté et de la contradiction qui consiste, ce qui n’est pas nouveau concernant la Grèce, à vouloir le beurre et l’argent du beurre. Rester dans l’Europe et dans l’euro, et ne pas rembourser tout ou partie de la dette. 

    Mais les profiteurs s’inquiètent et jappent. Le retour de la politique et du fonctionnement démocratique par la fenêtre, ça provoque des courants d’air. Et ils ont peur de prendre froid. Cette brave Madame Lagarde, dont on apprend qu’elle a corrigé et raturé au stylo rouge les propositions grecques, ce qui en dit long sur son sens des convenances, n’a rien trouvé de mieux que de proférer cette énormité : « le référendum est illégal ». Pardon Madame? Contraire au droit européen? Ce dernier n’a rien à voir là-dedans, il s’agit d’une négociation entre un groupe informel (l’Eurogroupe) et le gouvernement d’un État pour tenter de trouver des solutions à une crise d’endettement. Cette négociation n’obéit à aucune règle juridique particulière que la Grèce aurait violée. Voulez-vous dire alors que le référendum serait illégal en droit interne grec ? Cette consultation ne concerne que les Grecs. De quoi vous mêlez-vous? Vous pouvez considérer qu’elle est inopportune, déloyale ou immorale, mais pourquoi proférer cette insanité ? 

    Parlons justement un peu de droit. Économistes,  financiers, politologues monopolisent le débat, ce qui est bien normal. Les juristes sont très discrets. C’est dommage, car en se référant au droit, on peut peut-être un peu approcher la réponse à la vraie question: « Quelle partie est-elle en train de se jouer ? » 

    La Grèce est en état « de cessation des paiements ». Son niveau d’endettement est tel qu’elle ne peut plus faire face. Lorsque quelqu’un se trouve dans cette situation, il est soumis à des procédures fondées sur des règles et des principes stricts. Dont l’objectif prioritaire est de le sauver. L’ensemble des dettes sont gelées jusqu’à la mise en place « d’un plan de redressement », permettant l’apurement d’une partie du passif et la poursuite de l’activité. Ce qui veut dire que les créanciers vont se manger des pertes. Et pour eux ce sera ça ou rien. Pour la période d’observation jusqu’à l’adoption du plan de redressement, les dirigeants sont flanqués de mandataires qui les surveillent et assument une partie de leurs responsabilités. 

    La notion de « période suspecte », permet de fixer la date de l’état de cessation de paiement. En remontant assez loin dans le temps. En conséquence, tout ce qui a été payé par la structure en difficulté pendant cette période doit lui être remboursé et « rapporté à la masse des créanciers ». Si ces règles étaient appliquées à la Grèce, cela pourrait créer quelques situations amusantes. Et en particulier jeter un éclairage sur la magouille Trichet/DSK de 2011. Alors que la Grèce était déjà manifestement insolvable, le FMI en violation de ses statuts lui a prêté  l’argent qui a servi à rembourser les banques françaises et allemandes lourdement exposées. Prêter de l’argent à une entreprise en difficulté porte un nom : « le soutien abusif ». En conséquence, la responsabilité des prêteurs est lourdement engagée. Usant d’un mauvais jeu de mots, on peut dire que DSK s’il n’a, bien sûr jamais été proxénète, est quand même « un souteneur… abusif ». Dont la responsabilité devrait être engagée. 

    Car, et c’est une autre des caractéristiques des procédures de faillite, on recherche les responsabilités. Celles des créanciers, celles des dirigeants dans la déconfiture. Banqueroute, faillite frauduleuse sont des délits dont la sanction permet d’appeler les auteurs en comblement du passif. En ce qui concerne la Grèce, non seulement il n’y a aucun moyen juridique de revenir sur le passé, mais il est quasiment interdit d’en parler. Qui a fait entrer la Grèce dans l’euro où elle n’avait rien à faire ? Qui a prêté, qui a dépensé ? No comment. 

    Ces principes juridiques et toutes ces procédures ne sont pas réservés aux seules entités privées. En France par exemple, les collectivités territoriales qui pourtant s’administrent librement en application de la Constitution ne peuvent pas fonctionner avec des budgets en déséquilibre. Si c’est le cas, le préfet, assisté par la Chambre Régionale des Comptes prend la main sur la compétence financière. Fixe les recettes (impôts et taxes) et engage les dépenses. Cette souveraineté limitée fonctionne jusqu’au retour à l’équilibre. Cela peut être ainsi parce que la France est un État unifié, ce que l’UE n’est en aucun cas. Ni de près ni de loin. Et c’est là que réside le nœud du problème. 

    J’avais dit dans ces colonnes ou se situait à mon sens la contradiction. Qui vient de se révéler brutalement dans toute sa nudité. Pas parce que le méchant Juncker et ses comparses eurocrates refusent le référendum. Mais parce que l’UE NE PEUT PAS l’accepter.  L’UE n’est pas un organisme démocratique. Elle n’est pas anti-démocratique, mais a-démocratique. Conçue comme telle par ses fondateurs et leurs continuateurs. Précisément, par méfiance vis-à-vis des peuples, pour faire échapper toute une série de questions à la délibération démocratique. La démocratie, c’est la moitié des voix plus une qui gouverne. Pour que la moitié moins une accepte, il faut qu’elle sache qu’elle pourra défaire ce que la majorité précédente a fait si elle même arrive au pouvoir. Dans l’UE, l’essentiel de ce qui devrait en relever est ossifié dans des traités à valeur constitutionnelle non modifiables. Circulez, il n’y a plus rien à débattre. 

    Sur le plan de la théorie constitutionnelle, c’est un drôle de monstre juridique quand même. Ni un État unifié, voire fédéral, ni une fédération ou un simple groupe d’États. Au-delà de la puissance de sa bureaucratie, l’Union n’est pas non plus une tyrannie, le prétendre au-delà de l’effet de tribune, ne serait pas très sérieux. On parle beaucoup du mandat démocratique dont disposerait Tsipras, beaucoup moins de celui, tout aussi démocratique dont dispose Merkel. Et on voit là, le retour du politique, où chacun défend fort normalement les intérêts de son pays. Sauf qu’il y a un rapport de force est que c’est l’Allemagne qui domine. Par sa puissance économique obtenue essentiellement par l’euro qui n’est qu’un Mark étendu. 

    Mais alors les rêveurs vont nous poser la question, comment faire pour que l’Europe puisse être démocratique. Et redevenir un idéal pour les peuples ? Malheureusement… 

    L’Europe des 28 constitue-t-elle l’espace pertinent de la délibération démocratique, une nation européenne avec un peuple européen ? Non. Une culture, une histoire, une civilisation, oui. Pas une nation. J’obéis aux normes que produit mon pays, parce que je n’ai pas le choix. Dans les rapports entre Etats, ce n’est pas la même chose. En dernière instance, les États-nations font ce qu’ils veulent, et les pouvoirs de Bruxelles n’existeront que tant que les nations qui composent l’Union le décideront. 

    Écoutons Charles de Gaulle que l’on interrogeait à propos du silence du traité de Rome sur la possibilité de sortie d’un pays : « C’est de la rigolade ! Vous avez déjà vu un grand pays s’engager à rester couillonné, sous prétexte qu’un traité n’a rien prévu pour le cas où il serait couillonné ? Non. Quand on est couillonné, on dit : “Je suis couillonné. Eh bien, voilà, je fous le camp ! ” Ce sont des histoires de juristes et de diplomates, tout ça. » (1). 

    On a qualifié de « moment gaullien » le choix par le Premier ministre grec du référendum. Que dire du choix conscient d’une éventuelle sortie de la zone euro et même de l’Union. On comprend que Juncker puisse se sentir trahi par Tsipras qui, jouant le rôle du petit garçon dans le conte d’Andersen, vient de lui dire qu’il était tout nu. 

     

    1. C’était de Gaulle d’Alain Peyrefitte – Tome II.

    * Photo : Virginia Mayo/AP/SIPA. AP21758038_000002.

    Régis de Castelnau - Causeur

     

  • Thierry Baudet : « La nation est le meilleur cadre pour traiter la crise migratoire »

    La crise des migrants ébranle l'Europe. En Allemagne, Angela Merkel affronte une opinion publique de plus en plus hostile. L'analyse de l'intellectuel néerlandais Thierry Baudet - dans un entretien pour FigaroVox du 8 janvier - ne peut manquer de nous intéresser. Voilà quelqu'un qui ne mâche pas ses mots, qui ne craint pas les remises en cause frontales, la rupture avec les modes et les conformismes. Il est vrai que les utopies qu'il dénonce ici avec force, talent et lucidité, ont commencé, depuis un certain temps déjà, de perdre leurs attraits. Thierry Baudet les ressent finissantes. A vrai dire, nous aussi.  LFAR    

    Dans votre livre Indispensables frontières vous estimiez qu'un des problèmes majeurs de l'Europe résidait dans son absence de frontières intérieures. Alors que la crise migratoire n'a toujours pas trouvé de solution, il faudrait revenir aux frontières intérieures ?

    Thierry BAUDET. - Absolument. Et pas seulement pour des raisons pratiques. Je pense que c'est un droit moral inaliénable pour les nations que de pouvoir décider seules de ceux qu'elles veulent accueillir et de ceux qu'elles ne veulent pas laisser entrer chez elles. Aucun aréopage bureaucratique supranational ne peut réclamer cette prérogative.

    La Convention de Schengen est entrée en vigueur en 1995. Plus de vingt ans plus tard, comment se fait-il que l'espace Schengen soit constamment comparé à une passoire ?

    Parce que Schengen est une passoire depuis l'origine. Non seulement des frontières ouvertes n'ont jamais résolu le moindre problème mais elles n'ont même pas été conçues pour résoudre un problème: comme l'euro, c'était une non-solution à un non-problème, le seul but, inavoué, étant de forcer les peuples européens à constituer des États-Unis d'Europe.

    La nation est-elle le cadre le plus adapté pour gérer la crise migratoire? Est-il envisageable que les 28 Etats de l'UE décident, d'un commun accord, de confier davantage de pouvoirs à la Commission en la matière ?

    Je pense que la nation est, en effet, le meilleur et même le seul cadre dans lequel la crise migratoire peut être traitée, tout simplement car c'est uniquement au niveau national que les responsables politiques ont autorité pour agir. En fait, la Commission européenne ne fonctionne que lorsqu'elle gère des dossiers non controversés, essentiellement non politiques. Chaque pays souhaite en réalité adopter une politique migratoire différente. Si l'Allemagne menace d'attirer à nouveau l'Europe dans l'abîme en raison de son complexe de supériorité (cette fois, supériorité de l'universalisme illimité et de l'humanitarisme), les autres pays devront se prémunir contre elle par l'élaboration de leurs propres politiques d'immigration et la défense de leurs frontières. Ce qui a d'ailleurs déjà commencé.

    La Suède et le Danemark ont rétabli un contrôle à leurs frontières, mettant un terme à soixante ans de libre circulation dans les pays nordiques. La Pologne ou la Hongrie subissent les critiques de Bruxelles visant l'autoritarisme de leurs gouvernements. Le rêve fédéraliste européen est mort ?

    Oui, heureusement ce rêve, ou plutôt ce cauchemar, est terminé. La vraie force de l'Europe a toujours été sa diversité politique et culturelle. Nous pouvons coopérer librement, nous pouvons avoir des règles de délivrance des visas très libérales, mais nous devons défendre la démocratie nationale et la primauté du droit, et ceux-ci ne peuvent exister qu'à l'échelon national, celui des peuples.

    Alors qu'une logique d'abolition des frontières pour faciliter la libre circulation des capitaux, des marchandises et des hommes anime la Commission européenne, que pensez-vous de la construction depuis 2014, financée en grande partie par l'Union européenne, d'un mur entre l'Ukraine et la Russie ?

    Je pense que la manière dont l'Union européenne (et les Américains) essaient de pousser la Russie le plus loin possible de l'Europe, est imprudent, peu judicieux et ne sert les intérêts de personne. Nous nous croyons toujours coincés dans l'ancien cadre de la guerre froide. Mais les temps ont changé, et la Russie peut être un allié important. Pourquoi essayons-nous de faire entrer la Turquie en Europe alors que nous bannissons la Russie ? Je ne vois aucune logique.

    En ce qui concerne l'Ukraine, notons que ce pays est profondément divisé, et que l'UE est bloquée sur l'idée incroyablement naïve que le nouveau gouvernement - qui a pris le pouvoir de façon illégitime par un coup d'Etat - incarne une sorte de Mai 1968 et que Porochenko s'inspirerait de John F. Kennedy. En réalité, nous sommes en partie responsables d'une guerre civile pure et simple, mauvaise pour l'Europe, mauvaise pour la Russie et pour l'Ukraine elle-même. Je ne vois vraiment pas de stratégie cohérente derrière tout cela.

    Doit-on à l'Union européenne le bénéfice de la paix qui existe en Europe depuis 1945? Sa gestion des questions économiques, diplomatiques et migratoires est-elle plus efficace et plus démocratique que celle des Etats-nations ?

    Tout d'abord, je pense qu'il est important de rappeler que ce discours sur l'Union européenne apporteuse de la paix est une absurdité totale. La paix après 1945 a été le résultat de plusieurs facteurs, au premier rang desquels il faut placer la guerre froide et la solidité protectrice de l'OTAN, la naissance d'une Allemagne démocratique puissante, ainsi que les développements technologiques et démographiques. Le fait que des «leaders» européens puissent prétendre être responsables en quoi que ce soit de la paix européenne témoigne de leur orgueil et de leur exceptionnelle arrogance.

    Deuxièmement, je ne pense pas que la démocratie puisse jamais exister à l'échelle continentale en Europe. Les cultures, les langues, les traditions politiques, les visions de la vie, tout est si incroyablement diversifié dans notre beau continent et c'est l'une de nos forces. Il est faux de dire que nous serions plus forts, économiquement et diplomatiquement si nous étions «un». Les gestionnaires disent toujours cela et c'est la raison pour laquelle ils veulent toujours plus de fusions d'entreprises, d'hôpitaux, de municipalités, d'écoles, et ... de pays. Mais ces fusions ne marchent jamais. Si la puissance était systématiquement liée à la taille, Singapour ne serait pas plus riche que l'Indonésie, la Corée du Sud plus riche que la Chine et la Suisse plus riche que la plupart des pays de l'UE! De telles absurdités sont symptomatiques de la propagande de l'UE et c'est un vrai scandale que tant de gens continuent à les prendre au sérieux.

    Alors que se profile un référendum sur le Brexit, la sortie du Royaume-Uni de l'UE, David Cameron parcourt l'Europe en quête de soutien des quatre séries de réformes qu'il exige de l'UE pour y maintenir le Royaume-Uni. Si les 27 autres Etats de l'UE consentent à modifier les traités européens pour satisfaire Londres, est-il imaginable que chacun essaie par la suite de les aménager suivant ses intérêts ?

    Je ne le pense pas. Et la raison se trouve dans l'histoire de l'Empire romain. Les sénateurs décidèrent de plébisciter non pas un représentant mais onze. Ceux-ci ne furent bien sûr jamais d'accord, de sorte que les sénateurs purent continuer à gouverner à leur guise. Jean Monnet, le cerveau du système européen, était bien conscient de cette vieille loi de la division pour mieux régner. Les différentes ambitions des différents Etats européens en vue d'éventuelles modifications des traités de l'UE vont se neutraliser. Il est ainsi impossible de réformer fondamentalement l'UE. Et le projet continuera donc jusqu'à ce que les nations soient assez courageuses ou exaspérées pour en sortir entièrement. Comme, je l'espère, la Grande-Bretagne le fera à la suite de son référendum et les Pays-Bas pourraient bien suivre.

    Le ministre des Affaires Etrangères Paolo Gentiloni a estimé le 8 janvier dans La Stampa que « L'Europe ressemble à un immeuble où les voisins se disputent entre eux. Sur le thème des accords de Dublin [texte juridique communautaire concernant les demandeurs d'asile], nous risquons de faire sauter Schengen ». Que pensez-vous de cette analyse ?

    Je pense que comparer nos grandes nations européennes, avec leurs grandes réalisations, leurs langues merveilleuses, leurs cultures, leurs traditions culinaires, leurs révolutions à de simples voisins d'immeuble est insultant et ridicule. Cela montre par ailleurs une profonde haine de soi, un phénomène dominant dans les élites culturelles et intellectuelles européennes, que j'ai appelé dans un de mes livres,Oikophobia, peur pathologique, ou aversion, de notre propre culture et de notre identité. L'Union européenne est le vecteur principal de cette pathologie, de cette carence auto-immune qui détruit l'Europe. L'UE détruit ce qui rend l'Europe unique et merveilleuse, à savoir sa diversité culturelle, ses démocraties, son organisation politique à échelle humaine et la fructueuse concurrence entre ses pays. Dès lors, l'ouverture des frontières est la manifestation de cette maladie mortelle. 

    Intellectuel néerlandais, Thierry Baudet enseigne le droit public à l'Université de Leyde. Il est l'auteur de Indispensables frontières. Pourquoi le supranationalisme et le multiculturalisme détruisent la démocratie aux éditions du Toucan.

    Entretien par Eléonore de Vulpillières            

     

  • Cologne : où sont passées les féministes ?

     

    Mathieu Bock-Côté voit dans les viols de Cologne la face cachée de la légende du « vivre-ensemble diversitaire ». Il s'étonne aussi du traitement médiatique de ces agressions massives. Il poursuit surtout sa dénonciation du multiculturalisme. Et sa défense des nations d'Europe. Une fois de plus, nous sommes en parfait accord avec le fond même de sa réflexion. LFAR

     

    3222752275.jpgL'information circulait depuis quelques jours sur Internet sans qu'on ne parvienne vraiment à la valider: y avait-il eu vraiment une vague massive d'agressions sexuelles sur les femmes à Cologne, la nuit de la Saint-Sylvestre, par des migrants ou des bandes d'origine étrangère ? Il a fallu que la rumeur enfle suffisamment pour que les autorités reconnaissent les événements et que le système médiatique consente à rendre compte du phénomène, dont on ne cesse, depuis, de constater l'ampleur, tellement les témoignages accablants se multiplient à la grandeur de l'Allemagne.

    On peut voir là une preuve de plus de la tendance du complexe médiatico-politique à filtrer les mauvaises nouvelles idéologiques qui peuvent, d'une manière ou d'une autre, compromettre la légende du vivre-ensemble diversitaire. Pour éviter que le peuple ne développe de mauvais sentiments à son endroit, on traitera les mauvaises nouvelles le concernant en les désamorçant le plus possible et en multipliant les mises en garde contre les amalgames. On les réduira à des faits divers, sans signification politique, et on ne commentera les événements qu'avec la plus grande prudence.

    On est loin du traitement de la photo déchirante du petit Aylan Kurdi mort sur la plage qui avait suscité une émotion immense dans les pays occidentaux, d'autant plus que les médias se livrèrent alors sans gêne à une séance de culpabilisation massive, comme si ce petit être au destin si atroce représentait à lui seul l'ensemble de la crise migratoire. À ce moment, l'amalgame était permis : tous les migrants étaient Aylan Kurdi. Chaque segment de la société devait céder à l'impératif humanitaire, ce qui n'est pas sans rappeler la formule d'Elie Halévy, qui voyait dans « l'organisation de l'enthousiasme » une marque distinctive du totalitarisme.

    Pour peu qu'on y réfléchisse, la nouvelle des agressions de Cologne représente l'envers absolu du grand récit de l'ouverture à l'autre, où ce dernier est chanté à la manière d'un rédempteur. On somme les sociétés occidentales d'embrasser une diversité qui pourrait les régénérer de l'extérieur, d'autant qu'elle serait toujours une richesse. On voit désormais qu'elle peut aussi prendre le visage d'une barbarie agressive, où des bandes organisées entendent imposer leur présence sur le territoire, avec la plus archaïque et la plus primitive des techniques de guerre, celle de la prise des femmes, à qui on indique qu'un nouveau pouvoir s'installe et qu'il s'exercera d'abord sur elles.

    C'est une régression civilisationnelle épouvantable qui heurte nos valeurs les plus intimes. La femme, ici, redevient une prise de guerre, comme un bien à prendre. On ne peut parler de simple délinquance. Qu'il s'agisse de bandes organisées ou non n'est pas l'essentiel. C'est d'une offensive brutale, dont on doit parler, où on cherche consciemment ou inconsciemment à faire comprendre à l'hôte qui est le nouveau maître des lieux. Il ne s'agit évidemment pas de faire porter la responsabilité de ces agressions à l'ensemble des migrants, ce qui serait aussi faux que cruel et imbécile. Mais manifestement, parmi ceux-ci, on trouve un nombre significatif de jeunes hommes qui arrivent en Europe avec une attitude conquérante et prédatrice.

    Le déni des cultures, qui laisse croire qu'il suffirait de quelques règles juridiques fondées sur les droits de l'homme pour permettre aux gens de toutes origines de cohabiter, pousse à une politique d'une irresponsabilité criminelle. Qu'on le veuille ou non, toutes les cultures ne sont pas interchangeables et elles peuvent entrer en friction. Une communauté politique est aussi une communauté de mœurs. Quoi qu'en pense Angela Merkel et les autres dirigeants de l'Europe occidentale, on ne fait pas entrer dans un pays des centaines de milliers de personnes aux mœurs étrangères sans provoquer un choc culturel ou si on préfère, un choc de civilisation.

    Devant cette agression, un désir de soumission avilissant se fait entendre. La mairesse de Cologne, Henriette Reker, a ainsi invité les femmes à adapter leurs comportements aux nouveaux venus. Elles devraient garder plus d'un bras de distance pour ne pas exciter des hommes qui ne sont pas encore habitués à la liberté sexuelle caractérisant la modernité occidentale. Les femmes sexuellement libérées sont-elles responsables de l'agression qu'elles subissent ? Henritte Reker les invitera-t-elle demain à porter le voile pour faire comprendre qu'elles respectent les nouveaux codes de la pudeur multiculturelle et qu'elles sont vertueuses ? Le multiculturalisme se présente ici plus que jamais comme une inversion du devoir d'intégration.

    On se demande ce qu'il faudra encore pour que les sociétés occidentales constatent à quel point l'utopie multiculturaliste pousse au désastre. Se pourrait-il que leurs élites politiques se croient engagées dans un processus inéluctable, pour le meilleur et pour le pire, et qu'elles se contentent, dès lors, de chercher à limiter ses effets néfastes. À bon droit, même si elles le font quelquefois avec une brutalité dérangeante, certaines petites nations d'Europe préfèrent fermer leurs frontières devant la déferlante migratoire, d'autant que le spectacle de l'immigration massive à l'Ouest de l'Europe n'a rien pour les convaincre des vertus de la société multiculturelle.

    Mais on ne leur permet pas. On connaît la doctrine de la souveraineté limitée, qui sous Brejnev, accordait une certaine autonomie aux pays sous sa domination sans leur permettre de s'affranchir du bloc de l'Est ou des principes du socialisme. L'Allemagne l'a récemment réinventée à l'endroit des petites nations d'Europe de l'Est qui ne voulaient pas se plier à l'impérialisme humanitaire germanique, comme si l'Allemagne voulait laver son passé en s'immolant au présent. Chaque nation, apparemment, devrait être entraînée dans cette mutation identitaire majeure à l'échelle d'une civilisation.

    Les gardiens du nouveau régime multiculturaliste ne veulent pas croire qu'ils pilotent allègrement nos sociétés vers quelque chose comme une guerre civile inavouée mélangée à un choc des civilisations. Ces termes sont peut-être exagérés - ou pas. Mais une chose est certaine, ce n'est pas en laissant croire que le régime multiculturaliste accouchera tôt ou tard d'un paradis diversitaire qu'on calmera les angoisses des peuples européens. Les tensions sociales se multiplieront. Cela nous ramène à la question première de la philosophie politique, soit la sécurité élémentaire des sociétaires. Celle des femmes européennes n'est manifestement plus assurée. 

    * FigaroVox [11.01.2016]

    Mathieu Bock-Côté                       

    Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie et chargé de cours aux HEC à Montréal. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille: mémoire, identité et multiculturalisme dans le Québec post-référendaire (Boréal, 2007). Mathieu Bock-Côté est aussi chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada.

     

  • JEUNESSE : LA FAILLITE MORALE DE LA GAUCHE

    par François Marcilhac 

    500021990.jpgJusqu’où la gauche descendra-t-elle ? Je ne parle ni des sondages ni des élections partielles, mais de sa faillite morale. Il ne s’agit pas des nombreuses affaires dans lesquelles elle est engluée. Le candidat Hollande, en 2012, avait fait de la jeunesse sa priorité.  

    Quatre ans plus tard, le gouvernement socialiste, incapable d’offrir un emploi aux jeunes Français, cherche à les appâter en libéralisant l’usage de la drogue. Fumez, vous ne penserez plus que votre avenir est bouché ! Qui dira après cela que Hollande, à douze mois de la prochaine présidentielle, ne fait pas à nouveau de la jeunesse sa priorité ? D’autant qu’un drogué est rarement inscrit au chômage et cherche plus rarement encore du travail. Il n’apparaît dans aucune statistique de Pôle Emploi : c’est gagnant-gagnant ! Alors que le Premier ministre annonçait en parallèle, le 11 avril dernier, une série de mesures en faveur de l’insertion professionnelle des jeunes pour un coût de 400 à 500 millions d’euros par an, Jean-Marie Le Guen, secrétaire d’Etat chargé des relations avec le Parlement, a souhaité sur BFM TV que « le Parti socialiste ouvre un débat sur la fin de la prohibition » du cannabis. Certes, ce médecin de profession reconnaît que le cannabis « est une très mauvaise chose pour la santé publique, en particulier chez les jeunes », mais, compte tenu de sa large consommation, « il faut peut-être aller vers des mécanismes de légalisation contrôlée ».

    Qu’en termes délicats ces choses-là sont dites ! Comme si la solution était de baisser les bras en encadrant le mal ! Comme si l’augmentation de la consommation de drogue n’était pas l’effet d’une situation anxiogène dû avant tout à la crise et au délitement social ? Est-ce d’ailleurs un effet du hasard si, dans le même temps et alors que l’ouverture, voulue elle aussi par le pouvoir socialiste, d’une salle de shoot dans le Xe arrondissement de Paris, adossée à l’hôpital Lariboisière, fait toujours débat, la Fédération française d’addictologie recommande dans un rapport rendu public lundi 18 avril 2016 que la consommation de drogue soit également permise dans les centres d’accueil pour toxicomanes ? Ce qui aboutirait à une dépénalisation de fait non plus seulement de la consommation des drogues prétendument douces, telles que le cannabis, mais aussi des stupéfiants les plus dévastateurs.

    Que la gauche en soit arrivée là en dit long sur sa déliquescence morale. Quelle déchéance que de ne proposer comme horizon à la jeunesse de son pays que la libéralisation du cannabis, l’ouverture de salles de shoot et l’assistance avec la création, dès 18 ans, d’un revenu minimum d’existence, en remplacement, au nom d’un égalitarisme simpliste, du maquis actuel des minima sociaux. Oui, la gauche paniquée par la perspective en 2017 d’un nouveau 21-Avril, ne gouverne plus : elle fait campagne, tous azimuts, cherchant à raccrocher, par tous les moyens, même nauséabonds, des électorats qu’elle croyait captifs et qu’elle voit lui échapper. La dégradation préméditée de l’instruction, à laquelle préside Najat Vallaud-Belkacem, certes entamée par ses prédécesseurs de droite et de gauche, mais accélérée de manière méthodique par l’actuel gouvernement, est une composante de cette politique en direction à la fois de la jeunesse et de certaines « communautés ». Un peuple mal instruit est plus malléable, notamment à ces discours de haine qui, sous couvert de vivre-ensemble, sont ceux du communautarisme militant.

    Même si cela n’a pas profité au candidat socialiste aux régionales en Île-de-France, il est toutefois patent que la gauche cherche à communautariser, voire à racialiser de plus en plus sa propagande, opposant la France « périphérique », constituée des Français de souche et des immigrés assimilés, à la « diversité », soutenue par ces dhimmis masochistes qui ont les moyens de s’enfermer dans leurs beaux quartiers et espèrent que leur argent leur assurera durablement la tranquillité au sein du grand remplacement civilisationnel qu’ils ont d’ores-et-déjà acté. Il en est des spots « Tous unis contre la haine » prétendant dénoncer le racisme comme des 2 000 affiches visant à condamner les discriminations à l’embauche : en insultant, tout en l’inventant comme catégorie économique et sociale, le « Français blanc » comme profiteur et raciste, ces deux campagnes gouvernementales en cours cherchent, par un racialisme grossier, à créer cet apartheid mental que Valls a infusé dans le discours politique en janvier 2015, dans le seul but d’opposer de manière irrémédiable deux électorats : d’un côté les Français périphériques jugés irrécupérables car désormais tournés vers le FN, de l’autre, la « diversité », électorat de remplacement en cours de constitution.

    Cette politique racialiste et communautariste de la gauche est d’autant plus violente qu’il lui faut réparer deux bévues qui lui ont aliéné un électorat qui lui avait été acquis en 2012 : sa politique étrangère de lutte contre le terrorisme islamiste entamée dès janvier 2013 au Mali, comme la politique sociétale — mariage pour tous, théorie du genre enseignée à l’école. Comme quoi, contrairement à ce que pensent des esprits courts au FN, qui risque de s’en mordre les doigts en 2017, la gauche sait, elle, qu’il n’y a pas de sujets « bonsaïs » en politique. Comment ne pas voir également que les propos de mars 2015 de Vallaud-Belkacem sur le porc comme « aliment confessionnel » étaient un message communautariste envoyé à certains jeunes ?

    Rien ne dit évidemment que cette tactique abjecte réussira. Les « quartiers » sont d’autant moins revenus dans le giron de la gauche qu’elle en a perdu de nombreux et que la droite molle et le centre tiennent désormais le même discours et pratiquent la même politique. Hollande, qui dévisse dans les sondages, a peur : plus généralement la jeunesse, quelles que soient ses origines, lui échappe. Celle qui vote destine ses voix en majorité à la droite parlementaire ou au Front national. La gestion des manifestations, notamment de lycéens, contre la loi El-Khomri, comme celle de Nuit Debout sur la place de la République à Paris, pâle reflet des Indignados espagnols du début des années 2010, est délicate. Il s’agit d’éviter avant tout la constitution d’un Podemos français.

    Les violences policières, encouragées par le pouvoir et occultées par les médias aux ordres lorsqu’elles étaient dirigées contre les pacifiques Manif pour tous ou autres Veilleurs, pourraient, cette fois largement médiatisées, faire à gauche le jeu des dissidents. C’est pourquoi le pays légal ferme les yeux, partout en France, sur les nombreux actes de vandalisme des antifâ et autres gauchistes qui, largement infiltrés, lui ont toujours servi de police supplétive. Laisser libre cours au vandalisme — les commerçants de Nantes, Rennes ou Paris en font régulièrement les frais —, dans l’espoir d’en rendre responsable et de réprimer l’adversaire qu’on jugera utile de désigner, les patriotes, évidemment, qu’on prétend en toute bonne conscience « citoyenne » interdire d’expression : cette politique d’une gauche aux abois est vieille comme la République. A Marseille, les locaux de l’Action française ont été ces jours derniers plusieurs fois vandalisés et nos militants menacés de mort par les idiots utiles du système, sans que cela inquiète autrement la police, voire avec une certaine complaisance des médias de l’oligarchie. L’évocation récurrente par le gouvernement d’un risque de guerre civile n’a rien d’innocent. Pour la gauche, sera « républicain » tout ce qui permettra son maintien au pouvoir. 

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    L’ACTION FRANÇAISE 2000

  • François Lenglet: « Notre continent n'est pas armé pour les intempéries actuelles »

    Pour le journaliste économique, auteur de La Fin de la mondialisation (éd. Fayard), l'Europe est démunie face à la conjonction des crises économique, migratoire et terroriste [Entretien Figarovox du 16.03]. Où en sommes-nous donc pour qu'une personnalité aussi avisée, médiatisée, professionnellement liée au politiquement correct, tienne de tels propos, se livre aux analyses qu'on va lire ? C'est nous semble-t-il que si « le vent souffle où il veut », comme il a été rappelé hier, joliment, dans nos commentaires, il ne souffle plus désormais sur le monde dans le sens qui était annoncé. Finkielkraut l'a dit : « nous vivons la fin de la fin de l'Histoire », cette utopie vulgarisée par Francis Fukuyama, japonais américanisé, il y a un quart de siècle. L'Histoire est évidemment de retour (n'étant jamais partieet le monde actuel bouillonne de conflits et de tragédies. Sans-doute sommes-nous aussi entrés dans un processus de fin de la mondialisation -  selon la thèse de Lenglet soi-même. Enfin, le mouvement de dislocation de l'UE, ici décrit par François Lenglet, est déjà en marche, ce qui n'est pas nécessairement, peut-être au contraire, une cause supplémentaire d'affaiblissement de l'Europe réelle. Deux réactions seulement au propos lucide de François Lenglet : la première est que nous ne voyons pas en quoi le Brexit changerait grand chose aux rapports utiles pouvant exister déjà entre France et Grande Bretagne : pour elle, dedans ou dehors est à peu près du pareil au même... La seconde tient à l'optimisme - à notre sens imprudent - de François Lenglet quant au renouvellement paisible de l'Allemagne ou Germania, par l'immigration. Nous verrons bien si ce renouvellement sera ou non paisible. De premiers signes apparaissent qui démentent cette hypothèse selon nous hasardeuse et même contraire aux enseignements de l'Histoire. Sinon ... accord assez général avec les présentes analyses de François Lenglet. Là aussi : signe des temps ! Lafautearousseau    

     

    XVM020cc0f8-eb9c-11e5-9545-c2bafd267b1f.jpgPour soutenir la croissance en berne de l'Europe, la Banque centrale européenne (BCE) vient d'abaisser le taux principal à 0%, s'attirant ainsi les foudres de Berlin. L'Europe n'est-elle pas déjà beaucoup endettée ?

    Ces politiques monétaires non conventionnelles sont des palliatifs. Elles ont permis de différer l'explication finale, c'est à dire le défaut de paiement quasi généralisé dans la zone euro et l'explosion de l'union monétaire. Mais elles n'ont rien réglé. Les dettes continuent de s'accumuler, alors que le pouvoir de la BCE s'affaiblit - c'est comme l'héroïne, il faut augmenter les doses à chaque fois. Et il est possible qu'on le fasse jusqu'à l'overdose, c'est-à-dire la crise de confiance à l'égard  de l'euro, non pas venant des marchés financiers, mais des acteurs de l'économie réelle, qui chercheront à s'en débarrasser. Le risque est donc plus élevé que jamais, même si les marchés financiers ne le perçoivent pas. Pour prolonger l'action de la BCE,  des voix éminentes nous enjoignent de « réformer » le marché du travail des pays membres. Mais c'est complètement illusoire de penser que la flexibilité ramène mécaniquement la croissance. Elle ne fait qu'augmenter la réactivité  de l'emploi à la conjoncture, à la hausse comme à la baisse. Si la conjoncture reste hostile, il n'y aura pas de miracle avec les réformes du marché du travail.

    Il y a pourtant des pays qui recréent  de l'emploi massivement, l'Espagne par exemple.

    Oui, l'Espagne a créé plus d'un million d'emplois, mais elle en avait détruit quatre pendant la crise. La France, sur la même période, en a détruit 700 000 seulement, alors que l'économie française est deux fois plus importante que celle de l'Espagne ! Même après une bonne année 2015, l'Espagne reste loin de son niveau d'emploi et de PIB d'avant la crise. Le seul exemple de reprise réussie en zone euro est l'Irlande, qui a fait près de 8 % de croissance en 2015. Mais c'est un pays tourné massivement vers l'export, et il a consenti des sacrifices inouïs, comme la baisse du salaire d'embauche des jeunes de 30 %. Sans compter sa politique fiscale non coopérative, qui siphonne les investissements du continent. De ce point de vue, l'Irlande est un flibustier.

    Le redressement économique de la Grèce est-il sur la bonne voie ?

    Non. La Grèce entame sa neuvième année de récession consécutive. Jamais un pays n'a connu une telle punition, sinon lors de guerres ou d'épidémies. Le pays s'enfonce dans la nuit, sans aucune perspective de redressement. Il va bientôt quémander un nouveau plan d'aide et l'annulation de ses engagements, comme tous les dix-huit mois. Son « sauvetage » aura coûté plusieurs centaines de milliards d'euros, en pure perte. Le pays est exactement dans le même cas de figure que l'Afrique francophone d'il y a vingt ans, plombée par un franc CFA qui était bien trop fort pour elle, et à qui l'on demandait des plans d'ajustement structurels stupides et inopérants. Il faut évidemment que  la Grèce sorte de l'euro, qu'elle dévalue et qu'elle convertisse sa dette en drachme, ce qui permettra de l'amoindrir, tout en restant dans l'Europe. Il faudrait rétablir une sorte  de SME, qui permettrait à la BCE de stabiliser le cours de la nouvelle drachme face à l'euro et d'éviter la panique. Faute de cela, le pays va se vider de ses ressources qualifiées, et devenir un parc d'attractions estival pour les Allemands, soutenu à grands frais. C'est triste.

    La sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne sera-t-elle le coup de grâce porté au continent ?

    Pas forcément. Il y a deux scénarios. Le mauvais, c'est que l'Angleterre nous laisse dans un tête-à-tête  avec l'Allemagne, alors que la France décroche au plan économique par rapport à son voisin. Nous avions fait l'union monétaire pour ceinturer  la puissance allemande, et elle l'a au contraire consacrée... Par ailleurs, nous perdrions beaucoup au départ  de Londres. La France et le Royaume-Uni ont fait leur révolution au même moment, industrielle pour les Anglais, politique pour les Français, deux événements jumeaux, au tournant  du XVIIIe siècle, qui ont forgé les outils  de l'essor de l'Occident. Ils se pensent dans le monde de la même façon, comme deux anciens empires. Enfin, par-delà l'agacement réciproque, Paris et Londres sont des partenaires militaires et stratégiques naturels l'un pour l'autre. Comme l'a dit récemment Manuel Valls, les deux pays ont toujours été côte à côte lors des désastres sanglants du XXe siècle. Ce n'est pas rien.

    Et l'autre scénario ?

    Ce serait le bon : que la sortie du Royaume-Uni conduise les autres membres à s'interroger sur cette Europe en crise : est-ce que cela vaut toujours  le coup ? À quelles conditions ? Et que voulons nous faire désormais ensemble ? L'ère de la bonne volonté européenne automatique est révolue. C'est la France qui va avoir le plus de mal à cette révolution mentale, car si elle n'a plus  la perspective européenne comme futur, elle redevient une puissance moyenne sur le déclin. Alors que l'Allemagne a au moins une stratégie de remplacement, avec la consolidation de son hinterland,  à l'est, en plein essor. Elle peut devenir  le centre d'une « Germania » industrielle, tout à la fois pacifique et puissante, renouvelée progressivement par l'immigration.

    La survie de l'Europe passe-t-elle par un système à deux vitesses, avec un noyau dur (mené par le couple franco-allemand) et des satellites ?

    Le statu quo est en effet difficilement envisageable. Parce que la construction européenne est un navire de beau temps, qui a été conçu et fabriqué pour naviguer dans une période de calme tout à fait inhabituel, la fin du siècle dernier. Il n'est pas armé pour les intempéries actuelles, comme la simultanéité des crises économique, migratoire, terroriste...  La meilleure preuve, c'est que l'on est revenu en quelques semaines seulement sur la libre circulation des personnes, avec le rétablissement des frontières nationales. Tout comme sur celle des capitaux, en Grèce et à Chypre. Alors, y a-t-il une stratégie de substitution à l'Europe actuelle qui soit collective ? C'est ce que vous appelez l'Europe à deux vitesses. Ce serait le retour à l'Europe  des Six, ou celle des Douze. Ce serait souhaitable, mais ce n'est pas le plus probable. La tentation va être forte  d'en revenir aux frontières nationales. 

    Entretien par Marie-Laetitia Bonavita            

  • Mathieu Bock-Côté : de Nice à Berlin, scènes du terrorisme ordinaire

     

    Par Mathieu Bock-Côté           

    « L'Etat islamique a revendiqué l'attaque terroriste contre le marché de Noël à Berlin. Le sociologue Mathieu Bock-Côté décrit cette scène d'attentat qui " avait quelque chose d'atroce et, en même temps, de terriblement banal". » [Figarovox, 21.12]. Mais les lecteurs de Lafautearousseau connaissent bien, désormais, Mathieu Bock-Côté, ils savent que ses analyses vont au fond des choses, à l'essentiel, et que sa pensée ne craint pas de transgresser la doxa dite de la modernité ou postmodernité. Il renvoie l'Europe à son identité la plus intime, à sa part chrétienne, même si elle en a perdu la conscience claire, à sa culture profonde, héritée de sa lointaine Histoire. Il ne voit guère d'autre solution que ce retour sur soi-même de la civilisation européenne, pour mener la bataille qui lui est, aujourd'hui, imposée. Ici, accord profond, une fois encore, avec Mathieu Bock-Côté.   Lafautearousseau

     

    3222752275.jpgLa scène avait quelque chose d'atroce et, en même temps, de terriblement banale. À quelques jours du 25 décembre, un camion se lance sur un marché de Noël de Berlin, tue une douzaine de personnes et en blesse une cinquantaine. On croit revivre les événements de Nice quand Mohamed Lahouaiej Bouhlel avait frappé le soir du 14 juillet. Là aussi, il s'agissait de semer la terreur dans un moment de réjouissance et de traumatiser la population. On peut imaginer la suite médiatique : certains diront que l'événement demeure un incident isolé. On chantera en chœur « pas d’amalgame ». D'autres se demanderont encore une fois si l'Occident ne l'a pas cherché, bien qu'on se demandera de quelle manière l'Allemagne a bien pu se rendre coupable d'une forme plus ou moins intransigeante de laïcité néocoloniale, pour emprunter le jargon à la mode. Le système médiatique, devant l'islamisme, cultive l'art du déni. Il déréalise les événements, les égrène en mille faits divers et empêche de nommer la guerre faite à l'Occident.

    Il faudra quand même réinscrire l'événement dans la séquence terroriste associée aux événements du Bataclan. Le terrorisme islamiste veut montrer qu'il peut frapper partout. Il ne vise plus seulement des « institutions », comme c'était le cas avec Charlie Hebdo, mais entend imposer sa loi n'importe où, en transformant un simple camion en bélier. N'importe qui peut être ciblé dans ces frappes aveugles. Dans la guerre totale menée contre la civilisation occidentale, il suffit d'appartenir à cette dernière pour être jugé coupable et condamné à mort. À Berlin, nous venons en fait d'assister à une scène de terrorisme ordinaire. Encore une fois, l'État islamique a revendiqué l'attentat. Qu'il ait été programmé de loin ou qu'il soit le fruit d'une initiative plus ou moins spontanée, on peut être certain d'une chose : la propagande islamiste hante la civilisation européenne et est capable d'exciter les passions mortifères des uns et des autres.

    Et pourtant, cette attaque n'est pas absolument aveugle. La frappe d'un marché de Noël ramène l'Europe à une part d'elle-même dont elle ne sait que faire : sa part chrétienne. C'est dans son identité la plus intime qu'on veut la frapper, ce sont ses racines les plus profondes qu'on veut toucher. Les symboles chrétiens sont de plus en plus souvent visés. On se rappellera que le communiqué de l'État islamique qui avait suivi les attentats du 13 novembre mentionnait que les Français étaient visés en tant que « croisés ». De même, l'assassinat rituel du père Hamel, en juillet 2016, ne laissait pas d'ambiguïté sur sa signification. Pour reprendre une formule convenue, c'est moins pour ce qu'ils font que ce qu'ils sont que les Européens sont mitraillés, égorgés ou écrasés. Sauf qu'ils ne sont plus trop conscients de cette part d'eux-mêmes. Ou du moins, lorsqu'ils en sont conscients, on le leur reproche et on les accuse de s'enfermer dans une identité étriquée, inadaptée à la diversité. Nos élites médiatiques ne tolèrent le procès de l'islamisme qu'à condition de le mener en parallèle avec celui de l'islamophobie.

    Car le monde occidental veut croire qu'on l'attaque parce qu'il est démocratique, moderne et libéral. Il s'empêche de comprendre ainsi qu'il existe une telle chose qu'une tension entre les cultures, entre les civilisations et même entre les religions : elles ne sont pas toutes faites pour cohabiter dans une même communauté politique. Le rôle du politique, dans ce monde, n'est pas de verser dans un irénisme multiculturel où tous devraient se réconcilier sous le signe d'une diversité heureuse mais bien de bâtir, de conserver et de protéger les frontières protectrices permettant aux peuples de persévérer dans leur être historique sans pour autant s'empêcher de multiplier les interactions fécondes entre eux. Avec raison, on refusera de réduire les affrontements du monde actuel à un choc de civilisation. À tort, on refusera de voir qu'ils relèvent au moins partiellement de cette logique. Ceux qui cherchent à penser à nouveaux frais la pertinence des frontières ne sont pas des vautours ou des démagogues instrumentalisant le malheur des peuples pour les replier sur eux-mêmes.

    L'Allemagne voit se retourner contre elle-même les conséquences prévisibles d'un humanitarisme débridé. On s'est moqué, au moment de la crise des réfugiés, de ceux qui redoutaient que parmi les convois de malheureux, ne se glissent des djihadistes attendant ensuite le bon moment pour frapper. Ce moment est peut-être arrivé. Mais les dérives de la politique des portes ouvertes ne sauraient se laisser définir uniquement par le terrorisme islamiste. Il suffit de garder en mémoire les événements de Cologne, en début d'année, pour qu'on comprenne les nombreuses dimensions d'une crise qui n'est pas à la veille de se résorber. L'époque des grandes invasions militaires a beau être terminée, il n'en demeure pas moins que les islamistes sont habités par un sentiment de conquête et croient pouvoir miser sur l'immigration massive pour s'imposer en Europe. Comment la civilisation européenne peut-elle réagir à cette mutation imposée si elle en relativise la portée ?

    Il ne sert à rien d'imaginer en un paragraphe ce que pourrait être une riposte à ce terrorisme ordinaire appelé à durer. Mais le monde occidental aurait tort de croire qu'il saura résister à sa dissolution culturelle ou politique en se contentant de répéter de manière rituelle ses prières pour chanter la gloire de la diversité. Manifestement, elle n'est pas qu'une richesse. Toutes les différences ne sont pas également appréciables. En fait, c'est peut-être en assumant ce qu'on pourrait appeler leur identité de civilisation que les nations européennes seront à même de trouver la force de mener cette guerre pendant les longues années qu'elle durera. Il n'est pas insensé de penser que c'est en se tournant justement vers la part d'elle-même qui est attaquée que la civilisation européenne trouvera peut-être la force de mener la bataille.  

    « La frappe d'un marché de Noël ramène l'Europe à une part d'elle-même dont elle ne sait que faire : sa part chrétienne. »

    Mathieu Bock-Côté      

    XVM7713ddbc-9f4e-11e6-abb9-e8c5dc8d0059-120x186.jpgMathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d'Exercices politiques (éd. VLB, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (éd. Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (éd. Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf.

      

  • Michel Rocard, François Mitterrand : on refait le match

     

    Par Mathieu Bock-Côté     

    TRIBUNE - Un hommage national est rendu ce jeudi à Michel Rocard. Mathieu Bock-Côté réfléchit ici, [Figarovox, 5.07] aux raisons de son destin avorté : homme de raison avant tout, il avait omis, contrairement à Mitterrand, la nature passionnelle et tragique du politique. Et la réflexion de Mathieu Bock-Côté distingue, une fois de plus, pensée traditionnelle et pensée moderne ou post-moderne. Il n'y a guère de doute pour nous que ses propres conceptions - culturelles, sociétales et politiques - le situent parmi les antimodernesLFAR

     

    3222752275.jpgLa mort de Michel Rocard a permis à la classe politique et médiatique de dire le bien qu'elle pensait d'un homme dont tous, à un moment ou un autre, ont reconnu les vertus et les talents. Avec raison, on a louangé un politique honorable. Ces bons mots n'étaient pas exempts de mélancolie: l'homme aurait pu avoir un autre destin et devenir président de la République. La gauche française, avec lui, se serait enfin modernisée et elle aurait même devancé le travaillisme britannique dans la mise en place de ce qu'on appellera plus tard la troisième voie. La France aurait aujourd'hui un autre visage et ne serait pas une société bloquée si la deuxième gauche l'avait pilotée.

    Le grand entretien récemment accordé par Rocard au Point témoignait de la richesse de sa pensée. Il traitait avec finesse bien des problèmes de notre temps, qu'ils touchent la France ou les équilibres planétaires. Qu'on endosse ou non ses analyses ou ses conclusions, on conviendra qu'ils dépassent le cadre étouffant et stérilisant de la pensée Twitter, qui domine aujourd'hui une classe politique aux ordres du système médiatique. Ce n'est pas sans raison qu'on lui prêtait encore récemment allégeance: il demeurait le symbole d'une autre gauche, qui aime se dire moderne et en phase avec son temps. On le révère un peu comme on a révéré Pierre Mendès France.

    Ce regret concernant le destin avorté de Michel Rocard s'accompagnait d'une explication: s'il était doué pour l'exercice du pouvoir, il l'était beaucoup moins pour sa conquête, à la différence de François Mitterrand, qui aura toujours eu le dessus sur lui, en bonne partie parce qu'il comprenait mieux les ressorts profonds et passionnels du politique. Le premier aurait été un super technocrate, le second un animal politique à l'ancienne. Dans la distribution des rôles, Rocard passe pour un perdant magnifique et Mitterrand pour une créature aussi cynique que séduisante. Il n'en demeure pas moins que c'est ce dernier qui passera à l'histoire et qui fascine encore les biographes.

    Mais ceux qui considèrent que la conquête du pouvoir est la part avilissante du politique le comprennent bien mal. Ils l'imaginent à la manière d'une simple instance administrative censée gérer une société faite d'hommes rationnels et raisonnables - ou du moins, d'hommes qui devraient l'être. Au fond d'eux-mêmes, ils rêvent au gouvernement des meilleurs qui devraient pouvoir s'épargner la pénible épreuve de l'élection. Ou oublie l'ancrage anthropologique du politique et les passions qui, naturellement, s'y déploient et poussent les hommes à l'action. La politique n'est pas qu'une entreprise de gestion rationnelle du social: elle met en scène des hommes, des passions et des projets qui jamais, ne pourront parfaitement se réconcilier.

    Rocard jouissait moins du pouvoir en lui-même que de l'action sur la société qu'il rendait possible. Il avait en tête un programme détaillé de réformes à renouveler sans cesse, dans la mesure où il faudrait toujours s'adapter aux exigences de la modernité, qui ne se laisserait jamais enfermer dans une définition étroite ou dans un stade définitif, qu'il faudrait désormais conserver. On ne saurait en dire autant de Mitterrand qui goûtait le pouvoir pour lui-même et qui le désirait en soi, comme s'il transfigurait l'existence, ce qui n'est probablement pas faux. On pourrait dire que ce dandy qui cultivait son personnage avait développé une esthétique du pouvoir, qu'il savait apprécier même sans enrobage idéologique. Cela n'est pas nécessairement très noble.

    Michel Rocard faisait preuve d'un très grand rationalisme politique. Les enjeux symboliques lui échappaient souvent. Sa compréhension peut-être déformée de ce qu'on appelle la question identitaire, qu'il s'agisse de l'immigration massive ou de la présence de la Turquie dans l'UE, à laquelle il était favorable, en témoignera. La France tel qu'il se l'imaginait était moins une patrie charnelle, avec plus d'un millénaire d'histoire, qu'une société moderne à planifier autrement et devant s'inspirer dans la mesure du possible du modèle scandinave. Ici aussi, sa vision du monde tranchait avec celle de Mitterrand, qui croyait aux profondeurs de l'histoire et même aux forces de l'esprit, même s'il s'est jeté aveuglement dans la construction européenne.

    On l'aura compris, il est difficile de revenir sur la figure de Rocard sans multiplier les contrastes avec celle de Mitterrand, tant les deux hommes avaient des visions absolument contrastées du pouvoir et de la nature humaine alors qu'ils se réclamaient les deux du socialisme. Les distinctions peuvent s'accumuler et il n'est pas certain qu'elles recoupent l'alternative trop facile entre le moderne et l'archaïque, comme l'ont souvent voulu les analystes de la politique française. Il est coutumier, aujourd'hui, de rappeler les origines droitières de Mitterrand. La chose s'est moins confirmée sur le plan des politiques que dans la conception de l'homme qui singularisait Mitterrand et dans sa personnalité fondamentalement monarchique.

    On connaît l'anecdote: Rocard, commentant la bibliothèque de François Mitterrand, se désolait de ne pas y trouver d'ouvrages en économie et en sociologie. On a compris qu'il le disait avec quelque mépris: un homme politique inculte économiquement devrait selon lui quitter le métier. Le propos choquait dans une France qui demeure une civilisation littéraire. Mais la perspective mitterrandienne n'était peut-être pas insensée. Avant de connaître la société à la manière d'un ensemble de structures complexes que l'on peut déconstruire et reconstruire technocratiquement, il faut connaître l'homme et les hommes. La littérature et la méditation sur les grands moments de l'histoire éduquent autant le prince qu'un traité des problèmes sociaux ou un manuel d'économie.

    Michel Rocard était admirable et mérite certainement ses louanges posthumes. Il représente une gauche soucieuse du réel et désireuse de le modeler plutôt que le fuir dans une utopie. Mais c'est en méditant sur son destin avorté et son rendez-vous manqué avec la France qu'on comprend mieux à quel point l'homme politique ne doit jamais être qu'un super technicien manipulant avec une science impressionnante les leviers de l'État. Ce qui aura manqué à Michel Rocard, c'était le sens du tragique et peut-être, tout simplement, du politique. En cela, il était le représentant exemplaire d'une gauche moderne, absolument moderne, à laquelle il aura voulu être fidèle jusqu'à la fin, pour le meilleur et pour le pire. 

    Mathieu Bock-Côté  

    Mathieu Bock-Côté est docteur en sociologie, chargé de cours aux HEC à Montréal et chroniqueur au Journal de Montréal et à Radio-Canada. Ses travaux portent principalement sur le multiculturalisme, les mutations de la démocratie contemporaine et la question nationale québécoise. Il est l'auteur d' Exercices politiques (VLB éditeur, 2013), de Fin de cycle: aux origines du malaise politique québécois (Boréal, 2012) et de La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007). Son dernier livre, Le multiculturalisme comme religion politique, vient de paraître aux éditions du Cerf.          

  • Le retour du peuple

     

    par Hilaire de Crémiers

    L’univers tel qu’ont voulu le façonner les dirigeants mondiaux au cours des dernières décennies, est en train de changer. Non sans conséquences.

     

    2771589182.jpgIl n’est pas douteux que le monde est traversé de nouveaux courants. Après la chute du communisme, il était de bon ton de croire que la planète était destinée à s’unifier et à s’uniformiser dans un vaste ensemble libéral où le commerce, en libre échange de plus en plus ouvert, serait l’âme d’une mondialisation heureuse, bénéfique à tous et à chacun, et où les progrès technologiques suffiraient à assurer une croissance continue. Bien sûr, les États-Unis qui avaient gagné la guerre froide, tenait un leadership naturel dans cette configuration en raison de son hégémonie, en tant que seule puissance mondiale capable d’interventions aussi bien militaires que financières sur l’ensemble du monde.

    Ils préservaient ainsi leurs intérêts, mais, apparemment, c’était au départ sans se douter des graves conséquences qui pourraient en résulter pour eux. L’interventionnisme tous azimuths fut, dans la plupart des cas, malheureux et terriblement coûteux. Les peuples n’entraient pas dans les schémas préconçus des stratèges américains et des technocrates mondiaux.

    Les citoyens des États-Unis, eux-mêmes, subirent peu à peu les contrecoups des crises mondiales, les destructions systématiques d’un libre-échangisme aux effets pervers, les réactions violentes d’une guerre monétaire qui devenait primordiale, les suites dramatiques d’une incapacité à contrôler les flux migratoires, enfin les folies d’une société où l’argent est devenu roi. Attentats, désastres financiers, échecs militaires, guerres indéfinies devinrent le lot de la grande puissance qui était censée imposer au monde son modèle démocratique. Toutefois, sous Bush comme sous Obama, le premier sous forme guerrière, le second sous forme pacifique, le même but restait en ligne de mire.

    La mondialisation heureuse

    L’Europe suivait dans cette voie et attelait son char au char américain. Elle adhérait a priori à tous les traités internationaux qui la contraignait à s’ouvrir toujours plus aux marchés mondiaux, c’est-à-dire essentiellement aux grandes multinationales, en espérant elle-même jouer à jeu égal avec de telles mastodontes. La concurrence devenait la règle universelle. L’Europe devait, toujours selon le même schéma, s’unir davantage, offrir des marchés de plus en plus vastes. La monnaie unique entraînerait à coup sûr l’union budgétaire, bancaire, financière, économique et politique, accélérant ainsi les processus commerciaux et donc augmentant la richesse.

    Telle était la pensée qui s’imposait et qui devenait par le fait même unique. Hollande, disciple de Jacques Delors, était le type même de ceux qui avaient appris cette leçon et la répétait par cœur indéfiniment. Tout était fait, bien sûr, pour le bonheur des peuples. L’Europe s’approfondirait en même temps qu’elle s’élargirait… jusqu’à la Turquie, pourquoi pas ?

    Le rêve bushien

    Il ne fallait pas désespérer du Proche et du Moyen-Orient. Le rêve bushien d’en faire un grand espace démocratique avait, certes, échoué ; l’important était de soutenir tous les printemps arabes, toutes les rébellions qui revendiquaient la justice et l’égalité. L’islam se pacifierait en s’adaptant au goût nouveau qui lui viendrait nécessairement, de la liberté religieuse et politique. C’en serait alors fini des querelles intestines et des volontés expansionnistes, sunnites autant que chiites.

    L’Asie serait bien obligée d’entrer dans la danse. Après quelques ajustements, ce serait chose faite. Le Japon sortirait de sa stagnation. Barack Obama veillait à ce que les États-Unis fussent à la tête de ce nouvel ensemble économique asiatique auquel il convenait de donner une tournure démocratique. L’Afrique, quand elle sortirait de ces luttes tribales d’un autre âge, ne pouvait que comprendre l’intérêt pour son continent entier de cette conception universaliste. Ses richesses, sa démographie lui préparaient une position exceptionnelle.

    Henry Kissinger fut en son temps l’apôtre de ces plans grandioses qui lui valurent le prix Nobel de la paix. Jacques Attali chez nous se fait le prophète de ce monde nouveau, d’au-delà des nations, où le nomadisme sera la condition naturelle de l’homme et le progrès son unique but.

    Restent la Russie et la Chine qui, incontestablement, échappent à ces visées. C’est la grande préoccupation des penseurs et des stratèges de cette mondialisation. Tout est donc fait pour contenir la Russie, par OTAN interposée, s’il le faut, pour la déstabiliser, l’acculer, la culpabiliser aux yeux de l’opinion mondiale en espérant là aussi fomenter une révolution « orange » dans le peuple conscientisé.

    De la même façon, l’idée est d’isoler la Chine tout en l’amadouant par le commerce, en attendant que les progrès démocratiques suscitent de l’intérieur les évolutions nécessaires.

    Tel était, tel est toujours le rêve.

    Le réveil des nations

    Et puis, voilà que la réalité se fait tout autre. Les peuples se mettent à aimer leurs frontières ; ils veulent retrouver leur histoire ; plus que la démocratie mondiale, ils cherchent leur identité ; ils aspirent à l’unité intérieure ; ils souhaitent un État protecteur et qui soit le garant de leurs libertés. Ils en ont assez des prétendues élites mondialisées, des systèmes de connivence des partis officiels et des hommes de pouvoir, de la verbeuse morale de ces immoralistes qui se sont hissés sur les chaires d’autorité et qui usent de leur pouvoir pour imposer leur conception et leur intérêt.

    On feint de s’étonner des succès d’un Donald Trump qui, peut-être, malgré tous les pronostics, sera le prochain président des États-Unis. La bien-pensance universelle le rejette. Il n’empêche que le milliardaire à la gouaille quelque peu vulgaire répond à un appel de l’Amérique profonde. Il exprime publiquement ce que le petit peuple pense. N’est-ce pas un signe des temps ? Aux États-Unis aussi ?

    Et, en Europe, il en est de même. Le Brexit fut un coup de tonnerre. Theresa May a décidé de « gérer ses frontières ». L’Angleterre veut rester une nation. En Allemagne, les coup de semonce électoraux ne cessent d’avertir Angela Merkel qui décide, du coup, d’installer des contrôles. La Bavière ne veut pas disparaître ni être submergée. L’Italie proteste après le faux accord de Bratislava ; elle ne veut pas être le pigeon de la politique allemande. Pas plus que la Grèce.

    L’Europe du Nord pareillement. L’Autriche a une résistance populaire énergique qui, peut-être, balaiera un gauchisme viennois irresponsable. La Hongrie brandit son identité ; tous les pays de l’est européen font de même. Pourquoi les peuples seraient-ils condamnés à disparaître pour faire plaisir aux hurluberlus de Bruxelles et de Washington, qui eux, bien payés et à l’abri des menaces, ne connaissent pas la crise ? Il n’est pas dit que l’Amérique du sud aussi ne puisse se retrouver dans des États dignes de ce nom.

    L’Asie, l’Afrique même, en dépit des rouleaux compresseurs du capitalisme mondial, n’échappent pas à ce besoin identitaire. La Russie poursuit sa course et retrouve sa puissance avec le régime qui lui convient. La Chine saura s’adapter mais défendra toujours sa singularité. Le Proche et Moyen-Orient, bien que bouleversé et déchiré par l’islam, n’a d’espoir de paix que dans des équilibres historiques qui se nouent sur des États. D’où l’erreur coupable de ceux qui cherchent à les renverser et qui ne font qu’aggraver les drames.

    L’œil qui parcourt la planisphère, en suivant de jour en jour l’actualité, ne peut être que surpris par les changements qui l’affectent en ce moment. Certes, ils ne sont pas exempts de dangers, mais ils signifient clairement la fin d’une certaine ère. Il convient de repenser la politique et la diplomatie. La France y sera contrainte, elle aussi, au risque de disparaître si elle ne fait pas elle-même la vraie et seule réforme qui s’impose, celle de son État qui n’est plus à la hauteur des enjeux du monde. 

  • Jean-Christophe Buisson : La stratégie de Mélenchon ressemble à celle de Lénine en 1917

     

    Entretien par  

    [Figarovox, 22.09]

    Appels répétés à la manifestation, refus d'alliance avec quiconque à gauche... Les méthodes et la rhétorique de Jean-Luc Mélenchon rappellent celles de Lénine, analyse Jean-Christophe Buisson. Pour lui, la prise de pouvoir par les Bolcheviques hante et inspire le chef des Insoumis. Une comparaison intéressante qui éclaire sur la personnalité de Jean-Luc Mélenchon.  LFAR

     

    4092689597.jpgVous avez écrit un livre sur l'année 1917. Peut-on considérer que le mouvement mené par Lénine cette année-là puisse inspirer Jean-Luc Mélenchon. Existe-t-il des correspondances ? 

    Militant trotskiste dans ses jeunes années, Jean-Luc Mélenchon connaît sur le bout des doigts les détails de la révolution russe de 1917. Je ne peux pas croire qu'il ne soit pas hanté, en cette période où on commémore le centenaire du coup d'Etat bolchevik, par la manière dont Lénine (flanqué de Trotski pour l'aspect militaire) a réussi à s'emparer du pouvoir politique au gré de circonstances qu'il a en partie favorisées.

    Ces circonstances, quelles sont-elles ? Durant l'hiver 1917, un vaste mouvement dégagiste naît en Russie : fatigue de la guerre et rébellion contre un commandement souvent incompétent et brutal (le pays compte près d'un million de déserteurs, d'« insoumis » refusant de continuer à servir sous les drapeaux impériaux), rejet d'un système politique autoritaire à bout de souffle, désir de changement réel, notamment dans les campagnes où prévaut une organisation quasi féodale, etc. Ce mouvement se cristallise en février-mars 1917 avec des manifestations populaires qui aboutissent au renversement de la monarchie russe. Lui succède un gouvernement provisoire qui maintient la révolution à un niveau « dantonien » : des terres sont redistribuées, un vaste assouplissement des institutions est organisé, la Russie maintient ses alliances militaires traditionnelles en continuant à faire la guerre aux empires centraux aux côtés des Alliés, etc.

    La révolution à petits pas, en quelque sorte. Or, pendant ce temps, que fait Lénine, dont tous les écrits montrent qu'il est obsédé par la figure de Robespierre et convaincu que seule une violence extrême peut accoucher d'un monde nouveau ?

    Lui-même, qui avait dit récemment craindre de ne pas voir de son vivant une révolution, revient en Russie grâce à la bienveillance des Allemands et s'installe comme premier opposant au pouvoir réformiste en place en prônant une véritable révolution, considérant que le régime en train de se mettre en place ne va pas assez loin dans le changement.

    Via les soviets de soldats, d'ouvriers et de paysans élus au printemps, les responsables bolcheviks, quoique minoritaires dans le pays (le parti ne compte que quelques milliers d'adhérents), harcèlent le gouvernement et encadrent les mécontentements sociaux qui se font jour dans le pays. On est alors un peu dans la France de l'été 2017…

    En quoi la terminologie de la France Insoumise rappelle celle de 1917 en Russie ?

    La violence de la terminologie, que relate dans ses détails Stéphane Courtois dans sa biographie éblouissante de Lénine, « inventeur du totalitarisme », est connue. Elle se résume en quelques idées qui sonnent avec une certaine familiarité à nos oreilles.

    Selon lui, la légitimité démocratique (sinon électorale) née de la révolution de février-mars doit céder le pas à celle de la rue, qui se manifeste quotidiennement dans des manifestations encouragées par les bolcheviks contre la faim, la guerre, les inégalités sociales, etc.

    Il est temps pour le peuple, dit-il, de « déferler » dans toute la Russie pour en finir avec le gouvernement provisoire bourgeois. Le but est de « conquérir le pouvoir » - par la force, s'il le faut.

    Selon Lénine, il y a eu une sorte de confiscation de la révolution qui n'a pas tenu ses promesses sociales. Un « coup d'Etat social » , en quelque sorte…

    Au-delà des vocabulaires qui se ressemblent, les situations sont tout de même extrêmement différentes. Est-ce que votre analogie n'est pas un peu forcée ?

    Comparaison n'est pas raison mais observons de près les choses et acceptons d'être un peu troublés.

    L'homme qui a accédé au pouvoir après la révolution dégagiste de février-mars 1917 s'appelle Alexandre Kerenski. Il n'a pas 40 ans, vient de la société civile (il est avocat), séduit les foules par sa jeunesse, sa beauté, son charisme, son aisance oratoire, son romantisme, son talent à se mettre en scène.

    Une fois nommé à la tête du gouvernement provisoire (après avoir fait partie du gouvernement précédent…), au début de l'été 17, il s'applique à réformer le pays mais en se refusant à un extrémisme socialisant. Au point que les membres du parti KD (constitutionnel-démocrate), de centre-droit, le soutiennent parfois.

    De l'autre côté de l'échiquier politique, que se passe-t-il ? A la tête d'un mouvement, je le répète, très minoritaire, Lénine suit une stratégie qui peut paraître étonnante  : pas d'ami à gauche. Plutôt que de s'attaquer frontalement à Kerenski, il n'a de cesse d'attaquer les rivaux de son propre camp (mencheviks, socialiste-révolutionnaires, etc) et de refuser toute alliance avec ceux que son ami Trotski, dans une formule célèbre vouera bientôt à « finir dans les poubelles de l'Histoire ».

    Son objectif ? Etre le seul à incarner une véritable opposition à Kerenski. Lénine est persuadé que celui-ci va devenir impopulaire par sa politique et sombrer dans une forme d'hubris qui détournera ses admirateurs de février de leur passion initiale. Et c‘est ce qui arrive.

    Ivre de son pouvoir, Kerenski multiplie les fautes. La plus remarquable : chasser brutalement de l'état-major de l'armée son chef, le général Broussilov - coupable de ne pas lui avoir envoyé une garde digne de son nom à la descente d'un train.

    On peut imaginer que Mélenchon trouve dans toutes ces anecdotes certaines analogies avec la situation actuelle. Quand celui-ci passe son temps à tancer ses concurrents à gauche (Hamon Laurent, etc), il est pour moi dans une stratégie très léninienne.

    Quel est l'objectif de cette stratégie ?

    D'abord, faire en sorte qu'il soit le seul adversaire digne de ce nom du pouvoir en place. La droite étant en pleine (et pénible) réorganisation, l'extrême-droite en train d'exploser, il ne lui restait qu'à imposer son leadership (fût-il provisoire) à gauche : c'est fait.

    Susciter une agitation sociale dans tous les secteurs de l'économie (fonctionnaires, retraités, ouvriers, jeunes, etc.) sans qu'il en apparaisse forcément l'organisateur: c'est fait - même si sa tentative de prendre le contrôle du syndicat étudiant UNEF il y a quelques semaines a échoué.

    Attendre que les mouvements de révolte sociale et syndicale coagulent et suscitent un rejet du gouvernement, créant les conditions d'une prise de pouvoir dans un minimum de violence (ce qui fut le cas en octobre-novembre 1917, n'en déplaise aux historiens marxistes décrivant la prise du Palais d'Hiver en geste héroïque quand elle n'aura mobilisé que quelques centaines de combattants, le pouvoir étant tombé alors comme un fruit mûr), ce n'est certes pas fait.

    Mais c'est sans doute le rêve de Mélenchon, 66 ans, qui n'a sûrement pas envie d'attendre quatre ans pour diriger la France. N'a-t-il pas lui-même dit qu'il ne se représenterait pas en 2022 à l'élection présidentielle ?

    En ce cas, comment compte-t-il accéder au pouvoir suprême sinon au bénéfice d'une situation de type de celle de la Russie de l'automne 1917 ?   

    Jean Christophe Buisson est écrivain et directeur adjoint du Figaro Magazine. Il présente l'émission hebdomadaire Historiquement show4 et l'émission bimestrielle L'Histoire immédiate où il reçoit pendant plus d'une heure une grande figure intellectuelle française (Régis Debray, Pierre Manent, Jean-Pierre Le Goff, Marcel Gauchet, etc.). Il est également chroniqueur dans l'émission AcTualiTy sur France 2. Son dernier livre, 1917, l'année qui a changé le monde, vient de paraître aux éditions Perrin.

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    1917, l'année qui a changé le monde de Jean-Christophe Buisson, Perrin, 320 p. et une centaine d'illustrations, 24,90 €.

    Vincent Trémolet de Villers

    Vincent Trémolet de Villers est rédacteur en chef des pages Débats/opinions du Figaro et du FigaroVox