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Maîtres et témoins (III) : Léon Daudet

Un autre Hugo (I) : chez Hugo, à Hauteville House.

Un autre Hugo (I) : chez Hugo, à Hauteville House.

Du chapitre VI (et dernier) de "Fantômes et Vivants", premières lignes du chapitre, pages 303 à 306 :

"J’ai fait à diverses reprises de longs séjours à Hauteville-House, la maison grise et triste que Victor Hugo habita pendant son exil à Guernesey.
Le premier de ces séjours fut dans l’été de 1885, quelques semaines après la mort du poète.
Les moindres détails m’en sont demeurés présents et je nous vois, Georges Hugo, Payelle et moi-même, feuilletant avec respect les livres dépareillés et annotés de la petite bibliothèque du dernier étage ou look out.
Une grande présence flottait encore parmi ces vestiges illustres. La voix forte et lugubre du vent semblait chargée de plaintes, mêlées à un tumulte glorieux. Les fantômes de la douleur et de la mélancolie, du travail acharné et de la colère, de l’amour et de la méfiance, montaient et descendaient en tapinois les escaliers amortis et masqués par de lourdes tapisseries en lambeaux.
Le vieillard au cœur sec, au verbe étincelant, à l’hypocrisie grandiloquente et raffinée, au désir sans cesse renaissant, hantait encore ces lieux qui avaient reçu ses confidences, ses bâillements de lion en cage, ses rugissements.
On y percevait, à ses côtés, le morose asservissement de son entourage : sa femme qu’avait désespérée au début le voisinage de Juliette Drouet, qui s’y était habituée peu à peu — car Hugo tablait sur l’accoutumance; sa fille Adèle, entrée, par la porte héréditaire et le désespoir d’amour, dans la folie précoce et durable. La malheureuse, née en 1830 a aujourd’hui quatre-vingt-quatre ans et elle vit internée depuis plus de cinquante ans ! Ses deux fils Charles et François, de caractère fort différent, également bons et intelligents et soumis aux volontés et à l’avarice de leur terrible bénisseur de père.
Imaginez l’existence en commun de ces quatre personnages, vivant chichement même quand sonna l’heure de la prospérité, soumis aux humeurs d’une maîtresse belle et despotique, invisible, mais présente à quelques pas, femme de théâtre et de ruse et qu’on imagine reprochant sans cesse sa solitude à son cher auteur.
Le roman de cette mort lente de toute une famille, soumise au génie et empoisonnée par lui, eût été certes plus intéressant que les "Travailleurs de la mer", sorte de Robinson manqué, où se trouvent cependant de beaux paysages, que l’ "Homme qui rit", œuvre hasardeuse et à demi démentielle, ou que "Les Misérables", ce répertoire moral du romantisme.
L’histoire vraie de l’exil de Hugo, telle que j’ai pu la reconstituer à travers les récits de l’entourage, notamment ceux de la touchante Mme Chenay, belle-sœur du maître, serait quelque chose de tragique et de comique à la fois.
Hugo était un tyran domestique, un égoïste forcené, mêlé d’Harpagon et de Tartuffe, recouvrant toujours d’un beau prétexte sa dureté ou sa sensualité.
Un trait le peint : il tenait vers la fin de sa vie un carnet de toutes ses dépenses. Sur ce registre, le chiffre de 40 francs, inscrit en face du mot "bienfait", à intervalles périodiques, attira notre attention. Or ce genre de "bienfait", information prise, témoignait simplement d’une rare verdeur de tempérament, conservée jusqu’à la fin par l’étrange bonhomme.
C’est parfait, mais par quel besoin intime de cabotinage sentimental inscrivait-il cette fonction à la colonne du cœur ?..."