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Maîtres et témoins (III) : Léon Daudet

Un autre Hugo (II) : description de la maison...

Un autre Hugo (II) : description de la maison...

Du chapitre VI (et dernier) de "Fantômes et Vivants", continuation immédiate des lignes précédentes, pages 306 à 311 :

"Voici comment m’apparut Hauteville-House en juillet 1885 :
Au rez-de-chaussée, la salle à manger, tapissée de faïences rares et belles qui se groupaient en un H gigantesque, au-dessus de la cheminée.
Un fauteuil, fermé par une chaîne de fer, représentait "le siège des ancêtres".
Une Sainte Vierge tenant dans ses bras l’Enfant Jésus était transformée en Liberté par les vers suivants :

"Le peuple est petit, mais il sera grand;
Dans tes bras sains, ô mère féconde,
O Liberté sainte au pas conquérant.
Tu portes l’enfant qui porte le monde."

C’est là une forme très typique de la sottise de Hugo. De même qu’il démolissait de beaux meubles anciens, dénichés habilement par lui chez les bric-à-brac, pour en composer des meubles extravagants, de même il détournait les objets, les symboles, les formules de leur destination traditionnelle et les adaptait à sa situation, à son cas, à sa personne, avec une tranquille impudeur.
À Hauteville-House, au lendemain de sa mort, sa vision du monde était ainsi très apparente : un Dieu vague, planant dans l’espace. Au-dessous, la terre, mue par quelques hommes de génie, bons en tant qu’écrivains, ou méchants en tant que conquérants. Au centre des premiers, les dépassant tous, lui, Hugo. Au-dessous encore, les peuples, masse auguste et sage, mais martyrisée par les rois, les empereurs et les prêtres.
Le jeu consistait pour Hugo, représentant des génies et délégué de Dieu, à briser les entraves des peuples. Il s’en acquittait verbalement chaque jour, de cinq heures du matin à midi, sans débrider.
Au rez-de-chaussée encore, une salle de billard; un salon dit des "tapisseries", orné de tableaux de famille par Louis Boulanger — notamment une Mme Hugo au grand front, aux yeux placides; une petite pièce renfermant une peinture de diableries flamandes, dans le genre de Breughel le Vieux, qui nous frappait vivement, Georges et moi, alors jeunes gens.
Au premier étage, deux luxueux salons : l’un rouge, orné d’admirables broderies de jais, représentant des fables, et d’un baldaquin en lampas frangé d’or, soutenu par six esclaves grandeur nature, qui de l’autre main supportent des torchères.
Le second salon, bleu, d’un style plus simple, prolongé par une terrasse donnant sur la mer.
Au deuxième étage : la galerie de chêne, toute en bois sculpté et travaillé, attenant à une "chambre de Garibaldi" où Garibaldi n’a jamais couché, et pour cause.
Au troisième étage, le look out vitré; trois pièces exiguës, étouffantes en été, glaciales en hiver, ornées de panneaux peints représentant la légende du beau Pécopin, où Hugo couchait et travaillait sur un matelas au ras du sol. Car il vivait dans une inspiration perpétuelle, assailli par tous les démons du rythme, de la métaphore, de la syntaxe, se délivrant d’eux sur des bouts de papier de toutes formes et de toutes couleurs, à l’aide de l’écriture et du dessin.
Sa méthode de dessinateur, très conforme à sa méthode de poète, consistait à jeter de l’encre sur du papier, puis à modeler, et développer le hasard de la tache, en y laissant jouer la lumière par les blancs.
Il avait le pâté sublime. Néanmoins ce procédé le contraignait à représenter invariablement des burgs au clair de lune, des pendus également au clair de lune, ou des grotesques à longue barbe, tels que "son ami de cœur, nommé Goulatromba."

"Homme de qui jamais un juron ne tomba."

Cette demeure déjà hétéroclite par sa composition et l’assemblage des styles, était en outre remplie de devises, quelques-unes formant calembour.
Une d’elles, adressée à Vacquerie, était ainsi conçue :
Ora, i, clama.
C’est-à-dire : Prie, Va, Crie… Horrible ! D’ailleurs si Vacquerie eût adressé au ciel une prière, c’eût été sans doute pour lui demander de le débarrasser, par les voies les plus rapides, du rayonnement de la gloire de Hugo.
Ne pouvant l’effacer, cette gloire, il s’était collé à elle ; mais j’ai toujours pensé — et je n’étais pas le seul — que cette fameuse amitié n’avait été qu’une haine de près.
Un grand nombre de portraits de Hugo et des siens, la plupart sur verre, dits daguerréotypes, nous apparaissaient à mesure que nous faisions, en nous émerveillant, l’inventaire de la coquille phénoménale du plésiosaure de Guernesey.
La plupart le représentaient, lui, dans le plein de sa force et de sa tension, fort différent du patriarche, attendri entre ses petits-enfants, qu’a conservé et transmis la légende démocratique.
Imaginez un front immense et bombé d’hérédo; suspendue à ce front, une face dure et glabre aux lèvres minces, tenant du mauvais prêtre et du cabotin; entre ce globe et ce masque, les conjoignant, deux yeux implacables et bleus, visionnaires froids de la réalité. Là-dessous un corps trapu mais petit, fait pour porter des poids considérables, y compris celui des années.
Tel était, avant l’heure sénile et adoucie, le puissant individu que le gouvernement impérial condamnait à la solitude et au repliement sur soi-même.
Je le définirais un animal verbal, chez qui l’instinct comprimé s’échappait en périodes et en images, sans aucune reprise de ces jets impétueux par la raison.
Autour de lui, dans ces mêmes photos, les siens : sa malheureuse femme, ses fils engourdis par l’exil, sa fille Adèle, héritière du front et du masque. Tous semblaient dominés, écrasés, aplatis, réduits au rôle de subalternes, de souffre-génie.
On sent bien, devant ces images, que, sans Juliette Drouet à sa porte, il aurait certainement éclaté..."

Illustration : A Hauteville House, Victor Hugo transforma entièrement la maison, abattit des cloisons, et fit notamment construire sur le toit le "look out", ce belvédère vitré qui devait devenir son cabinet de travail...
Par temps clair, il pouvait apercevoir, au loin, les côtes de France.