1922 : "Le stupide XIXème siècle"...
Avant-propos En manière d'introduction
"...Essayons auparavant de situer le xixe siècle en France, quant à ces vastes mouvements de l’esprit humain, comparables à des lames de fond, qui déferlent, au cours de l’histoire, sur les sociétés, et dont l’origine demeure obscure, comme celle des grandes conflagrations, invasions ou tueries où elles atterrissent et qui en paraissent les chocs en retour.
Le moyen âge français est dominé, quant à l’esprit, par l’incomparable scolastique — dont nous commençons à peine à retrouver les linéaments — et par saint Thomas d’Aquin ; quant à la pierre, par les cathédrales ; quant au mouvement, par les Croisades, dont l’aboutissement est Jeanne d’Arc. Car la vierge héroïque est issue de cet immense frisson fidèle.
Puis vient la Renaissance, personnifiée chez nous par ces trois noms : François Ier (avec sa prodigieuse couronne d’artistes, de poètes, d’érudits), Rabelais, Montaigne et ce qui s’ensuivit. Si cette époque nous est mieux connue que le moyen âge, elle est loin cependant de nous avoir livré ses secrets et sa filiation. Car la révélation d’Aristote par saint Thomas n’est-elle pas l’origine de la Renaissance ?
Maintenant voici la Réforme, avec Luther, Calvin, l’assombrissement de l’esprit européen par la négation du miracle, finalement la déification de l’instinct et de la convoitise brute. De la Réforme sortent Rousseau à Genève et Kant à Koenigsberg. Ce dernier ébranle la raison occidentale par cette exhaustion de la réalité qui s’appelle le criticisme transcendantal, et en niant l’adéquation de la chose à l’esprit, du monde extérieur au monde intérieur.
À la Réforme succède la Révolution française, directement inspirée de Rousseau, puis de l’Encyclopédie. C’est la fin du xviiie siècle et aussi l’aurore sanglante du xixe . Examinons ce dernier, enfant et jeune homme (1806 à 1815), puis adulte (1848), puis vieillissant (1870), puis moribond (1900 à 1914). Car il faut tenir compte du décalage de quelques années, entre la morne et fatale Exposition de 1900 et la grande guerre, comme du décalage des débuts, entre le Directoire et l’assiette de l’Empire. Les siècles ont, comme les gens, une part de continuité héréditaire et une part d’originalité, un moi et un soi. Je renvoie, pour cette démonstration, à l’Hérédo et au Monde des Images.
Quelle est la part du moyen âge, dans l’esprit et le corps du xixe siècle français ? Entièrement nulle. Le xixe siècle court après une philosophie de la connaissance, c’est-à-dire après une métaphysique, sans la trouver. Car le kantisme est l’ennemi de la connaissance, puisqu’il en nie le mécanisme essentiel (adœquatio rei et intellectus). Le xixe siècle n’a pas d’architecture, ce qui est le signe d’une pauvreté à la cime de l’esprit, et aussi d’un profond désaccord social entre le maître d’œuvres et l’artisan. Le xixe siècle n’a pas de mouvement, dans le sens que je donne à ce mot, en parlant des Croisades et de Jeanne d’Arc. Il n’a que de la tuerie. Nous dirons pourquoi. Bonaparte est une sorte de parodie sacrilège des Croisades. Il représente la Croisade pour rien.
Quelle est la part de la Renaissance, dans l’esprit et le corps du xixe siècle français ? Presque nulle. L’ignorance s’y répand largement par la démocratie, et elle gagne jusqu’au corps enseignant, par le progrès de la métaphysique allemande ; si bien que le primaire finit par y influencer le supérieur ; ce qui est le grand signe de toute déchéance. Lorsque le bas commande au haut, la hiérarchie des choses et des gens est renversée. Mon « presque » est motivé par quelques érudits et penseurs (notamment un Fustel de Coulanges, un Quicherat, un Longnon, un Luchaire), héritiers de l’esprit sublime qui remonta aux causes, tout le long du xvie siècle, par la fréquentation des anciens ; et aussi par quelques peintres (école de Fontainebleau) et sculpteurs (Rude, Puget, Carpeaux, Rodin) animés du feu de Rome et d’Athènes.
Quelle est la part de la Réforme, mêlée à sa fille sanglante la Révolution, dans l’esprit et le corps du xixe siècle français ? Considérable. Bien mieux, totale. Je comparerai ce bloc de l’erreur, réformée et révolutionnaire, à un immense quartier de roc, placé à l’entrée du xixe siècle français et qui en intercepte la lumière, réduisant ses habitants au tâtonnement intellectuel. Qu’est-ce en effet que le romantisme, sinon la Révolution en littérature, qui ôte à la pensée sa discipline et au verbe sa richesse avec sa précision. Car le clinquant n’est pas de l’or et Boileau l’a joliment dit..."