Soirées entre "compagnons d'infortune", à Lamalou.
De "Devant la douleur", pages 218/219/220 (continuation immédiate du texte précédent):
"...Le climat de Lamalou, accablant en été, est cependant propice à l'activité de l'esprit. Arrangez cela. En outre, parmi ses compagnons d'infortune, Alphonse Daudet rencontrait, en ce coin perdu de son Languedoc, des partenaires dignes de lui.
En première ligne, le philosophe Brochard et l'historien Auguste Brachet. Nous nous arrangions chaque année, eux et nous, pour nous retrouver ensemble à Lamalou. Ces causeries à quatre, dans la cour de l'hôtel, le jardin du casino et sur la route chaude, sont parmi mes plus chers souvenirs.
La maladie de Brochard donnait l'impression de l'accident; sauf cela, il était solide et robuste au physique et au moral.
Il la traitait en circonstance accessoire, avec une intrépidité parfaite. Chaque année sa diplopie augmentait et ce lui devait être une souffrance, car il aimait à contempler la beauté des femmes et des paysages et il lui fallait constater le retrécissement progressif de son champ visuel.
Sa voix demeurait forte, persuasive, détachant les périodes d'un argument comme les mots.
Il venait de publier son magistral ouvrage sur "Les sceptiques grecs". Nous en parlions. Les idées gagnent à sortir toutes chaudes d'un cerveau en ébullition, tel que celui de cet enseigneur incomparable. Il en est d'elles ainsi que des gaufres, qu'il faut savourer séance tenante.
Mon père lui disait : "Brochard, je vous tiens. Je suis faible en philosophie. Je n'ai jamais pu y mordre. Mais on dit que tout est dans Aristote. Expliquez-moi ce qu'est Aristote. Léon profitera de la leçon.
- Ah ! ah ! - Brochard souriait malicieusement - C'est un peu comme si vous me demandiez de vous expliquer en gros l'univers. Car Aristote est une de ces cervelles où tout s'est condensé et reflété. Néanmoins je vais essayer.
Sa manière d'exposer était si belle et si intéressante, si serrée et pleine d'horizons, que nous demeurions à l'écouter pendant deux, trois heures, sans lassitude.
Quelquefois nous l'interrompions pour demander une glose complémentaire. Cela l'enchantait : "Quels bons élèves !" Il levait les bras au ciel. Puis : "Vous savez qu'on nous regarde. Les gens se demandent : quel est ce pet-de-loup qui fait la classe à Alphonse Daudet ?"...